Depuis la fin du XIXème siècle, le sexe s’est inscrit dans les codes de la parfumerie alors qu’historiquement il n’était pas très prononcé. Aujourd’hui la parfumerie de niche ne donne pas de sexe à ses fragrances tandis que les grands groupes se sentent dans l’obligation de choisir un camp pour leurs marques établies. Seuls quelques grands lancements ont tenté l’aventure de l’unisexe : CK One avec une très belle réussite et d’autres avec des fortunes diverses. Aujourd’hui Hermès lance son nouveau parfum sans définir son territoire puisque les voyages n’ont pas de sexe.
Il était une fois
Depuis la nuit des temps, hommes et femmes se parfument avec des senteurs qui sont comme les anges. C’est avec la parfumerie moderne, née à la fin du XIXème siècle, que le sexe s’impose et que des familles quasi immuables vont se dessiner. Parfumeur pour Annick Goutal, Isabelle Doyen associe cette évolution à l’apparition des notes synthétiques qui « a accentué la possibilité d’orienter les parfums et de les sexuer ». Par convention, la répartition se fit selon une certaine logique : un parterre de fleurs pour les femmes et à l’homme des bois mais aussi des cuirs, une lavande proprette et la « fougère » (un accord masculin de lavande et coumarine). Un seul territoire est demeuré sans partage et a conservé le privilège de l’unisexe : l’immuable Cologne, originaire d’Italie. Aujourd’hui tout se complique avec la multiplication des hermaphrodites : l’homme fleur et la femme cuir !
Si les odeurs créent les genres, le packaging renforce cette perception. Le flacon masculin s’élance à la verticale tandis que le féminin est tout en courbes sinueuses, en rondeur, en douceur avec volupté.
Unisexe
Avec un nom qui oscille entre masculin et féminin, Jicky (1889) de Guerlain peut être perçu comme un transsexuel. Probablement conçu à l’origine pour les hommes, il devint trans-genre et, en raison de son fond chaud et sensuel magnifiant opoponax et surtout vanilline et coumarine, il se féminisa.

Oeuvre d’art, ambiguïté et rêve de parfum imaginaire s’incarnent dans Belle haleine, Eau de voilette (1921), oeuvre dadaïste de Marcel Duchamp historiquement vendue pour un montant de 8.913.000€ (collection Pierre Bergé chez Christie’s).

Photographié par Man Ray, Marcel Duchamp, travesti en femme à l’image de son double, Rrose Sélavy (Eros c’est la vie !), joue sur l’ambiguïté de ce personnage qui lui permit de changer de sexe. Sur un flacon existant de Rigaud fut apposée l’étiquette de ce parfum. Dans le jeu de mot se cache l’idée d’un bain de bouche où la discrète violette s’abrite en voilette.
Dans les années 1920, un nouveau style de femme apparaît. Victor Margueritte publie La Garçonne en 1922. L’héroïne, Monique Lerbier, vit librement, émancipée et scandaleuse. La mode suit le mouvement avec Chanel et Jean Patou qui s’intéresse à ce qui deviendra le sportswear tandis qu’il habille sur les courts Suzanne Lenglen. En 1929 le couturier lance, pour cette femme qui se réapproprie les codes masculins, un parfum qu’il veut unisexe. Baptisé « Le sien », il met en scène une égérie qui pratique un sport, comme « lui ».

Mais l’unisexe n’est pas une voie qui inspire les marques, la confusion des genres n’est pas encore de mise. Féminins et masculins sont créés, bien séparés. Les clivages ont la vie dure en parfumerie.
Des années 70 à aujourd’hui
Si l’aventure unisexe a tenté des marques, le plus souvent ce développement a eu un lien cohérent avec l’univers de mode d’un couturier ou d’un créateur.
Après voir sérieusement bousculé les codes en mode, notamment avec le port du pantalon associé à son smoking au féminin, Yves Saint Laurent a imaginé un parfum unisexe, une fragrance de fraîcheur pour elle et lui. Audacieuse, son Eau libre est lancée en 1974 avec une communication un peu à la Benetton avec une main blanche serrant une main noire. Cette mixité était sans doute trop en avance et le parfum ne réussit pas à s’imposer.
Très en phase avec son époque, Calvin Klein a commencé par des duos complémentaires pour elle et pour lui : Obsession et ses effluves de liberté sexuelle, Eternity aux senteurs de cocooning et Escape pour la fraîcheur d’un retour aux sources, vers mère nature. Le créateur, en observant le comportement de sa fille et ses copains dit la légende, eut l’idée en 1995 de CK One : un vrai unisexe frais à l’heure du thé (vert). Tout un univers intelligemment mis en scène accentuait la confusion des genres avec des jeunes où l’un était l’autre : filles en pantalon, garçons aux cheveux longs, sous l’oeil noir et blanc de Steven Meisel. Un prix accessible et une distribution atypique dans les Tower Records participèrent au succès. Une fragrance d’échange, de communautés, pour clans, tribus très bien identifiées par Michel Maffesoli en 1988 dans Le temps des tribus. Un CK Be en noir, frais et musqué, joua les prolongations avant que les parfums Calvin Klein ne reviennent aux duos traditionnels.


Dans la foulée, le succès planétaire de CK One fit quelques émules. Légitimement pour Paco Rabane qui avait approché le vêtement dans ce sens avec des modèles unisexes. Paco sera lancé en 1996 et suivi de Paco Energy en 1998, là surfant sur la vague du sport.
Dans la mouvance surréaliste, les parfums Dali ont toujours magnifié le corps. En 1996 est imaginé un hybride de menton d’homme et de bouche de femme : Dalimix, un parfum frais et fruité pour lui et pour elle.

Dans sa mode, Jean Paul Gaultier a toujours été en quête de rencontres, d’échanges, voire de fusion entre les sexes. Ses femmes portent la culotte comme des garçonnes des années 80 tandis que ses hommes osent la jupe, passant, pour rester à carreaux, par la case rassurante du kilt. En 1985, il signe une collection emblématique : Garde-robe pour deux. Quand il a imaginé son premier parfum, il a tout de suite pensé à la voie de l’unisexe, mais en a été dissuadé pour démarrer son histoire parfumée avec des piliers plus classiques. Quelques parfums (dont de grands succès comme Le Male) plus tard et vingt ans après la garde-robe pour deux, il choisit de créer en 2006 un parfum unisexe avec la belle idée de deux flacons qui se rencontrent, s’attirent et s’aimantent. Baptisé Gaultier 2 (prononcer Puissance 2) le parfum donnera son nom (un peu compliqué) à une ligne de vêtements unisexes. Signée Francis Kurkdjian, la fragrance s’est posée dans un registre d’attraction, de désir avec des notes d’ambre, de musc et de vanille. Un parfum de séduction à double exposition.

En 2006 Benetton lance trois parfums ; un Man, une Woman et un troisième genre : Unisex, une fragrance imaginée comme un tee-shirt, vêtement emblématique de l’asexualité. Qui dit tee-shirt dit coton d’où une fragrance à base de fleur de coton entourée de bambou, gaïac et muscs. Si le tee-shirt est unisexe, les parfums jeans de Benetton sont eux restés masculins et féminins tout comme les fragrances Jeans de Versace alors que ce vêtement est aussi un des fondamentaux de l’unisexe.
Dans ses collections sous son nom, Karl Lagerfeld privilégie la simplicité, il va à l’essentiel. Il aime le noir, le blanc et n’hésite pas à jouer d’une certaine ambiguïté masculine dans ses silhouettes féminines. Il dit avec humour : « Tout le monde a une tête, deux bras, deux jambes » d’où le parti pris d’unisexe dans sa collection de parfums Kapsule (2008). Une édition en trois volumes (veste, jean, chemise ?) écrites en trois familles : Light, Floriental, Woody, que ce soit pour elle ou lui.

Pour les vingt ans de Kenzo en parfumerie (2008) a été lancé en édition éphémère un unisexe, inscrivant l’histoire de ce mixte autour d’une thématique baba bobo, hommage à une époque de liberté. Annick Ménardo a composé joliment ce Kenzo Vintage dans un esprit oriental. Une tête mandarine se pose sur un coeur cèdre, héliotrope sur un fond sensuel de fève tonka, musc et vanille. Quant au flacon, il affiche le symbole « peace and love » en relief.

Aujourd’hui le nouvel Hermès emporte au loin. Les voyages n’ayant pas de sexe, Jean-Claude Ellena, parfumeur maison, a mis l’aventure en bouteille sans la définir sexuellement (une démarche qu’il affectionne pour les Jardins ou pour les Hermessences, des créations plus confidentielles). Le parfumeur a voulu un parfum à partager, il sera pour elle et pour lui. Il a choisi, comme à son habitude de prince des haikus parfumés, une écriture simple et fraîche autour de quelques notes : verte angélique, baie de genévrier, bois, muscs… Pour cette envolée belle, un flacon aux allures d’étrier tourne autour d’un axe, ludique. Bon vol à Pégase.

No sex
Les marques de niche ont une approche différente. Sans se préoccuper des genres, leurs parfums sont pure création. Les cibles ne sont pas identifiées dans une fourchette d’âge (ah les mots élégants du marketing qui inscrivent le consommateur dans des cases). Ne communiquant pas ou peu pour la plupart, elles n’ont donc pas la nécessité de se trouver des égéries au féminin ou au masculin pour le rêve et l’identification. Le flacon est générique à la marque (Serge Lutens, Frédérique Malle, Diptyque, The different Company,…) et le plus souvent sobre et épuré. Seule exception chez Annick Goutal où figurent deux versions de flacons : un masculin puissant, géométrique et sobre (très élégant), le féminin tout en rondeur et bouchon doré. Un même parfum peut être disponible dans les deux flacons comme le joli Mandragore ; l’étonnant Sables (fleurant merveilleusement l’immortelle de l’île de Ré) semble poursuivre sa belle route uniquement au masculin. Les marques de niche pratiquent le no sex, le choix se porte essentiellement sur le parfum sans a priori et sans famille.


L’égalité des sexes n’est pas pour demain en parfumerie.
toujours très très agréable de te lire
XXXX
Moby
Si les odeurs créent les genres, le packaging renforce cette perception. Le flacon masculin s’élance à la verticale tandis que le féminin est tout en courbes sinueuses, en rondeur, en douceur avec volupté.
L’univers du parfum est un milieu qui m’est totalement étranger. Je suppose que selon les nez, certaines odeurs sont plus agréables que d’autres, et j’ai pu constater qu’un même parfum n’avait pas nécessairement la même odeur selon la peau qu’il habillait.
Mais depuis le lancement et l’échec du parfum bon marché BIC qui cassait tous les traditions marketing, je me demande si c’est la fragrance d’un parfum qui compte ou l’image que s’en fait le consommateur.
Il sentait vraiment si mauvais que ça le parfum Bic ?
Passionnant article qui me donne envie de (re)lire Victor Margueritte et de savoir ce qu’est devenue la marque Dali!
Merci.