Par E.C
Ben Affleck, le grand vainqueur des Golden Globes 2013, l’a bien dit dimanche soir : “Paul Thomas Anderson est comme Orson Welles”. Une façon de déplorer l’absence injuste de nominations aux Golden Globes pour ce jeune prodige héritier de Kubrick et assurément nouveau maître des générations à venir. Devant The Master, la fascination, la conscience d’être face à un chef-d’œuvre qui va marquer l’histoire du cinéma sont telles qu’elles vous étouffent presque et laissent certains spectateurs étourdis, au bord du malaise. There Will Be Blood, véritable coup de tonnerre, nous avait cueillis par surprise, mais The Master marque le début d’une nouvelle ère, celle d’un Paul Thomas Anderson maître de la planète cinéma qui, comme le grand Welles défie les conventions et impose un nouveau jeu, avec des règles qui lui sont siennes.
Le sujet est familier depuis longtemps à ceux qui suivent le cinéaste : il s’agit des origines de la scientologie, la dianétique – ici rebaptisée « La Cause » – dans une Amérique profondément secouée par la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit là que d’une toile de fond, d’une couche de peinture en quelque sorte, qui ne saurait masquer le sujet principal. Comme Magnolia et There Will Be Blood, The Master est avant tout une réflexion sur la relation Père-Fils. Tous trois ont en leur centre une figure imposante de Père-tyran ou en tous cas d’autorité paternelle indiscutable. Dans There Will Be Blood, Anderson traitait de la violence du Père exercée sur le Fils. Sourd par la faute du Père, abandonné par le Père, puis renié par le Père, l’enfant y était clairement une victime qui trouvait cependant les moyens de s’en sortir grâce à une bonté profonde et salvatrice.
Dans The Master, les liens qui lient Freddy au Maître sont en apparence moins violents. Comme dans There Will Be Blood, le Père et le Fils se trouvent, se reconnaissent, et s’adoptent. Mais là où l’absence de liens du sang avec son garçon constituait un obstacle pour le monstrueux Daniel Plainview (Daniel Day-Lewis), le Maître (Philip Seymour Hoffmann), lui, n’y songe pas une seconde : Freddy (Joaquin Phoenix) est son fils, bien plus que son fils biologique ne l’est. Car Freddy, croit en lui, Freddy a besoin de lui parler, de l’écouter, de se faire malmener par lui.
Dès l’instant de leur rencontre, sa vie est structurée par son désir de servir ce Maître, et d’attaquer quiconque le menace, car ce père là est bien plus fragile qu’on ne veut le croire. L’amour est grand entre les deux hommes qui partagent le goût de l’alcool, un tempérament immaîtrisable, et un amour du rire pour fuir l’angoisse… C’est bien pourquoi la relation entre les deux hommes fait si peur à Peggy (Amy Adams), épouse du Maître qui fait figure de dame de fer. Elle voit en Freddy un être primitif qui incarne un danger de régression pour son époux. Freddy doit donc être domestiqué, ou écrasé.
La dernière entrevue des deux hommes est un double de la scène déchirante de There Will Be Blood dans laquelle Daniel Plainview rejetait définitivement son fils. La mise en scène de l’espace est similaire. Le Père est encore et toujours en position d’autorité : assis derrière son bureau. Mais, alors que le fils Plainview se tenait droit face à lui, debout et rebelle, Freddy est, lui, assis sur sa chaise, cassé en deux, et recroquevillé comme un pantin.
Il est difficile de décrire le travail hors du commun accompli par les deux acteurs principaux : Joaquin Phoenix et Philip Seymour Hoffman. Phoenix évoque fortement Marlon Brando, il déforme son visage et désarticule son corps au point de devenir bossu. Dans les scènes d’exposition, on n’est pas loin de penser aux singes du 2001 de Kubrick, Anderson représentant lui aussi un état primitif de l’humanité. Les autres marins vont d’ailleurs jusqu’à jeter des bananes au simiesque Freddy. Hoffman oppose aux outrances de Phoenix un jeu si naturel et anti-spectaculaire qu’il peut déconcerter. Or c’est la combinaison des deux qui fait la grandeur du film.
La scène de l’interrogatoire de Freddy par le Maître vous tient au bord de votre siège, dans un état de tension physique et nerveuse : qui des deux va-t-il gagner ? Au-delà de Freddy et du Maître, c’est un jeu de défis que se lancent Hoffman et Phoenix. Chacun relance l’autre, déclenche une expression, un tic. Paul Thomas Anderson règne sur ce pas de deux comme un chorégraphe génial. Tendue et sèche, la mise en scène se fait lyrique lors du flash-back qui révèle un instant décisif du passé de Freddy : les gros plans sur le visage de la jeune fille qu’il a aimée jadis sont caressants et lumineux, la caméra est mobile, c’est un instant mélancolique et tendre qui rompt brutalement avec le reste du film.
Ce film, c’est la musique de Jonny Greenwood, le guitariste de Radiohead, qui le résume le mieux. Déstabilisante au début, elle instaure un climat ambigu qui définit le film. Les sons se désarticulent comme le corps de Freddy, et ne s’harmonisent que lorsque l’état d’esprit du personnage est plus cohérent. On pense là encore à Kubrick et à 2001 : The Master est une odyssée mentale.
Mais attention : le cinéaste a sans aucun doute des influences, mais il les adapte à son univers et les façonne comme il l’entend. Il n’y a qu’un seul maître à bord de ce navire, et son nom est Paul Thomas Anderson.
Viddy Well.
Voir la bande-annonce de The Master
C’est on ne peut plus juste ! Quel dommage que la presse spécialisée se laisser abuser par l’esbroufe tarantinienne, plutôt que de s’employer à prendre la juste-mesure de ce chef-d’oeuvre ! Au scepticisme de certains quant à l’impact “physique” que peut avoir ce film sur son spectateur, il n’y a qu’un seul remède: l’expérience ! On en ressort durablement bouleversé, avec le sentiment d’avoir eu un contact prolongé avec une grande oeuvre d’art …