En montagne, chaque watt compte

9e étape du Tour 2011. Stefano Rellandini / Reuters

9e étape du Tour 2011. Stefano Rellandini / Reuters

Le dopage avance, recule ou fait-il du surplace? Les contrôles positifs, comme celui (pas le plus inattendu) du Russe Alexandre Kolobnev, ne permettent pas de le dire. Ils sont trop isolés, les contempteurs du cyclisme y voient le signe que ce sport n’est qu’une farce et ses défenseurs le signe que les tricheurs finiront tous par tomber.

Il y a les observations que font les autorités sportives ou de la lutte antidopage sur la base des prélèvements sanguins effectués toute l’année, et qui montrent une nette tendance à la baisse des paramètres anormaux chez les coureurs.

Une autre méthode, du domaine des sciences physiques, consiste à calculer les puissances développées aux différents échelons du peloton, et à les comparer d’une année sur l’autre. C’est ce que fait l’ingénieur Frédéric Portoleau. Ses calculs, qu’il explique ci-dessous, ne permettent pas de pointer du doigt des coureurs dont les performances seraient hors-normes, d’autant plus qu’ils n’expriment pas la puissance réelle mais la puissance théorique. Ils offrent toutefois une vue d’ensemble de la force des leaders.

Ses chiffres sont critiqués parce qu’ils sont faits devant la télévision mais lorsqu’il les compare avec ceux des capteurs de puissance mis en ligne par le fabricant SRM, la marge d’erreur n’est pas supérieure à celle des instituts de sondage.

Frédéric Portoleau a écrit avec Antoine Vayer, l’ancien entraîneur de l’équipe Festina, le livre «Pouvez-vous gagner le Tour?». Sur la base de ses calculs, Antoine Vayer tient une chronique dans Le Monde durant ce Tour de France. Frédéric Portoleau publiera sur ce blog ses calculs après les Pyrénées et les Alpes, comme il le faisait ces dernières années sur le site Cyclismag. Je lui laisse la parole.

«La notion de puissance est assez simple à comprendre. Pour un système mécanique en rotation comme un pédalier, la puissance est égale au produit du couple moteur, lié à la force appliquée sur les pédales, par la fréquence de rotation (vitesse). Un coureur en très grande forme qui dispose d’un fort potentiel physique va mettre un grand braquet et tourner vite les jambes: sa puissance sera élevée. A l’opposé, un coureur fatigué ou relativement limité physiquement va, sur le même terrain, diminuer sa fréquence de pédalage ou mettre le petit plateau, sa puissance sera plus basse.

On peut évaluer la puissance de deux façons: soit en mesurant avec des capteurs au niveau du pédalier ou de la roue arrière le couple et la fréquence de pédalage, soit en la calculant de manière indirecte par simulation. La mesure directe par capteur est disponible sous des conditions météo variées (avec ou sans vent) et pour toutes les durées d’effort, instantanée sur quelques secondes à plusieurs heures.

Limites et zones de précision

Le calcul indirect par simulation présente plus de limites que la mesure directe par capteur.

La principale difficulté provient de l’estimation des frottements aérodynamiques et de l’absence de donnée précise sur la vitesse du vent. Il faut donc des conditions de course où les frottements de l’air apparaissent relativement faible par rapport aux autres forces que doit vaincre le cycliste, en particulier la pesanteur. Par conséquent, seule la puissance sur des efforts relativement longs en montagne, sur des pentes fortes et à l’abri du vent, peut être estimée avec assez de précision. L’idéal est une pente supérieure à 6%, une vitesse inférieure à 25 km/h, une force de vent sur l’échelle de Beaufort terrestre de 1 ou 2, un cycliste qui roule seul et ne profite pas de l’aspiration, une route forestière et en lacets (nombreux changements de direction) pour diminuer l’impact du vent.

L’image ci-dessous présente un exemple du choix de la bonne zone de mesure pour la puissance sur le col d’Izoard. Cette zone se situe entre les points 3 et 4 de Brunissard à la Casse déserte, surligné en vert.

Dans le cyclisme d’aujourd’hui, les équipes des leaders contrôlent la course en cours d’étape et ce n’est que dans la dernière ascension que les meilleurs donnent leur pleine mesure. Sur ce Tour de France, c’est donc dans les montées de Luz Ardiden, du plateau de Beille et de l’Alpe d’Huez que nous aurons les calculs les plus précis de la puissance développée par les premiers du classement général.

Le principe du «coureur étalon»

En plus de l’erreur de mesure due à l’évaluation des forces de frottement, la masse des coureurs n’est pas connue avec assez de précision. Ils peuvent se déshydrater en cours d’étape et perdre quelques kilogrammes. Le nombre de bidons portés est variable.

Pour toutes ces raisons, nous préférons calculer la puissance d’un «coureur étalon» de 70 kg avec un équipement de 8 kg. Cette valeur est utilisée pour faire nos comparaisons.

Le «coureur étalon», de 78 kg avec son vélo, est le témoin de l’évolution des performances. C’est comme si on plaçait un coureur fictif dans le peloton en regardant la puissance qu’il doit développer pour suivre les meilleurs coureurs du Tour de France. Cela donne une échelle de performance en watts. Si un coureur pèse en réalité moins lourd (comme les plus grands favoris du Tour), sa puissance réelle développée pour grimper sera inférieure. S’il est plus lourd (comme l’Allemand Tony Martin), elle sera supérieure.

Un bon coureur de 70kg peut développer 1.200 watts pendant 15 secondes, 450 watts pendant 6 minutes, 400 watts pendant 30 minutes. Sur le triathlon d’Hawaii, la puissance sur la portion de vélo a déjà été évaluée pour le vainqueur à 300 watts pendant cinq heures. Plus la durée d’effort est longue, moins la puissance moyenne est élevée.

Cette grandeur permet de mettre en évidence les grands exploits ou les défaillances des coureurs du tour de France. En 1996, le quintuple vainqueur Miguel Indurain ne développa que 325 watts sur les derniers kilomètres de la montée des Arcs au moment d’une défaillance mémorable alors qu’un an plus tôt, lors de sa cinquième victoire, il se situait à plus de 500 watts au cours de la montée de La Plagne.

Contador, Frank Schleck et Rodriguez, les rapides du printemps

Le suivi des performances du vainqueur du Tour (puissance théorique avec un coureur étalon) montre que les niveaux les plus élevés ont été atteints au milieu des années 1990, lorsque l’usage de l’EPO était répandu dans le peloton. Après 1998, le niveau a subitement baissé, avant de remonter et de se stabiliser depuis l’an 2000 à un niveau légèrement inférieur aux années EPO.

Mes calculs sur la première partie de la saison 2011 montrent des chiffres de puissance élevés avant même le Tour de France, en vue duquel les coureurs sont censés progresser. Tous les chiffres suivants sont donnés pour un coureur étalon, 78 kg avec vélo, témoin des performances.

Lors du Critérium International, une course par étapes sur un week-end disputée fin mars en Corse, Frank Schleck a développé une puissance théorique de 445 watts pendant une grosse demie heure sur une seule ascension. S’il parvient à ce niveau dans les Pyrénées, il ne devrait pas être loin des meilleurs.

Sur le Tour d’Italie, au printemps, Alberto Contador s’est baladé face à une concurrence qui n’a pas développé des puissances extraordinaires. L’Espagnol, qui a devancé de plus de six minutes les Italiens Vincenzo Nibali et Michele Scarponi (absents sur le Tour), a réalisé ses meilleures performances athlétiques en montagne sur la montée vers le Grossglockner (429 watts) et lors du contre-la-montre en côte de Nevagal (433 watts). Lors de sa montée victorieuse de l’Etna, la force du vent ne nous permet pas de fournir une puissance assez précise. Lors de la montée de la Gardeccia, à l’issue d’une des étapes de montagne les plus longues et difficiles de ces dernières années, il a logiquement baissé de niveau mais développé malgré tout 404 watts en moyenne, ce qui lui a suffi à lâcher tous ses adversaires.

Sur l’ensemble du Tour d’Italie, Contador est apparu au même niveau qu’au Tour de France 2010 et à un niveau moindre que sur le Tour 2009. Avec des adversaires plus coriaces, il aurait certainement amélioré sa moyenne.

Les concurrents de Contador, souvent des poids plumes, n’ont pas dépassé les 410 watts de moyenne en puissance étalon sur les quatre cols étudiés. Rujano et Scarponi ont développé 408 watts tandis que Gadret et Nibali se sont contentés de 400 watts.

Dans le Critérium du Dauphiné, en juin, la meilleure performance en montagne a été réalisée par l’Espagnol Joaquim Rodriguez (Katusha), qui ne dispute pas le Tour et avait donc atteint son pic de forme. Dans le collet d’Allevard, avec ses 11,7 km à 8.22% de pente moyenne, ce pur grimpeur a développé 457 watts de moyenne pendant 32min05s, en puissance étalon. Pour une course en ligne, je n’ai jamais mesuré un tel niveau de performance sur un Dauphiné, même à l’époque de Lance Armstrong.

Kern et Voeckler à leur plus haut niveau

Vainqueur du Dauphiné, Wiggins avait retrouvé son niveau de 2009 qui lui avait permis de finir quatrième du Tour. Mais il a abandonné le Tour de France sur chute lors de l’étape s’achevant à Chateauroux.

Wiggins a développé 442 watts sur le collet d’Allevard. Avec respectivement 445 watts et 426 watts, les coureurs d’Europcar Christophe Kern et Thomas Voeckler, l’actuel maillot jaune, n’ont jamais été aussi forts en montagne.

Avec 439 watts, Jean-Christophe Péraud, co-leader d’AG2R sur ce Tour, continue de progresser par rapport au Critérium International (423 watts sur la montée de l’Ospédale) et à Paris-Nice (405 watts au col de la Mure). David Moncoutié et Jérome Coppel ont aussi fait de belles ascensions mais sont plus proches de leurs potentiel habituel.

Ces performances dans le collet d’Allevard ont aussi été permises par la vitesse modérée de l’ascension précédente, le col du Grand Cucheron, à 350 watts de moyenne seulement. Les coureurs ont abordé le dernier col avec une certaine fraîcheur. De plus, l’ascension a été lancée sur une allure très soutenue avec un relais d’Edvald Boasson Hagen, le puncheur norvégien vainqueur à Lisieux: l’équipier de Wiggins a lessivé le peloton avec une puissance étalon de 490 watts pendant 10 minutes.

Le lendemain, l’ultime ascension du Dauphiné, vers la Toussuire a été gravie moins vite. Sur la portion basse du col, le Néerlandais Robert Gesink, maillot blanc du Tour, a développé 420 watts avant de se faire reprendre par le groupe des favoris.

Le Tour de Suisse était la dernière course par étapes de préparation au Tour de France et a marqué le retour en forme de Damiano Cunego, le grimpeur italien vainqueur du Giro en 2004. L’Italien a développé lors de l’ascension de la Grosse Scheidegg 390 watts de moyenne pendant 48 minutes et 33 secondes sur l’ensemble du col. Ce n’est pas extraordinaire mais son accélération sur le haut du col (5,5 km à 9,2% de pente moyenne) l’est davantage: 421 watts pendant 17min33s. Il a ainsi pris du temps à tous ses adversaires mais a fini par perdre le Tour de Suisse face à Levi Leipheimer, dans le dernier contre-la-montre.

Pour ce qui est des autres favoris, nous manquons de repères. Andy Schleck n’était pas à son meilleur niveau lors du Tour de Suisse et n’a jamais semblé donner sa pleine puissance. Ivan Basso a dit sur le site Cyclingnews avoir développé 440 watts au seuil (puissance réelle) lors d’un test physique avant le départ du Tour. La puissance au seuil est celle que peut développer un coureur sur un effort prolongé car il est juste en-dessous de la zone rouge, celle qui va faire exploser ses jambes et son cœur.

Les chiffres de la première partie de l’année montrent que le niveau athlétique devrait être plus élevé cette année qu’en 2010. Il pourrait y avoir des coureurs à 450 watts en puissance étalon sur les ascensions clés du Tour de France : Luz-Ardiden, plateau de Beille et l’Alpe d’Huez. »

Frédéric Portoleau

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