C’est une drôle de série. Un programme court, plus précisément. Deux types en maillot de bain y causent de leurs petits traquas quotidiens, de leurs familles, de leurs gosses, de l’entrainement — ils sont dans les vestiaires d’une piscine. Ça ne saute pas aux yeux, mais celui de gauche a les jambes atrophiées, et celui de droite a un bras légèrement déformé. Autour d’eux, les autres sportifs perdent la mémoire, parlent difficilement, sont brûlés… bref, ils sont handicapés, d’une manière ou d’une autre. Et ça nous fait rire. Pas que nous soyons médisants ou sadiques. Non, ce qui nous fait rire, c’est la bonne humeur de ces types hilares, qui n’ont pas eu de chance à un moment de leur vie, mais qui sont finalement exactement comme nous : plein d’autodérision. Vestiaires, lancée hier après le 13h de France 2 (dans le cadre de la Semaine National pour l’Emploi des Personnes Handicapées), fait beaucoup parler d’elle, à juste titre : cette pastille de 2 minutes n’est pas à se tordre de rire, mais elle désamorce brillamment un sujet super casse-gueule, le handicap, ose aller assez loin — l’air de rien — et réussit à rendre ses personnages attachants. Ses créateurs, Fabrice Chanut et Adda Abdelli (qui joue aussi dans la série), partagent le handicap de leurs personnages — ou presque. J’ai pu les rencontrer, accompagné d’un de leurs acteurs amateurs, Luc Rodriguez. Voici mon interview.
Comment est née l’idée de Vestiaires ?
Adda Abdelli : Ça fait un bail que nous nous entrainons ensemble à la même piscine. On voulait monter quelque chose ensemble, en tant que scénariste et comédien, mais nos familles, la vie en général, ne nous en n’avait pas laissé le temps. Et puis un jour, on était en train de se changer dans les vestiaires…
Fabrice Chanut : Et là on s’est rendu compte qu’il y a un décalage dingue entre la façon dont un valide et un handicapé racontent leur journée. Juste en entendant nos partenaires de club. Comme on étaient engagés dans des projets plus lourds à côté, on s’est dit qu’on ferait simple : début, milieu, fin, deux minutes, sec, direct, si possible marrant. On en a mis six ou sept par écrit…
C’est donc inspiré de votre quotidien…
A.A : Bien sûr. Fabrice a décroché plusieurs médailles en natation handisport, je nage aussi, et beaucoup des figurants sont de vrais membres de notre club marseillais.
F.C : C’est tellement inspiré de notre quotidien que nos amis et nos familles font gaffe à ce qu’ils disent maintenant…
Quelle a été votre démarche ? Y’a-t-il eu une envie de changer le regard des gens sur le handicap ?
F.C : Pas du tout. Notre logique, c’est de développer notre univers atypique, que nous connaissons sur le bout des doigts, mais qui n’est pas familier pour tout le monde. Et d’en rire. On a présenté une première version au Festival International du Film d’Aubagne, et on s’est fait repérer…
France 2 ne vous a jamais dit que votre regard sur le handicap avait joué dans leur choix ?
A.A : Des gens sont venus nous voir, et nous on dit qu’ils se payaient régulièrement la tête de leurs amis handicapés, dans l’intimité, entre eux. Par contre, en public, impossible. L’idée de Vestiaires, c’est de banaliser ça, non pas de permettre toutes les moqueries du monde, mais après tout, on se moque bien du « travail d’arabe » sans être raciste ! Il faut décrisper cet humour. J’ai l’impression que rire du handicap, ça reste un tabou…
Luc Rodriguez : Ce qu’il faut dire, c’est que malgré tout, nous sommes des gens entier.
F.C : Voilà. Tout est dit. On paye Luc pour dire juste une phrase, le mot juste. C’est fait (rires).
Toute comédie repose sur un décalage, une exagération de la réalité. Accentuez-vous l’histoire de vos personnages ?
A.A : Bien sûr ! Il faut rappeler en permanence que nous sommes dans la fiction : quand le personnage de Caroline perd la mémoire toutes les trente secondes, c’est exagéré, quand on ne comprend pas un seul mot de ce que dit Luc, c’est exagéré… moi je suis en fauteuil dans la série, et dans la vie je marche avec des béquilles ! Ça va être un de nos défis majeurs, que les gens ne confondent pas réalité et fiction… C’est une série écrite, ce n’est pas un documentaire !
Justement, comment naissent vos blagues ?
F.C : Nous avons des humours très complémentaires. Adda à un humour fédérateur, qui fait rire tout le monde, moi je préfère expérimenter, pousser la gène, provoquer…
A.A : Moi j’ai un humour bar-mitsva, lui un humour Borat !
F.C : Il faut « déranger » une seconde pour faire rire après. C’est comme ça que fonctionnent les handicapés entre eux. Entre deux personnes « handis » intimes, ça peut aller beaucoup plus loin que dans la série.
Comment dépasse-t-on la blague sur le handicap, pour faire rire et émouvoir sur les personnages ?
F.C : On cache derrière les vacheries beaucoup d’affection, et une notion importante de clan, de famille, renforcée par la taquinerie.
A.A : On parle de handicap depuis tout à l’heure, mais la problématique de la série est universelle : pour avancer, il faut assumer ce que tu es. Ça ne veut pas dire qu’on accepte tout. Je suis en maillot de bain dans la série, mais l’autre jour, à la plage, j’ai préféré garder mon pantalon (Adda Abdelli a les jambes « atrophiées », comme insiste son personnage dans la série, ndlr). Ce n’est pas forcément facile, mais il faut s’assumer. Et si tu t’assumes, les gens te regarderont et assumeront leur regard. Ça enlève de la gêne.
Justement, vous êtes en maillot de bain dans Vestiaires. Ce n’est pas anodin !
F.C : Oui, c’est vrai que la symbolique est importante. Ce sont des types qui se mettent littéralement à nu…
L.R : Je veux dire autre chose. Qu’on soit en polaire ou en maillot de bain, le handicap, tu le vois quand même…
F.C : Certes, mais c’est plus fort en maillot… Je revoyais les rushs d’un épisode où un de nos amis, John, qui est brûlé à 90%, apparaît. C’est un moyen puissant de dire qu’avec le temps, la vie prend le dessus.
A.A : Le mot qui convient le mieux, c’est « frontal. » Y’a pas de chichis, on livre tout. Si une fois que le téléspectateur a dépassé ça, il y a encore des blagues qui le font rire, alors c’est réussi. C’est comme s’habituer aux blagues des Québécois. Avec le temps, on comprend leur accent… On fait le pari qu’avec le temps, l’intelligence et l’œil s’habituent à tout. Au bout de quatre ou cinq épisodes, on doit oublier qu’un personnage n’a qu’un bras, que l’autre est en siège, etc.