Treme, oui… mais !

Ceux qui lisent de temps en temps ce blog savent que je suis un fan de Treme, et que j’élève même, quand mon humeur est accordée sur les trompettes, la série de David Simon au rang de chef d’œuvre. Or, ces derniers temps, j’ai affronté une certaine résistance de la part d’une partie de mes collègues, pas franchement convaincus par cette plongée dans la Nouvelle-Orléans post Katrina. Comme leur voix trouvait un échos particulier dans la presse internationale (voir ce solide argumentaire forwardé par un de ces collègues, Guillaume Regourd), j’ai décidé de faire un “pour / contre Treme.” Étonnant de retrouver cette série dans cette catégorie habituellement réservée aux plaisirs coupables (et donc condamnables). Mais n’est-ce pas le propre des grandes œuvres que de susciter le débat ?

Caroline Veunac, journaliste pour L’Hebdo Séries, n’est pas convaincue…
“Difficile d’avouer qu’on n’aime pas vraiment Treme. HBO, David Simon, La Nouvelle-Orléans post-Katrina : avant d’avoir commencé, la série portait déjà l’auréole du chef d’œuvre incontestable. Et j’avais très envie d’y croire. Mais après une saison et des poussières d’efforts studieux, me voilà forcée de me confesser : je m’ennuie. Quand je lance un épisode, j’ai l’impression de faire mes devoirs. Pourquoi ? Et bien pour le dire simplement, lorsqu’il s’agit de fiction, je ne suis adepte ni des tracts militants ni des livres d’images. Pas de chance, Treme est beaucoup des deux. Ce que j’aime, c’est qu’on me raconte une histoire. Ce qui me bouleverse, c’est qu’on me donne accès par l’invention à une réalité complexe, visible et invisible. Pas qu’on me dise quoi penser.
Les intentions de Treme sont inattaquables. Mais dans son application à dénoncer les scandales politiques qui ont préparé les conditions de la catastrophe, condamné à l’abandon les habitants de la ville, et qui minent encore aujourd’hui sa reconstruction, la série oublie de poser les enjeux d’un récit dont, pourtant, elle ne se détourne jamais complètement. Quitte à délaisser la narration classique, on aurait voulu que Treme soit plus radicale, s’inspirant du langage musical qui l’irrigue pour créer une forme télévisuelle inédite, de la free série en somme. Mais elle se contente d’une chronique impressionniste molle, où les scènes orchestrales (dont certaines formidables, notamment les parades de rues captées avec ferveur) ne sont là que pour faire tenir ensemble des bouts de narration à l’intérêt variable, souvent plombés par l’idéologie.
Les personnages ne sont pour la plupart que des discours sur pattes, dont la démarche est alourdie par de très gros sabots : mention spéciale à l’agitateur joué par John Goodman (dont la disparition, soyons fairplay, donne lieu à l’une des grandes scènes de la série) ; au chef indien réac (Clarke Peters) – plus caricatural tu meurs ; et à la chef déracinée (Kim Dickens), dont les aventures new-yorkaises sont risibles de prêchi-prêcha. Quant au quartier de Treme, il n’est jamais traité autrement que sous l’angle d’un tourisme alternatif destiné à vanter, par une métonymie facile, le mérite de ses habitants : regardez comme on mange bien, comme la musique est bonne, comme les gens sont formidables. A d’autres, on ne pardonnerait pas cette simplification.”

Je suis captivé, malgré tout…
“Drôle de “pour / contre” décidément : j’entends parfaitement les arguments de Caroline. Treme prend parfois des airs de tract. C’était le principal défaut de saison 1, portée par le pourtant génial John Goodman, qui en faisait des tonnes dans la tirade politique. Treme est parfois un livre d’images, aussi. Mais quel livre ! Quelles belles images, à la fois émouvantes et dures, poétiques et violentes. Treme est une pub pour la Nouvelle-Orléans et pour ses gens ? Sans doute, mais peut-on lui en vouloir ? Pour avoir mis les pieds, ne serait-ce que 48h, dans la Big Easy, j’ai ressenti cette vibration unique, cette couleur, cette odeur que la série transcrit si bien. Si tout cela échappe à ceux qui ne connaissent pas la ville, c’est fort dommageable, mais je veux croire que David Simon et ses collègues savent partager et faire aimer la crescent city et sa culture par le simple pouvoir des images. Et d’ailleurs, pourquoi se priver de montrer une culture, de la magnifier ? Poussons le bouchon : si Treme est un dépliant touristique, où est le mal ? Il m’arrive de regarder avec passion des émissions de voyage, après tout…
Bref. J’accepte les premières critiques de Caroline, et je les embrasse volontiers. En revanche, je ne suis pas d’accord avec la suite. Je vais personnellement au-delà des lourdeurs de Simon, au-delà des personnages parfois too much, au-delà du didactisme de certaines pistes narratives. Si je perds mon sens critique face à Treme, ce n’est pas seulement parce que je vénère le brio de David Simon, c’est aussi parce que je me suis laissé aspirer par cette série. Parce que j’y vois la vie, la vraie, j’y entends de vrais sons, de vraies notes, j’y sens de vraies odeurs, j’y vois de vraies couleurs. Y’a-t-il une seule série qui soit aussi proche du rythme de la vie que Treme ? Certains n’y voient qu’artifices, j’y vois une suite de tranches de vies, jetées là parfois sans but précis, mais captivantes dans leur intensité et leur justesse de ton. Pour moi, Treme respire, hésite, bavarde, hurle, avance, recule, laisse le vide exister, exagère puis se tait. Comme la vie.
J’aime aussi Treme pour la beauté de ses acteurs — Melissa Leo ! Lucia Micarelli ! — d’un naturel puissant, pour la force de sa musique (je comprends que ceux qui n’aiment pas le jazz soient au supplice. Ma chance, c’est que je l’aime), et pour son amour pour la culture de la Nouvelle-Orléans et la culture en général. Oui, Treme fait du name dropping en invitant les jazzmen, oui elle a parfois un côté “concert de soutient aux victimes de Katrina”, oui elle en fait des tonnes. Mais je suis de ces gens — et de ces critiques — qui sont émus par ceux que la passion fait avancer. Treme a la maladresse de ceux qui sont passionnés, et qui du coup en oublient parfois de s’appliquer, en font trop aussi. Cette maladresse amoureuse déborde pour moi de vérité émotionnelle et de grandeur artistique. Alors oui, j’admets volontiers que Treme n’a pas l’incontestable génie de The Wire, mais elle demeure un chef d’œuvre sériel, qui a su pour moi dépasser les critères critiques pour imposer son âme, comme le bon temps rouler sait faire oublier la violence et la misère de la Nouvelle-Orléans.”

Image de Une : Treme, HBO/Orange Cinéma Séries.

5 commentaires pour “Treme, oui… mais !”

  1. OUI !

  2. Ouh que la dent est dure de la part de Carlone Veunac.
    Treme une série touristique ? une chronique impressionniste molle ? Albert Lambreaux, un chef indien réac ? Mon Dieu, mais on ne voit décidément pas la même série. Que dire du symbolisme pudique que reflète le geste de coudre ou même d’investir des HLM inoccupés. Est-ce cela être réactionnaire : demander le droit au logement ?

    Je suis assez d’accord avec votre vision Pierre : Treme est une série vivante pour laquelle je ne vois guère de défauts. Oui, les épisodes sont longs… mais quel bonheur, quelle fluidité, quelle apparente simplicité alors que les choses sont beaucoup plus complexes. Comme la vie exactement…

    Bien sûr que Treme est une série politique, et cela change tellement des nombreuses séries policières, judiciaires ou médicales qui sont recyclées à la tonne. Tout comme The Wire ou Ken Loach, rares sont les fictions qui, à l’instar de Treme, donne la parole à des gens du crû avec un sens de l’investigation et du journalisme assez pertinent. Pour autant, ce que les habitants ont en a dire ne résonnent-il pas étrangement avec la réalité ? Il faudrait aveugle et sourd pour ne pas se rendre compte de la justesse de discours dont fait preuve David Simon. David Simon qui a bel et bien spécifié que Treme n’était pas The Wire situé à La Nouvelle-Orléans.

    Je n’ai pas encore achevé la saison 2 qui s’est récemment terminée mais j’avoue déjà avoir hâte d’entendre ce que va raconter la saison 3.

  3. Excellent article.
    Pour moi Treme n’est pas une série simple à apprivoiser. Et en cela, on peut vite tomber dans l’ennui rapidement. Ce que je peux comprendre. La proximité avec la Nouvelle-Orléans fait que la série n’est pas toujours simple à décoder. Certains intrigues nous échappent et n’arriveront pas, alors, à nous captiver si on ne connait pas un minimum l’actualité de la ville. Difficile, par exemple, de comprendre quelque chose, ni de s’intéresser, à “Road Home” si on en a jamais entendu parler auparavant. Pourtant cet élément est capital pour comprendre l’une des mécaniques de reconstruction de la Nouvelle-Orléans.
    Et puis comme vous le dites, il y a le jazz. Pas simple de se laisser entrainer si on n’est pas un amateur. Mais la série ne nous “gave” pas avec. Elle réussi même à nous transmettre tout le charme de cette musique et en quoi elle magnifie la ville.
    Les personnages sont pour moi criant de naturel. Ils ne sont pas que “des discours sur pattes”. C’est les évènements extérieurs à leur vie et toutes les embûches qu’ils rencontrent qui les amènent parfois à l’interrogation voire au clash suivant leurs caractères. Il y a aussi une certaine lassitude des personnages justement face à leurs problèmes.
    Pour moi la série est excellente et l’arrivée de Nelson Hidalgo a pour ma part renforcé mon intérêt pour la série. Treme n’est effectivement pas The Wire mais est aussi pour moi un chef d’œuvre et une série qui a le mérite de nous montrer le revers de la médaille de la vie et a les couilles de nous proposer une véritable critique à nos problèmes sociaux et politiques contemporains.

  4. C’est aussi une série sur la musique et son évolution. Une sorte de document. Je ne me souviens pas m’être ennuyé en regardant l’histoire du blues racontée par Martin Scorsese.
    Le principal reproche qu’on peut lui faire est que Simon et Overmeyer n’explique rien et que si vous ne possédez pas quelques notions concernant les grands courants musicaux qui ont traversé cette ville, il est difficile d’y voir autre chose qu’une farandole de concerts et scènes chantées.
    Sans compter qu’on a quand même droit à la présence de Steve Earle lui-même et de Dr. John.

  5. A noter l’interview il y a quelque jours de David Simon à l’Humanité.fr où il explique un peu sa série et ses enjeux.

    http://humanite.fr/07_07_2011-david-simon-%C2%ABla-fiction-est-pour-moi-un-moyen-%E2%80%A8de-cr%C3%A9er-du-d%C3%A9bat%C2%BB-475955

    Commentaire perso.: Après lecture, déjà mon admiration pour lui était très grande mais, là, elle a encore grossi. Vive David Simon! 😀

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