Espèce de série fédératrice va !

josephineb-3677315pgbov_1731

Il y a de cela quelques semaines, je m’étais énervé contre les spoilers, ces petites bêtes vicieuses qui se trimballent sur le net et dans quelques magazines people à tendance sérielles, avec pour seul objectif de nous dire ce qui se passera dans l’épisode de demain. Parce que s’énerver, ça fait du bien – même si c’est moche – j’aimerais en ce paisible samedi matin tirer à bout portant, avec mon ridicule pistolet à bouchons, certes, mais on fait ce qu’on peut, sur le pire gros mot du dictionnaire du paf : fédérateur. Pas besoin de parler anglais cette fois-ci. Une série “fédératrice”, c’est une œuvre, pardon, un programme censé plaire à tout le monde. A mamie, à papa, à tonton, au grand frère, à la petite sœur, et même au chien, vu que pendant la page de pub, on essaiera de lui vendre de la pâtée. Pour TF1 et M6, en une moindre mesure pour France Télévisions, le fédérateur, c’est le Graal. Le rêve de tout programmateur, c’est de trouver la perle rare qui cartonne chez les 4-99 ans. Angoisse suprême, TF1 l’a trouvé, et ça s’appelle Joséphine, Ange gardien.

Ne me demandez pas pourquoi “les gens” aiment les aventures de Mimi, sans aucun doute fort sympathiques, mais d’un intérêt artistique proche du zéro absolu. La question n’est pas là. Pour “fédérer”, il faut balancer du grain à tous les étages de la pyramide des ages : des histoires de familles pour les conservateurs, des ados rebelles pour tous les fans de Tokio Hotel qui veulent se sentir en conflit avec la société, des larmes pour que les maisons de retraites fassent des économies de collyre, un chien, un chat (voire un poisson rouge, pour les allergiques), un break et une voiture de sport, une maison de banlieue et un job en ville, des vacances à la mer pas trop loin de la montagne… bref, un gros gloubi-boulga où les ingrédients, plutôt que de provoquer une saturation des sens, se neutralisent les uns les autres. Du consensuel, du passe-partout, du neutre, du gris, du suisse, etc. On attends le scénariste qui nous pondra une histoire de médecin prof, avocat à ses heures perdues, marié, avec une maîtresse, père de quatre enfants dont deux adoptés et un malade, fan de foot, de rugby et de tennis, ange gardien la nuit. Ça devrait faire un carton.

Bref, il faut donc “fédérer.” Comme dans toute bonne histoire surnaturelle, Super Fédérateur a un Némésis, un pire ennemi : ici, Super Segmentant. A la télé française, du moins sur les grandes chaînes, segmenter, c’est à dire viser un public précis, espérer non plus seulement picorer à gauche à droite, mais manger toute une tranche d’age, c’est risquer la gamelle. Car segmenter, c’est avoir un angle, un propos, en gros faire original. France Télé segmente un peu, avec ses fictions historiques, en visant un public relativement mature, voire âgé. M6 segmente un peu aussi, vers les plus jeunes. Malheureusement, cette segmentation veut cibler un public sans exclure les autres, et du coup ne segmente plus vraiment. Parfait exemple de plantage pseudo-segmentant : L’Internat d’M6, fait pour les jeunes… mais sans déplaire aux plus vieux. Fait pour les amateurs de suspens… avec aussi de l’humour, des larmes, de la morale, des profs, des cuisiniers (mais pas d’anges gardiens). En lançant Les Invincibles, Arte prend le risque de choquer sa cible habituelle (les 35-65 ans cultivés) en déconnant, en rigolant, en se rajeunissant. C’est assez réussi, mais les audiences ne suivent pas forcément…

Avec le passage au tout numérique fin 2011, la multiplication des chaînes, les offres internet, etc. le paf va ressembler de plus en plus au paysage télé américain : l’hégémonie de TF1, d’M6 et des “grandes chaînes” n’en a plus que pour, au mieux, une dizaine d’années. Alors, il ne servira plus à rien de fédérer. Il faudra viser un public précis pour survivre, trouver sa niche. TF1 réalisera que la “ménagère de moins de 50 ans” telle qu’on la connait est moribonde. Super Segmentant dominera alors le monde. Les audiences seront moindres, les moyens financiers sans doute aussi. Mais à quoi bon avoir des sous pour livrer des produits sans goûts ? Canal+ segmente déjà à sa manière, en osant des séries plus pointues, dont la cible est avant tout qualitative, mais c’est un début. Si l’apocalypse “défédératrice” telle qu’on l’attend a bien lieu, alors peut-être les hordes de scénaristes assoiffés qui attendent leur heure en silence surgiront du néant et boufferont tout cru Mimi, Julie, Louis et tous les sbires de Super Fédérateur. L’inspiration écrasera le consensuel. Le risque deviendra une valeur respectée. Et nous, on sera bien content.

Image de Une : Joséphine, ange gardien.

Un commentaire pour “Espèce de série fédératrice va !”

  1. “On ne veut pas de votre programme, monsieur, c’est segmentant”.
    Ah ! Combien de séries, combien d’émissions thématiques pointues ont entendu cette fameuse phrase avant de se voir raccompagnées à la porte !

    Vivement en effet que les grandes chaînes changent leur fusil d’épaule et se rendent compte que c’est en “segmentant” que l’on a, entre autres, plus de chances de rendre ses écrans de pub plus “utiles”, leur cible visée étant pour le coup bien connue.

    Quant au combat fédérateur/segmentant, rappelons à ses messieurs qu’une série telle que Pigalle la nuit, par exemple, a attiré toutes les tranches d’âge sans sacrifier ses attributs artistiques, bien au contraire.

« »