L’automobile durable, une utopie ? (2/2)

La première partie de cet article a montré que la conception « technologique » d’une voiture propre est certes nécessaire mais insuffisante. Laisser autant de voitures en circulation, fussent-elles propres, ne permet pas de réduire de manière significative les externalités négatives environnementales de l’automobile.

Il est donc nécessaire de modifier la façon de concevoir les déplacements à l’aide de l’automobile,  de redéfinir ses usages et sa place dans le système de mobilité. C’est ce qui est tenté à travers les expériences relevant des modèles économiques « serviciel » et de « l’économie de la fonctionnalité ». Si ces modèles semblent les plus efficaces pour répondre aux enjeux de développement durable, car ils sont fondés sur la dématérialisation de l’activité, les initiatives sont encore récentes et rarement à l’origine des constructeurs.

Les modèles « serviciel » et de « l’économie de la fonctionnalité » : repenser l’usage de l’automobile et le besoin de mobilité

Les solutions relevant du modèle « serviciel » remettent en cause l’usage actuel de l’automobile, excessif et prédominant, pour un usage optimisé et limité de celle-ci, grâce aux solutions de partage de la voiture (autopartage, covoiturage, location), et complété voir remplacé par d’autres modes de transports doux (vélo, marche) et collectifs (métro, tramway, etc.).

Le partage du véhicule participe à une plus grande durabilité de nos modes de déplacement, puisque les utilisateurs de ce système ont tendance à réduire et rationaliser l’usage de la voiture, à en restreindre l’utilisation systématique et à utiliser d’autres modes en complément. Il permet ainsi de réduire la production de masse, de limiter la circulation automobile, d’éliminer la congestion et donc de réduire les émissions polluantes.

Il existe plusieurs services d’usages partagés de la voiture : la location de courte durée, le covoiturage, l’autopartage privé, public et entre particuliers et la location entre particuliers ( l’autopartage désigne le partage d’une flotte de voitures, sur le modèle de la location de courte durée tandis que le covoiturage est une utilisation commune d’un véhicule dans le but d’effectuer un trajet en commun).

Il s’agit d’un marché en plein essor comme en attestent la croissance rapide du nombre d’utilisateurs et les nombreuses startups qui fleurissent  (Cityzencar, Buzzcar, Livop, Voiturlib’, Mobizen, Deways, Covoiturage.fr…). Ces services de partage proviennent essentiellement d’entreprises privées pour l’autopartage et d’associations pour le covoiturage. Depuis quelques années, les collectivités territoriales contribuent à favoriser le développement de ces services, en apportant un soutien financier et en réalisant des campagnes générales d’information et de sensibilisation. Certaines lancent même leur propre service, à l’instar de Paris avec Autolib’. Les constructeurs automobiles restent absents de ces initiatives, de peur surement de cannibaliser la vente de leurs propres voitures par la création de ces services. A l’exception, depuis peu, des constructeurs allemands (Daimler, Volkswagen et BMW) qui se lancent dans l’autopartage, en créant leur propre service sur le marché allemand. Peugeot a également lancé, en France, un service de location (voiture, vélo, scooter), Mu by Peugeot.

Les autres expériences « servicielles » visent à favoriser la substitution modale de la voiture par le développement de la multimodalité (présence de plusieurs modes de transports entre deux lieux). Cela se traduit par le développement et l’amélioration des transports moins polluants (doux et collectifs), de manière à les rendre attractifs et compétitifs par rapport à la voiture. Il s’agit notamment du renouvellement du parc ferroviaire, du développement des systèmes de transports en commun en site propre (voies réservées et prioritaires pour le métro, le tramway et le bus) et des solutions de transport à la demande ou encore de la mise en libre service de vélos (Vélib’). En mars 2011, Citroën a lancé son service de mobilité multimodale (Multicity), une première chez un constructeur. Cette offre se présente sous la forme d’un portail internet capable de calculer plusieurs offres de transport de porte à porte, et de comparer leurs prix, leurs rejets en CO2 et leur durée, puis de réserver par exemple train ou/et une voiture Citroën, une fois le choix des transports effectué.

Mais la substitution de l’automobile est surtout tributaire du développement de l’intermodalité (utilisation successive de plusieurs modes de transports au cours d’un même déplacement), les modes de transports alternatifs, pris de manière indépendante, étant souvent insuffisants. Mais par définition, l’intermodalité est contraignante puisqu’elle suppose de devoir changer de modes de transports au cours d’un même trajet. Pour qu’elle soit mise en œuvre, de manière importante par les usagers, il faut que cet inconvénient soit réduit et contrebalancé par une valeur d’usage supplémentaire portée par la coordination des composantes unitaires de l’offre. C’est d’ailleurs au moment où ces services de transports vont chercher à améliorer la continuité des modes de transports sur la trajectoire de porte à porte, qu’ils vont alors passer du modèle serviciel au modèle de l’économie de la fonctionnalité. Les opérateurs de transports apportent une réponse qui ne se situe plus au seul niveau du transport mais dans la combinaison des différents modes. Ils deviennent alors des opérateurs de mobilité et le voyageur prévaut sur l’automobiliste, le cycliste ou l’usager de transport en commun.

Les initiatives visant à faciliter l’intermodalité correspondent par exemples à la mise en place de titre de transport unique pour tous les modes de transports (comme le pass Navigo qui permet de voyager en métros, RER, trains et en Vélib en Ile-de-France) ou de système d’information intermodale permettant aux voyageurs de concevoir leurs déplacements en articulant au mieux les différents modes de transports (le site internet lyonnais www.multitud.org propose des cartes superposant les différents réseaux de transports avec les points de correspondances, donnant les stations de vélos et parcs relais à proximité, les horaires, les itinéraires, etc.). La création  de stationnements de vélos et de parcs relais à proximité des lieux de connexion favorise également l’intermodalité, de même que les hubs de mobilité (lieux où toutes les formes de mobilité se croisent et s’articulent).   En 2009, Vinci Park a lancé, à la Défense, Mobiway, le premier centre de mobilité en France, qui facilite l’accès aux informations et aux services de tout un ensemble de transports (autopartage, covoiturage, transports collectifs).

 

Le modèle de « l’économie de la fonctionnalité » appliqué à une mobilité durable amène à déplacer la réflexion également au-delà du champ des transports, c’est-à-dire agir au niveau de l’organisation du territoire, des rythmes, de l’information et la communication et de la dématérialisation des activités et échanges, en vu de mieux se déplacer, voire ne pas avoir à se déplacer. Pour Bruno Marzloff et Daniel Kaplan (Pour une mobilité plus libre et plus durable), deux leviers peuvent être activés en faveur d’une mobilité durable : d’une part, la réduction des volumes (nombre de déplacements, de véhicules, de passagers), qui peut s’obtenir notamment en évitant les parcours (en supprimant les motifs des déplacements), et d’autre part, la réduction des distances et de la durée des déplacements, qui peut être contrôlée par l’optimisation (la réduction des kilomètres supplémentaires et des pertes de temps) et l’articulation des modes de transports, des temps et des espaces. Les auteurs proposent quatre pistes d’innovation allant dans ce sens : l’e-substitution (usage du numérique et des réseaux pour « substituer un non déplacement à un déplacement ou un déplacement court à un déplacement long » : télétravail, téléconférence, e-commerce, e-services…), l’articulation des déplacements avec les espaces, les temps et les services (adaptation ou rapprochement des activités des individus « là où ils sont, et quand ils y sont » et création d’espaces multifonctionnels), le développement et l’exploitation de l’intelligence collective des déplacements (libération des données urbaines – captées par la ville, les transports, les voyageurs – permettant une meilleure gestion des flux) et l’invention des transports collectifs à base d’information (autopartage, covoiturage, pédibus).

Les limites et conditions des modèles relevant de la logique servicielle et de « l’économie de la fonctionnalité »

La remise en cause de l’usage actuel de la voiture proposée par le modèle « serviciel » est loin d’être une évidence au regard des valeurs et des performances techniques associées à l’automobile.

 

En effet, la considération de la voiture comme une continuité de l’espace personnel et le besoin de propriété peuvent être des freins aux usages partagés de la voiture, même si l’essor des services de voiture partagé et plus généralement de la consommation collaborative témoigne du changement des mentalités, de plus en plus habituées à la culture de partage (entre autres avec l’avènement du web 2.0) et prêtes à réaliser un découplage entre la possession d’une voiture et son utilisation. Un travail de sensibilisation reste nécessaire pour faire connaître ces services et accélérer leur adoption massive, notamment en mettant en avant les considérations écologiques qui sont parfois plus incitatives que celles écologiques (hyperlien article conso verte). Mais avant tout les contraintes inhérentes à ces services (entre particuliers, plus particulièrement)  doivent être résolues : mode de transmission du véhicule (échange de clé ou boitier automatique), assurance, confiance, masse critique de demandeurs et d’offreurs, modèle économique viable, structuration de l’offre (logistique, agrégation de l’information, fiabilité).

Par ailleurs, la voiture est dotée d’une forte dimension symbolique (sentiment de liberté et d’indépendance) et sociale (symbole de réussite et de classement social), qui contribue à l’attachement qu’elle suscite. Toutefois elle perd progressivement de sa fonction ostentatoire, pour devenir une commodité (selon une enquête de l’Ifop en 2010, c’était le cas pour 47% des Français). Ce nouveau rapport à l’automobile s’installe alors que celle-ci devient de plus en plus une contrainte (temps perdu dans les embouteillage, difficulté de stationnement, budget croissant, effets néfastes sur l’environnement), que les villes sont de mieux en mieux desservies et que les réseaux sociaux et les smartphones s’imposent comme de nouveaux moyens d’expression, de communication et de mobilité (virtuelle) faisant perdre à la voiture de sa superbe. Ce nouveau rapport à l’automobile est surtout impulsé par le bas de la pyramide des âges, mais pour les autres générations, le passage du statutaire à l’utilitaire ne se traduit pas encore forcément par un délaissement de la voiture.

Cela parce que l’automobile procure encore des avantages – vitesse, desserte au porte à porte, disponibilité, liberté dans les horaires, silence, sentiment de sécurité, confort, etc. –, qui même s’ils sont amoindris en centre-ville, restent supérieurs aux autres modes de transports, dans des villes organisées pour et par la voiture. Celle-ci reste et restera encore indispensable pour une large fraction de la population.

 

On voit donc bien qu’une réflexion sur l’intermodalité et plus largement sur l’organisation de notre vie quotidienne dans l’espace et dans le temps à l’origine du besoin de mobilité est nécessaire, en somme passer au modèle de « l’économie de la fonctionnalité ».

Le passage à ce modèle reste conditionné par l’adaptation et la coordination de tous les acteurs impliqués dans la question de la mobilité. Les autorités doivent soulager les flux, en prenant des mesures dépassant le simple cadre des politiques de transports pour s’étendre à l’ensemble des politiques concernées par les enjeux de mobilité (urbanisme, habitat, etc.). Les entreprises, qui sont également concernées puisque ce sont elles qui génèrent ces flux et ces temps perdus, doivent repenser leur implantation en s’appuyant sur les pratiques spatio-temporelles des individu et réfléchir à de nouvelles formes de travail et de commerce. Les transporteurs ont bien évidemment un rôle important à jouer puisque ce sont eux qui supportent la charge de ces parcours. Cependant, le passage à un modèle de l’économie de la fonctionnalité implique une nouvelle approche de leur métier. Ces derniers ne doivent plus se considérer comme des opérateurs de transports mais comme des « opérateurs de mobilité », en s’adaptant aux nouveaux paradigmes de la mobilité durable. Or, les faits montrent que ce n’est pas encore le cas. Les constructeurs automobiles restent en majorité absents de cette réflexion. Il existe quelques initiatives en matière de service de partage de voiture et de multimodalité, mais elles restent isolées et surtout cantonnées à des tests du marché n’engageant pas profonds changements stratégiques puisque ces offres sont proposées en parallèle de la vente de véhicules. Enfin, les nouveaux opérateurs de mobilité ont également un rôle très important à jouer en apportant des solutions inédites (informationnelles, transactionnelles, servicielles) dans la perspective de se déplacer.

A la question « l’automobile durable est-elle une utopie ? », nous répondrons par la négative, mais pour autant elle n’est pas non plus encore une réalité

Les améliorations techniques apportées au véhicule conventionnel ont permis de réduire l’impact environnemental de l’automobile, mais pas encore suffisamment au regard des objectifs de la Commission Européenne. Quant aux motorisations alternatives, elles sont loin d’être démocratisées et leur efficacité environnementale n’est pas garantie.

La redéfinition des usages de la voiture et plus largement de la mobilité (urbaine), telle qu’elle est proposée à travers les modèles « serviciel » et de « l’économie de la fonctionnalité », semble plus appropriée pour apporter une réponse à la hauteur des enjeux. Cependant, la mise en œuvre de ces modèles, de sorte à obtenir des résultats significatifs, ne pourra se faire  qu’à moyen-long terme, car  plusieurs conditions sont à réunir, entre autres : mener un travail de sensibilisation pour faire changer les mentalités, identifier les besoins qui sous-tendent les usages de mobilité, repenser l’urbanisme de l’espace et du temps ou passer de transporteur à créateur de mobilité. Ce passage est loin d’être évident car il implique d’importantes transformations que ce soit au niveau de la configuration du système productif, de l’organisation du travail, de la création de nouvelles valeurs d’usage qui puissent se transformer en valeur d’échange ou encore de la coopération intersectorielle (entre les différents partenaires de la production de l’offre).

Cependant, si l’automobile arrive à surmonter ces défis, « elle pourrait alors devenir le laboratoire de nouveaux modèles de consommation, non plus fondés sur la propriété, mais directement sur l’usage » et ouvrir la voie d’une conciliation entre croissance de l’activité et développement durable », comme l’ambitionne Philippe Moati (professeur d’économie et ancien directeur de recherche du Crédoc).

 

Laissez un commentaire

« »