Il faut être heureux. A tout prix. Et surtout bien le montrer afin de n’être pas pris en faute et poursuivi pour haute trahison. Afficher son bonheur en toutes circonstances, veiller à écarter de soi toute idée de tristesse ou de dépit, être extatiquement heureux, dans une sorte de fuite en avant où soucis du quotidien, aléas de l’existence et coups du sort n’ont pas leur place, doivent être tenus à distance afin de ne pas empiéter sur cette exigence toujours recommencée de félicité.
Comme si la société de consommation, avec toutes ses outrances et ses excès, nous forçait à être heureux. Obstinément heureux. Absurdement heureux. Outrancièrement heureux. Heureux à en crever. Heureux du berceau au tombeau. Heureux à toute heure de la journée. Par toutes saisons. Sous toutes latitudes.
Une sorte d’impératif moral auquel il ne saurait être question de déroger.
Je ne suis pas heureux, voilà c’est dit. Je ne le serai jamais et je ne tiens pas à l’être.
L’idée même du bonheur m’ennuie.
Toute cette énergie gaspillée à afficher son bien-être, à se convaincre que la vie ressemble à une perpétuelle fête foraine, à se persuader de l’absolue béatitude de l’existence, m’apparaît comme un jeu de dupes d’une obscénité sans nom.
Les gens perpétuellement heureux me fatiguent, rien ne les atteint, ils vont dans la vie légers et insouciants, comme si vivre était naturel, comme si le malheur ne les concernait pas, ils se sont bâti une bulle que rien ne parvient à faire éclater, ils se promènent dans l’existence avec cet air épanoui propre aux primates à qui l’on donne à heures régulières leur quotient de bananes.
Ils dorment du sommeil du juste, se lèvent de bon pied, sont d’attaque, ils ont foi en eux, en l’avenir, en Dieu même, ils ne doutent de rien, ils sont férocement optimistes, ils ont décrété une bonne fois pour toutes que la vie n’était qu’une succession infinie de journées où rien n’était aussi important que de savourer chaque seconde dans une perpétuelle quête de satisfaction.
Ils ne s’ennuient jamais, ils s’inventent des distractions s’il le faut, ils ont toujours des tas de choses à faire, ils courent d’un endroit à l’autre, ils ont compartimenté leur vie de telle manière que du matin au soir, ils n’aient pas une minute de libre, et quand ils finissent par s’endormir, ils sont si épuisés que la lumière à peine éteinte, les voilà rendus au royaume des rêves.
La métaphysique ne les concerne pas, la terre leur appartient, le royaume des cieux aussi, tout est simple, la vie, l’amour, la mort et quand un malheur survient, ils restent interdits, ils ne comprennent pas, ce n’était pas prévu dans le cahier des charges, ils se sentent trahis, le temps d’un instant, ils songent à la vanité de toutes choses, à la fragilité de l’existence, à la violence des sentiments puis tout ceci s’estompe bien vite : le lendemain, ils remontent à bord de leur train fonçant à toute allure vers des horizons enchantés.
Moi je reste à quai, je les regarde passer, je les envie et je les plains, je les jalouse et je les sermonne : au fond, je suis un snob.
Je préfère les ivresses éphémères, les problèmes impossibles, les questions sans réponses, ce tiraillement perpétuel entre l’effroi d’être en vie et la splendeur de l’existence, je bénis le chagrin comme la joie, je vais sur le chemin de la vie, effaré, intrépide, insatisfait.
Vivant quoi.
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S’abrutir d’activités ça evite de pinser comme dit Andrea C
” Etre une heure, une heure seulement
Etre une heure, une heure quelquefois
Etre une heure, rien qu’une heure durant
Beau, beau, beau et con à la fois ! ”
(La Chanson de Jacky, Jacques Brel)
Malheureusement, tout le monde n’a pas cette chance…
Quand j’entends le mot bonheur, je sors mon revolver.
Vivre dans la haine, la déception, la jalousie, la rancoeur ou encore l’envi. Quelle drôle d’idée.
Quand on n’a pas la chance d’être beau et con à la fois, c’est-à-dire heureux, on se console avec la culture et l’intelligence…
Mais pour ma part, j’aurais mille fois préféré la compagnie de la jeune fille au ballon illustrant votre article que celle de Schopenhauer, ou même que celle de Barbey d’Aurevilly qui n’a pas dit que des conneries : « Est-ce que dernièrement, l’Esprit ne s’est pas changé en une bête à prétention qu’on appelle l’Intelligence ?… »
(Source : « Le dessous de cartes d’une partie de whist » du recueil « Les Diaboliques »)
chu très jaloux très secrètement de la profondeur des malheureux. Elizabeth et Belzébuth (les colocs)
… j’aurais mille fois préféré la compagnie de la jeune fille au ballon illustrant votre article à celle de Schopenhauer, ou même à celle de Barbey d’Aurevilly…
La culture est devenue une sorte d’opium des classes moyennes en pleine déconfiture sociale et économique : je lis Proust et Kierkegaard, donc je ne suis pas un prolo.
Votre tout dernier paragraphe m’a donné le sentiment de me regarder dans un miroir, c’est presque angoissant…
Je pense que c’est une très mauvaise idée de renier les “ténèbres” qui composent une grande partie de nous. On vous juge négatif lorsque vous gardez vos distances avec le “bon sens” comme si les principes du bonheur ne tournaient qu’autour du bien être absolu. C’est franchement rageant.