Existe-t-il encore de grands romans ?

                                                                                                      

La question m’a toujours turlupiné.

Se pourrait-il que le roman ait atteint son âge d’or, qu’on circonscrira à la première moitié du siècle dernier et que depuis, il se contente de vivoter, de tenter d’exister, plongé dans des limbes que seules les secousses de l’histoire encore à venir parviendront à arracher à sa douce torpeur ?

Ou autrement dit, se pourrait-il qu’écrire par temps de paix, dans le confort de sociétés globalement apaisées, à l’abri des grandes et innommables tragédies qui traversèrent les siècles passés, anéantisse toute possibilité au roman de s’émanciper et d’atteindre à une réelle grandeur ?

S’il y a un siècle sont apparus Proust, Joyce, Kafka, Faulkner, Woolf, Fitzgerald, Céline, Lowry, Musil, Broch, Mann, Conrad… c’est évidement tout sauf un hasard.

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Ces auteurs ont eu à se confronter avec un réel qui n’a eu cesse de trébucher, de se dérober sous eux, de creuser sa tombe à l’ombre de guerres mondiales qui plongèrent le cœur des hommes dans de telles ténèbres qu’elles condamnaient les écrivains à composer des romans mettant en jeu la question même de la survie de l’espèce humaine, à s’interroger sans relâche sur le sens de toute destinée, à domestiquer la folie d’un monde occupé à se suicider, à tordre et à compresser la langue d’une telle manière qu’elle puisse refléter le catafalque du temps.

L’époque les sommait d’interroger la nature humaine dans tout ce qu’elle a de plus sombre, de plus complexe, de plus extrême, de plus grandiose aussi, parmi le chaos d’une civilisation crépusculaire se trucidant dans les tranchées, s’étripant lors de conflits ravageurs, au beau milieu d’une pluie de cendres se répandant aux quatre coins de l’Europe.

Ces temps-là furent hantés par la mort, la mort partout, la mort qui s’annonçait, la mort qui fauchait par millions, la mort qui se retirait pour mieux réapparaître deux décennies plus tard, quand la folie nazie enténébra l’espérance humaine d’une manière si monstrueuse que jamais elle ne put vraiment ressusciter.

Bien sûr il serait parfaitement sot de prétendre ou d’affirmer que les œuvres publiées lors de la seconde moitié du vingtième siècle et depuis le début de celui-ci ont toutes été vaines, inconséquentes, mièvres, inutiles ou absconses.

Chacun d’entre-nous sera à même de citer un ou plusieurs auteurs lui apparaissant comme des écrivains de tout premier plan, s’inscrivant dans la droite lignée de leurs prestigieux aînés : de Milan Kundera à Peter Handke, de Thomas Bernhard à Cormac McCarthy, de Norman Mailer à Patrick Modiano, de Richard Ford à Garcia Marquez, de Martin Amis à Javier Marias, de Roberto Bolaño à David Foster Wallace, et d’une multitude d’autres encore, le roman a su parfaitement combler nos attentes de lecteurs, satisfaire nos appétits carnassiers et nous permettre d’explorer des univers littéraires d’une portée considérable.

Mais serait-ce leur faire injure à tous ces auteurs que de dire que pris dans leur globalité ils ne pèsent pas bien lourd comparés aux maîtres du début du siècle ?

Comme si ces derniers avaient déjà tout dit, tout écrit, tout pensé, refondé le roman d’une manière si définitive, si tranchée, si radicale, que toutes les tentatives entreprises depuis lors étaient vouées, sinon à l’échec, du moins à secouer nos imaginaires avec infiniment moins de puissance ?

C’est probable.

Il est difficile d’écrire le ventre plein et avec la certitude que demain ressemblera à aujourd’hui.

Quand les sociétés ronronnent, quand pour le plus grand bonheur des hommes, l’Histoire est à l’apaisement et à la réconciliation entre les peuples, quand ”les problèmes du cœur humain en conflit avec lui-même” selon la formule de Faulkner tendent à disparaître, alors le romancier en est réduit à chuchoter des récits parfois aussi insignifiants que l’époque où il vit.

Ce n’est pas un regret.

Juste un constat.

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11 commentaires pour “Existe-t-il encore de grands romans ?”

  1. Et Marc Levy alors ?

  2. “…Il est difficile d’écrire le ventre plein et avec la certitude que demain ressemblera à aujourd’hui.
    Quand les sociétés ronronnent, quand pour le plus grand bonheur des hommes, l’Histoire est à l’apaisement et à la réconciliation entre les peuples…”

    Ca se passe sur quelle planète ?

  3. J’aime beaucoup apaisement

  4. A leur époque, il n’y avait pas d’émissions de télé pour aller faire son intéressant, alors ils prenaient leur temps pour écrire leurs bouquins. Aujourd’hui, les auteurs se pressent pour se rendre sur les plateaux de peur que l’émission soit déprogrammée avant qu’ils aient terminé, alors ils bâclent. Ce n’est qu’une hypothèse parmi d’autres.

  5. « Turlupiné » comme vous, l’on s’interroge : par admiration légitime, ne subordonneriez-vous pas trop les grandes œuvres romanesques à un rapport obligé de l’écrivain à la guerre, et au chaos du monde ? D’abord, tel écrivain qui vécut presque dans l’ouate – quoique contemporain d’événements politiques dramatiques et violents (Flaubert) –, composa « Madame Bovary » dont le lien avec les violences du temps est assez lâche. À l’inverse, le boulimique de tout que fut Victor Hugo eut une démarche différente. Au vingtième siècle, Sartre se contenta de transposer sa philosophie dans le roman « La Nausée » et ingurgita une dose massive d’idéologie pour installer le chaos et les crimes de son temps dans son théâtre (« Les Mains sales » ou, pièce plus contemporaine et quasi tragique, « Les Séquestrés d’Altona », où il campa un déserteur faux ex-tortionnaire nazi – en proie aux affres et au quasi-délire de la culpabilité – qui en appelle au Jugement de l’Histoire). André Malraux fit aussi fort mais différemment, avec ses romans « La Condition humaine » et « L’Espoir ». Ainsi les romanciers, selon l’expression consacrée, « font [ou ne font pas] ventre », de la guerre, du tragique, du génocide ou du chaos en fonction de leur sensibilité et de leur implication personnelle.

    Ensuite, de même que l’aiguillon des exactions humaines n’alimente pas toujours l’œuvre du romancier, spectateur ou acteur des événements, de même un auteur traversant une époque assez… calme (d’un point de vue mondial, la nôtre ne l’est pas !) peut fort bien créer des personnages peu ouverts à la politique, voire à la polémologie, dont l’empreinte sur leur époque (créateur et personnages inclus) est pourtant puissante, mais nullement indifférents à la condition humaine, à ses problèmes sociaux et à ses interrogations métaphysiques. Les exemples foisonnent. Un autre cas de figure, fréquent, est l’expérience présente transportée dans un roman (prétendument) historique.

    Enfin, c’est suffisamment dire combien les « grands romans » dépendent de l’expérience vécue par leur auteur, ce qui n’implique pas forcément génocides, guerres, atrocités de tous ordres. Des écrivains tenus en apparence pour paisibles (et dont le comportement l’atteste), sont des personnalités très torturées qui peuvent écrire des romans où centrales sont des questions aussi fondamentales que « survie de l’espèce humaine », lien entre générations, devenir de la planète, etc. etc. Il n’est d’ailleurs aucunement anodin que des romanciers d’envergure, pour aborder quelques-unes des failles profondes des hommes, soit passèrent au récit symbolique (Camus, « La Peste »), soit adoptèrent le genre de l’essai – dépouillé de toute transposition (Jorge Semprún, « Le Grand Voyage »).

    Quoi qu’il en soit, aux « grands romans » il faut un grand auteur qui se soit construit, savoir un « avaleur » de grands livres qui, de sa bibliothèque personnelle (et de celles tant de ses prédécesseurs que de ses contemporains), extraie la moelle qui, assimilation opérée, lui permettra de façonner son style. Vaste programme.

  6. Mon cher Laurent,
    J’ai été turlupiné moi aussi par la même question. Mais je n’y apporte pas la même réponse que toi.
    En 2 mots, changeons de prisme : je pense que ce qui a changé n’est pas la “quantité” de grands romans ou de grands auteurs, ni même la qualité des oeuvres, mais plutôt notre regard. Nous analysons sur un temps très accéléré, parce que c’est l’époque, les auteurs “contemporains”.
    Qui lit encore les Prix Nobel de Littérature de l’année en cours ?

  7. Qui lit tout court on pourrait même ajouter ?!!!! Qui lit vraiment j’entends ? Combien de lecteurs ? Une poignée. Quelques dizaines de milliers. Je crois que cela a toujours été ainsi ( il suffit de regarder les tirages de nos grands anciens ) et de nos jours c’est encore plus vrai. Nous sommes trop dispersés, trop happés par des savoirs divers et variés, trop sollicités pour se confronter a quelque chose d’aussi pesant qu’un roman.

  8. Existe-t-il encore de grands romans ? La postérité le dira…

  9. Pédant le Puy

  10. Mon cher Laurent,
    Merci pour ta réponse, marquée du sceau d’un optimisme débridé, je ne suis pas surpris 😉
    Cette poignée de lecteurs est toujours là, et comme tu le soulignes, elle n’a jamais été bien grande. On peut voir le verre à moitié plein : cette poignée enserre toujours aussi fortement, sans faiblir, tous les grains de sable qu’elle renferme, sans en laisser filer aucun malgré le sollicitations nombreuses que tu mentionnes. Réjouissons-nous !
    Ne soyons pas amers, d’ailleurs quand je pense à toi, en parlant de débridé, la première image qui me revient sont tes yeux plissés sous le coup d’un rire immense, et surtout le son de ton rire si caractéristique. Reste joyeux et intelligent à la fois, c’est toi !
    Et ne me dis pas que je suis gentil, je craindrais trop que dans ta bouche de juif français cela revête une connotation… mitigée.
    Car il n’y a guère que les français (et les juifs du monde entier) pour penser qu’être Gentil n’est pas forcément un sort enviable.

  11. Terry Pratchett, définitivement. Et même traduit en français par Patrick Couton ça reste grand.
    “Cuius testiculos habeas, habeas cardia et cerebellum.
    Quand on retient solidement l’attention des gens, les coeurs et les esprits suivent.”
    Les petits dieux

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