Sept ans d’abstinence


Il y a sept ans, suite à un petit problème technique localisé au niveau du ventre, à mi-chemin entre la vésicule biliaire et le gros intestin, la sentence tomba, nette, inflexible, irrévocable : Sagalovitsch, tu ne boiras plus une seule goutte d’alcool jusqu’à ce que ton nom soit effacé de la surface de la terre.

Ô rage, Ô désespoir, Ô lamentation infinie.

Mais comment voulez-vous que je continue à vivre si je n’ai même plus l’alcool pour m’étourdir, comment voulez-vous que j’aille sur le sentier de ma vie si je ne peux même plus compter sur l’alcool pour atténuer cette douleur d’exister que j’éprouve depuis ma naissance ?

M’en fous, débrouille-toi.

Ne bois pas et le ciel t’aidera. Ou pas.

Avant cet incident fatidique, je buvais.

Un peu, pas mal, de temps à autre, à intervalles plus ou moins réguliers, sans jamais dépasser les doses prescrites, avec assiduité, du vin, de la bière, du calvados, du bourbon, du malt, du pur malt, jamais en même temps, seul, en société, en été comme en hiver, à l’occasion, par ennui, par envie, par goût.

Un buveur comme il en doit exister des milliards de par le vaste monde.

Un buveur sans envergure.

Un buveur anonyme.

Et évidemment, il a fallu que ce soit sur moi que s’abatte ce décret présidentiel, me sommant d’arrêter sur-le-champ toute consommation d’alcool.

Depuis, je ne suis plus le même.

J’ai perdu de mon brio ; aux soirées de l’ambassadeur, je ressemble à l’ombre de mon chat, je me traîne de salles en salles,  je me saoule au Perrier ; quand je suis en forme, je réclame à tue-tête de la San Pellegrino, on me la refuse jugeant que j’ai bu assez d’eau comme ça, je tempête, je vocifère, je menace ; je finis au commissariat en cellule de débullement.

Sitôt relâché, je file dans le premier bistrot et m’enfile un double coca cul-sec.

J’ai cessé de m’alimenter.

Je ne supportais plus de déguster un crottin de Chavignol avec un concentré de jus de pamplemousses, de régler son compte à un gigot d’agneau assisté d’une grenadine, de défier une tranche de foie gras à l’aide d’une canette de Canada Dry.

Avaler des huîtres en me rinçant le gosier avec du Fanta me semblait relever de la pornographie culinaire.

Du jour au lendemain, j’ai perdu le goût de vivre.

Je suis devenu mutique.

Moi qui était bavard comme Jean d’Ormesson, sociable comme un présentateur de jeu de variétés, volubile comme un marchand de tapis, je me suis surpris à passer des dîners entiers à converser avec ma fourchette, à prendre des nouvelles de la nappe, à demander à mes chaussures si elles ne manquaient de rien.

Avec les femmes, c’est encore pire.

Moi qui étais capable d’aborder n’importe quelle damoiselle en lui récitant du Rimbaud, d’embobiner ma concierge en lui parlant du beau temps, de séduire ma voisine en l’entretenant de mes hémorroïdes, je n’arrive plus à rien, d’ailleurs je n’essaye même plus ; je me contente de leur demander de me passer le sel.

Et encore.

Boire ne vaut rien mais rien ne vaut de boire.

J’en ai conçu une amertume certaine vis-à-vis des buveurs.

Je guette le jour où ils tomberont au champ d’honneur de leur innommable ivrognerie.

Parfois, nous nous réunissons, nous autres pestiférés du genre humain.

Nous buvons de l’eau plate jusqu’à l’aube, nous glougloutons jusqu’à plus soif des boissons sublimement minérales, nous titubons du salon à la salle à manger ; à partir de minuit, nous colonisons les toilettes, c’est à celui qui pissera le plus longtemps.

Désormais j’attends le jour où, vieillard parmi les vieillards, le médecin viendra m’annoncer que le jour du Grand Départ arrive ; ce jour-là, et seulement ce jour-là, je deviendrai enfin cet ivrogne que, hélas, je n’ai pas eu le temps de devenir.


Je mourrai alcoolique.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  Pour suivre l’actualité de ce blog, c’est par ici : https://www.facebook.com/pages/Un-juif-en-cavale-Laurent-Sagalovitsch/373236056096087?skip_nax_wizard=true

5 commentaires pour “Sept ans d’abstinence”

  1. Tu m’étonnes qu’il déteste tout le monde.

  2. La « Faculté » peut efficacement jouer le rôle de surmoi. Toujours ? Les cigares et les whiskies de Winston Churchill l’envoyèrent ad patres seulement après qu’il eut passé les quatre-vingt-dix ans. Les généralisations sont souvent hâtives. L’auteur de l’expression « rideau de fer » ajoutait scrupuleusement, il est vrai : « No sport !!! » Imaginez quelqu’un qui affirmant aujourd’hui un lien de cause à effet entre refus du sport et longévité… Combien de multinationales faisant fabriquer par des mômes, à peine rémunérés, ballons, godasses ad hoc, survêtements aux prix exorbitants enverraient le Grand Britannique au tribunal !? Glissons.

    Votre post n’en signifie pas moins qu’ici-bas, l’espoir de longévité supplante les opiums métaphysiques et l’intensité d’artificiels plaisirs. Jusqu’aux instillations éthyliques chroniques ne survivent pas aux arrêts médicaux : le décès précoce, ou l’absorption interdite alcool ! C’est un choix. Il ne nuit qu’à vous (c’est selon). Il est donc parfaitement démocratique, ce qui sauve la Grèce antique et peut-être (l’ouzo gloutonnement bu par les touristes ?) moderne.

    Ne badinons plus ! En cas de décès foudroyant, comment la médecine avertirait un (pas encore patient) de sa mort prochaine ? Dilemme. Et si « le médecin [venait vous annoncer] que le jour du Grand Départ arrive », serait-il vraiment sage de vous lancer dans une succession de cuites ? Que vous dirait Blaise Pascal, le gars du pari ? Que Dieu existe, et vous seriez bon pour quelques mois (voir Dante, ou d’autres) de purgatoire ! Alors, réfléchissez. Ce qui ne signifie pas qu’il faille se gaver des sucres dont les multinationales bourrent leurs sodas. Le sucre aussi, cela vous flingue son homme !

  3. 7 ans ! l’anniversaire de tous les dangers comme dans toutes les stat’s des mariages, pour vous celui avec l’ alcool…et vous avez noté la date…
    Je n’ose même pas imaginer le jour où je devrais abandonner la dégustation d’un excellent Chablis, champagne, Côte Rôtie ou autre Bordeaux non trafiqué.
    C’était le 18/01/2003 qu’ après 30 ans de cotisation à fonds perdus au fonds de pension “Philip Morris” ou partenaires j’ai cessé de fumer. I saved the date : anniv’ de mon neveu, symbolique, même si lui, plus tard, a commencé à inhaler cette saloperie malgré des messages de vieille conne “stp ne commence jamais, si je peux te demander une chose dans la vie, stp”…
    Finalement pour moi ça a été beaucoup plus facile d’arrêter que prévu, et vous ?
    Moi je ne mourrai pas fumeuse…
    Au fait ! au moment de l’arrêt une collègue m’avait soufflé qu’il fallait que je me fasse un cadeau pour m’encourager, me féliciter, faire passer la violence du sevrage et pour moi en 2003 ce furent 4 jours à Barcelone ! (quelques années plus tard pour ma soeur ce fut la construction de la piscine, chacun ses moyens !)
    Et vous ? quelle a été votre récompense ? (je ne parle pas de votre santé).
    Vous êtes un héros des temps modernes de notre société de consommation et de l’oralité. à l’année prochaine pour fêter les 8 ans, hors danger, ouf !

  4. Il semblerait que l’on obtienne d’assez bons résultats avec le LSD dans le traitement de cette maladie. Courage, tout n’est pas perdu, mon cher Laurent 😉

  5. Pour une fois je n’aime pas ce que vous écrivez. Un an d’abstinence plus tard je ne rirais pas ainsi de peur de décourager ceux qui conscients de ce que ce poison leur fait désirent de devenir des buveurs d’eau ferrugineuse. Le dire c’est bien, le faire c’est dure, et franchement là, vous ne donnez pas envie du tout d’essayer. Oh oui vous êtes sûrement moins bout en train. Vous regrettez l’ivresse des sommets: de la séduction, du charme irrésistible, de l’intelligence filgurante? Et la dégringolade dans l’escalier? Et la tristesse de ceux qui détestent le cirque, et pourtant ils sont obligés d’assister à la représentation quotidienne du spectacle d un singe en hiver. Santé!

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