Chronique d’un dépressif joyeux


J’avais tout pour être un dépressif de premier plan.

Adolescent, je promettais.

Je possédais la panoplie complète des qualités requises pour prétendre être le plus grand dépressif de ma génération, toutes catégories confondues.

J’avais la mélancolie facile, j’écoutais des musiques à fendre un cercueil, je lisais des poésies sombres comme la mort, j’avais des crises d’angoisse si violentes que j’en venais à jalouser le sort des cancéreux en phase terminale, je ne me comprenais pas, je regardais ma main en me demandant à qui elle pouvait bien appartenir, je dégouttais d’une nausée existentielle que rien ne parvenait à apaiser.

Je me voyais déjà participer aux Championnats du Monde de la Dépression et remporter haut-la-main la compétition reine consistant à demeurer trois semaines dans un état catatonique à fixer un plafond en répétant toutes les cinq secondes ” je ne sais pas ce que j’ai mais je me sens fatigué, si fatigué.”

L’or olympique m’était destiné.

J’aurais écrasé la concurrence sans même avoir recours à des produits dopants, j’aurais été consacré Dieu vivant de la dépression, j’aurais été jalousé et envié, j’aurais suscité des vocations, des femmes auraient couché avec moi pour essayer d’attendrir mes peines : en vain.

J’aurais triomphé de toutes leurs tentatives, j’étais né pour le malheur et rien ne pourrait me détourner de ma route.

A l’âge de vingt ans, j’imaginais encore ma vie à venir comme un interminable chemin de croix où je ne connaîtrais jamais le repos, où sans relâche du matin au soir, été comme hiver, en automne aussi bien qu’au printemps, j’aurais à composer avec les tourments d’une existence si terne, si blafarde et si grise que mon âme suppliciée ne cesserait de gémir une lancinante musique lançant des appels désespérés à un ciel qui jamais ne me répondrait.

Je me voyais allant de maisons de repos en hôpitaux psychiatriques, accomplissant des passages prolongés dans des instituts hantés par des êtres aussi abîmés que moi, des êtres divorcés d’avec la vie, inaptes à toute vie sociale, emmurés en eux-mêmes, errant hagards dans des couloirs à attendre le moment d’absorber leurs doses de tranquillisants pour cesser de penser au naufrage que représentait leur passage sur cette terre.

Or, à ma grande déconvenue, il ne s’est rien passé de tel.

Non pas que je sois devenu un optimiste béat, un forcené du bonheur ou un fanfaron ivre de légèreté mais j’ai trouvé en moi assez de ressources pour affronter la vie sans avoir à mener une existence de martyr ou de damné.

C’est un miracle en soi qui recommence tous les matins.

J’ai déjoué tous les pronostics.

Bien sûr la vie me blesse constamment, bien sûr je suis incapable de fonctionner sans un recours constant à des supplétifs chimiques chargés d’équilibrer le flux de mes humeurs, bien sûr je vis avec la peur au ventre, bien sûr je suis d’une fragilité extrême, bien sûr le monde m’éprouve constamment, bien sûr l’infini de l’univers m’épouvante, bien sûr l’omniprésence de la mort me terrifie mais malgré tout je parviens à vivre debout.

A dire vrai je ne sais pas bien pourquoi j’ai si mal tourné alors que j’étais si doué pour le malheur.

Quelque chose n’a pas fonctionné.

Je n’ai pas répondu aux attentes que j’avais pu susciter.

Je suis comme une de ces jeunes pousses à qui l’on prédit une carrière sportive sans égal et qui, pour des raisons mystérieuses, ne parvient jamais à concrétiser les espoirs placés en lui.

Il demeure pour toujours celui qui aurait pu, aurait dû mais qui, au final, a failli dans les grandes largeurs.

J’arrive à rire de mes infortunes qui sont innombrables, ce qui demeure l’arme absolu pour ne point sombrer tout à fait.

Je n’entretiens aucune illusion sur l’existence, je connais sa parfaite vacuité, son irrémédiable petitesse, son écœurante étroitesse, je suis toujours surpris d’être encore en vie, je n’attends rien de rien, peu de choses arrivent à me surprendre, je n’ai aucune certitude, et si comme le disait le Poète, j’attends Dieu avec gourmandise, je ne suis pas non plus pressé de le rencontrer.


Je suis un dépressif joyeux
.


C’est navrant.


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3 commentaires pour “Chronique d’un dépressif joyeux”

  1. Bonjour !

    J’adore vos chronique , votre humour .
    Et que c’est agréable de lire quelqu’un qui parle bien français ,c’est tellement rare ! Merci

  2. Merci pour le lien vers le poète, c’est extra !

  3. Quel désagrément face à l’insuccès d’un plan privé de la suite escomptée ! Quelle déconvenue ! Se projeter dans un avenir de personne fragile, recourant à l’indispensable soutien de pilules et d’institutions tutélaires – lesquelles, n’ont plus guère les moyens de l’être, maisons de repos et hôpitaux psychiatriques bien moins accueillants que les sanatoriums du Thomas Mann de « La Montagne magique ».

    En fait de « pronostics » – « J’ai déjoué tous les pronostics » (sic) –, ces prévisions inabouties ne furent jamais que les vôtres, sauf à ce que vous celiez quelque(s) information(s) permettant d’entendre qu’un-e « autrui » vous ait voué, du haut de sa science, en l’occurrence démentie, à la dépression. Souvent d’ailleurs, les élu/e/s de Déprime qui ne sombrent pas par jeu, puis ne succombent par goût dans l’appétit de néant, deviennent adeptes d’Humour et/ou de Poésie

    Sans spleen, sans mélancolie, sans saudade, etc., quel intérêt trouveraient-ils à leurs accès de joie, à leurs élans de jouissance ? Rimbaud cessa d’écrire ; mais Baudelaire, non.

    Ainsi vont les dépressifs : ils changent de relief intérieur – lequel dépend des puissantes pressions et dépressions des plaques souterraines –, de pays, de métier ou naviguent seulement d’une humeur à une autre. Certains, non. Les uns accueillent et accomplissent leur malédiction, ou la prédisposition qu’ils se sont créée. Les autres, non.

    Tant que la stérile Dérision ne les assèchent pas, l’essentiel est sauf.

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