Jusqu’à cet hiver, je n’avais jamais lu Shakespeare.
Voilà c’est dit.
Il me terrifiait.
Du haut de ma parfaite insignifiance, je le regardais surplomber de tout son génie mon imaginaire littéraire, je le voyais voltiger à des hauteurs insoupçonnables, je le contemplais déployer les grandes ailes noires de son œuvre immense, infinie, inégalée, et pas téméraire pour un sou, je préférais déguerpir que de l’affronter.
Le combat était trop inégal.
Il allait m’écrabouiller, me réduire à néant, m’aspirer tout entier dans son monde fabuleux où je disparaîtrais à tout jamais, enseveli sous un amas de personnages aussi célèbres que fameux qui prendraient un malin plaisir à rire de mes mésaventures, à me déchiqueter, à me broyer de leurs répliques aussi obscures qu’assassines.
Je n’étais pas prêt, je ne le serais jamais, il était plus fort que la mort elle-même, il était un Dieu veillant sur un royaume aussi vaste que l’univers en personne, un monstre tentaculaire n’appartenant pas vraiment au genre humain, un Golem fait de mots et d’adjectifs dont les sonorités emmêlées résonnaient à travers la brume des siècles.
Un phare trônant sur le toit du monde dont les lumières continuaient à nous éclabousser de leur génie séculaire.
Jusqu’au jour où, me rebellant contre ce despote qui me terrorisait depuis mon adolescence, pris d’une soudaine envie d’en découdre, désireux de me confronter au Père de toutes les littératures quitte à m’y brûler tout entier, je frappai à sa porte.
Ce fut Hamlet qui vint m’ouvrir le premier.
Hamlet !
S’en suivirent le Roi Lear, Macbeth, Othello, Richard II, Jules César, Roméo et Juliette… toute cette cosmogonie de personnages que je connaissais sans connaître, dont j’avais entendu de loin bruire ces illustres réparties qui avaient d’une certaine façon façonné le monde moderne, jeté les bases d’une nouvelle ère, consolidé les fondations mêmes de notre civilisation.
Oh oui je les ai lues ces pièces, parfois même à voix haute pour mieux essayer de percer leurs indicibles secrets, j’ai senti physiquement leurs forces se mouvoir en moi, j’ai reniflé leurs parfums de drame et de tragédie, j’ai goûté à leurs licences poétiques, j’ai entendu le cuivre de leurs dialogues, j’ai lié des amitiés éphémères avec des bouffons et des clowns, des Princes et des Rois, des sorcières et des fanfarons mais, en toute honnêteté, je crains de n’avoir pas compris grand-chose à ces pieuses lectures.
Il est trop tôt.
Je suis comme ce nouveau propriétaire d’un vaste domaine s’étendant sur des centaines d’hectares, qui après une première visite de son acquisition, peine encore à comprendre comment s’agence l’architecture de ses terres, si grandes et disparates lui apparaissent-elles.
Et qui désespère de ne jamais avoir assez de temps, de talent et d’intelligence pour percer leurs mille et uns mystères.
Tout est à la fois inconnu mais pourtant familier.
Ténébreux. Broussailleux. Plein de ronces et d’épines.
De chausses-trappes, de sentiers abrupts, de raccourcis s’achevant en impasses, de culs-de-sac débouchant sur des clairières ombragées, de falaises vertigineuses à escalader, de forêts mystérieuses et insolites, de châteaux-forts lugubres et austères, de pont-levis qui se dressent devant vous et vous interdisent l’entrée.
Une assemblée de fantômes qui surgissent soudain sur la scène, s’agitent le temps de quelques actes avant de rejoindre leur campement situé en des territoires reculés qui doivent être les ténèbres elles-mêmes, vous laissant seul face à vous-même, effrayé mais ravi d’avoir fait leur connaissance et brûlant d’en savoir plus sur eux.
De les lire dans leur langue originale.
D’être à leur hauteur et d’approfondir le sens de leurs dires.
D’entretenir avec eux des connivences vraies afin de puiser dans leur répertoire éternel un sens à notre quête personnelle.
D’accéder au tourbillon de leur immortalité et d’entrevoir le champ des possibilités que cette exploration réserve.
Leur donner la réplique pour mieux nous éprouver et tenter de comprendre la raison même de ces sentiments qui nous fatiguent tant le cœur et l’esprit.
C’est à n’en pas douter le travail de toute une vie.
Et encore.
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Moi, à titre personnel, je considère, et cela n’engage que moi, très personnellement, que ma vie est passionante. Or, j’ai lu un livre de Shakespeare hier. Moi, moi j’ai lu Shakespeare, vous vous rendez compte de ce que je suis capable de faire par moi-même ?
Au fait, avez-vous vu l’autoportrait que j’ai réalisé de mon nombril ? C’est une sorte de selfie égotique, ou plutôt d’égocentrisme selfitique tout à fait bouleversant. Shakespearien je dirais.
Vous prenez des cours du soir pour atteindre ce niveau d’incompétence ou vous êtes né ainsi ? Parce que si tel est le cas, il faudrait songer à faire don de votre cerveau à la faculté de médecine, des comme vous ça se fait rare ces temps-ci
Shakespeare ? Comme il vous plaira, c’est vous le patron de ce blog. Moi, j’aurais bien devisé de Ben Jonson et de son « Volpone ». Ce n’est pas mal non plus : un tour de renard, qu’il leur fait à ses potes, le Volpone. Autre chose que Zorro ; sans épée mais futé, le vieux : il fait saliver ses poteaux pour la succession. Vu qu’il n’est pas marié, pas père (fût-ce d’un bâtard), quand il fait le mourant, of course chacun essaie de se placer en pole position – comme ils disent à Télé Bouygues – pour l’héritage. Vous, vous préférez Shakespeare, je bisse : c’est vous le boss, pas vrai ? Mais, dans le rôle du Renard, Roland Bertin était génial, et pas mal du tout Nicolas Briançon dans celui de Mosca. Imaginez, un Volpone joué par un ancien comédien français de 82 ans au théâtre de La Madeleine (2012), ça valait le déplacement.
Bon, mais vous, vous en pincez pour Shakespeare, ça ne se discute pas. Notez que « Volpone » fut jouée en 1606, dix ans avant le décès du sublime William. Et puis, ça se passe aussi à Venise, comme « Othello ou le Maure de Venise ». Vous me diriez « Ils sont nuls vos rapprochements », vous n’auriez pas tort. Mais, la veille de la Fête du Travail, je n’ai pas le goût de sortir mon Shakespeare, aussi effarouchant pour moi que pour vous. Au vrai, il ne m’avait pas vraiment « terrifié » : avant Shakespeare, des morts, j’en avais déjà vu. Pas aussi géniaux, je vous l’accorde : mon père, mon grand-père maternel, la sœur de ma mère. Ils n’étaient pas dramaturges (déjà, un bon point pour Shakespeare, ça évitait la concurrence), mais eux aussi aimaient Shakespeare. Ils ne l’avaient pas lu dans le texte (et moi, énormément moins que vous), mais ils l’aimèrent. Qui n’aime pas le grand Shakespeare ?
Jusqu’aux plaisantins. L’un d’eux donnait de son nom l’étymologie fantaisiste suivante : to shake, secouer et pear (tree), poirier. « Peut mieux faire », aurait dit mon prof d’anglais. Alphonse Allais, lui, n’y alla pas avec le dos de la cuillère. Il affirma : « Shakespeare n’a jamais existé. Toutes ses pièces ont été écrites par un inconnu qui portait le même nom que lui ». [C’était déjà du Jorge Luis Borges, qui naquit six ans avant la mort d’Allais, et fit quelque chose de plus substantiel que lui avec « Don Quichotte »]. Dans l’officine paternelle, Alphonse Allais élaborait de faux médicaments : c’était un signe avant-coureur.
N’était la Fête du Travail et sa veille (je vais cueillir du muguet), j’eusse été plus vaillant, et plus prolixe. Mais je vous rejoins : Shakespeare est un des rares très grands génies littéraires de l’humanité. En France, seul un de ses pairs se risqua d’ailleurs à publier un « William Shakespeare » : Victor Hugo. C’est dire.