La mort par procuration

                                                                                                                                                                                                                                                        Rien ne nous désarme autant qu’une catastrophe aérienne.

Elle nous frappe au plus profond de nous-même, elle nous afflige, elle nous déstabilise et devant l’effroi qui nous saisit, confrontés à une pareille tragédie, voilà que nous pleurons ces morts dont la seconde avant le drame nous ignorions tout.

Le temps de quelques heures ou de quelques jours, nous nous sentons solidaires de la douleur des familles qui nous sont pourtant complètement inconnues, nous sympathisons avec elles et c’est spontanément que nous leur adressons par la pensée des sincères condoléances, pleurant sur le sort de ces malheureux voyageurs dont nous savons si peu.

Ni leurs noms ni leurs visages.

Cependant, si nous réagissons avec une telle intensité, ce n’est pas tant dans un réel souci d’attendrir la douleur des proches, ce n’est pas tant que nous éprouvons une peine réelle pour eux, mais bel et bien parce que d’une certaine manière, sans même parfois nous en rendre compte, nous éprouvons cette étrange impression d’avoir frôlé la mort de près.

Comme si physiquement nous avions échappé au pire par miracle.

Très exactement comme quand nous passons en voiture devant les carcasses de véhicules accidentés gisant sur le bitume, ressentant alors comme une peur rétrospective d’avoir échappé de peu à un drame qui aurait pu fort bien nous coûter la vie.

Le fait que l’accident se soit produit entre deux villes européennes dont le nom nous est familier, à bord d’un avion qui offre à priori toutes les garanties de sécurité, que nous avons possiblement déjà emprunté lors d’un de nos voyages, un avion s’abîmant en une région connue de nous, renforce d’une manière systémique ce sentiment d’identification qui nous a tous saisis en apprenant la nouvelle de la catastrophe.

Nous ou l’un de nos proches aurait pu être dans cet avion, nous nous sommes dit.

C’est bien sur cette mort virtuelle, la nôtre ou celle de nos enfants ou de nos parents ou de nos amis que nous pleurons.

Cette mort par procuration.

Le même accident qui se serait produit dans les mêmes circonstances, avec le même bilan humain, impliquant le même avion voire les mêmes passagers quelque part dans une province reculée du Bangladesh ou d’Indonésie n’aurait provoqué chez nous qu’un intérêt des plus relatifs bien vite dissipé.

Non pas que nous serions par principe insensibles à ces morts tout aussi effroyables mais bien plus parce que la possibilité que nous ayons pu être l’un d’entre eux eût été des plus réduites.

Il en va de même avec les attentats.

Certains, au nom d’un humanisme universel, se sont offusqués peut-être à juste titre de nos emballements émotionnels lors des attaques de janvier dernier, comparés à notre atroce indifférence devant des drames similaires qui secouaient au même moment le Nigeria où une fillette de dix ans était forcée à se faire exploser au milieu d’une foule.

Oui reconnaissons-le, nous avons des indignations et des émotions sélectives.

Nous n’avons pas à nous blâmer pour cela.

Nos capacités compassionnelles ne sont pas infinies.

Nous ne pouvons pas pleurer sur tous les damnés de la terre, ou bien alors nous passerions nos vies dans un deuil perpétuel.

La tragédie du vol Barcelone-Düsseldorf provoque chez nous comme un stress post-traumatique.

Nous avons survécu à un événement auquel nous n’avons pas participé mais que nous aurions pu fort bien vivre.

                                                                                                                                                                                                                                                      Aujourd’hui nous sommes tous des rescapés.                                                           

                                                                                                                                                                                                                                                   Lire aussi : https://blog.slate.fr/sagalovitsch/2014/03/27/mourir-en-avion-ou-langoisse-de-la-mort-absolue/

 

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9 commentaires pour “La mort par procuration”

  1. Je n’ai pas du tout le même ressenti. Je n’en ai strictement rien à cirer. Suis-je normal ? Je ne crois pas avoir un cœur de pierre, j’ai même pleuré pour Charlie !
    Le mélange du sensationnalisme médiatique et de la politique compassionnelle fait écran entre moi et mes émotions. Il faut que j’en parle à mon psy.

  2. Bah, ça veut juste dire, Pierre, que vous êtes un enfoiré qui ne pense qu’à sa gueule. Rien de bien grave, hein. Chacun sa merde, après tout.

    Cordialement.

  3. ok Paul, heureusement il semble qu’on puisse compter sur vous pour penser aux victimes pour deux. Voilà qui leur fera une belle jambe, j’en suis sûr.

  4. Une belle jambe c’est vrai. A défaut du reste.

  5. Mes chers apôtres, cessez votre querelle – je me suis sacrifié pour que ni l’un ni l’autre n’ait à (se) reprocher le manque de compassion. Je suis l’agneau de Dieu qui, etc.

  6. Moui. N’oublie que si tu étais encore de notre monde, tu serais inéluctablement assis à ma droite en train d’approuver ma sainte parole.

  7. Pourquoi n’est-on pas forcément bouleversé en apprenant le décès accidentel d’une personne inconnue de nous, tombée dans l’escalier de son immeuble, ou même décédée dans une catastrophe aérienne ? L’on ne peut nier que nous ou l’un des nôtres eussions pu trépasser de la sorte. « C’est malheureux », pensons-nous, avant de vaquer à nos activités. Élargir l’idée selon laquelle l’on serait assurément touché par une mort à laquelle le hasard nous a permis d’échapper n’est-il donc pas abusif ? « Nous avons des indignations et des émotions sélectives », écrivez-vous : cela convainc mieux. Quand la géographie et/ou d’autres raisons (pas de lien familial ou d’amitié, aucune proximité professionnelle…) nous éloignent d’un drame accidentel, voire criminel, notre compassion pour les morts est très souvent abstraite, vite effacée. Notre identification aux victimes est furtive, passagère, sans retentissement en nous.

    Le deuil que l’on dit – abusivement, aujourd’hui – « faire », ne se réalise vraiment jamais. Autrefois, on « prenait » ou « portait » le deuil : durant un temps défini, l’on fixait un signe noir sur le vêtement, pour signifier qu’un être cher nous avait été arraché par la mort. Le deuil survivait pourtant au symbole enlevé de la veste ou du manteau ; la douleur de la perte s’espaçait, mais seule la mort du/des survivants l’effaçait. Qu’un deuil ancien s’atténue, nul doute ; on n’oublie jamais sa mère et son père morts. Parfois même, un dialogue intérieur nous lie davantage à eux.

    À en juger par des survivants profondément déchirés qu’interroge tel journaliste, il paraît cependant plus difficile, sinon même impossible, d’admettre la mort d’un être aimé en l’absence de sa dépouille. Ce corps définitivement figé permet, moins de « faire son deuil » de la personne défunte, que d’ « en faire son deuil » : soit d’admettre sa perte, comme on le dit d’une chose précieuse perdue ou volée.

    Quelle douleur est ajoutée à la mort, surtout d’un enfant (une mort « contre nature », dit-on, inversant l’ordre des choses), si son corps n’est pas rendu à ses parents ! Ce triste adieu « en présence » qui leur est volé les renverra toujours à l’incomplétude d’un « Au revoir » échangé au moment d’une séparation banale.

  8. Vos articles sont juste brillants!

  9. Quoique insensible que l’on puisse être, on devrait normalement avoir un vrai de sentiment de peine, de douleur à voir s’écrouler une vie, qu’importe la manière dont cela arrive… Pensant ainsi à mon pot @Mag, qui a perdu sa première fille (tant attendue) une heure après sa venue au monde…
    Certes nous sommes tous des rescapés, mais non uniquement des Crash des avions, mais de la mort elle-même dans tous ces sens et toutes ces sortes, quelle qu’elle soit, causée par crash d’un avion ou par mauvais pas fait dans les marches, ou encore parce que la vie a décidé autrement !!!

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