J’ai 9.4% de chances d’avoir une crise cardiaque dans les dix prochaines années

                                                                                                                                                                                                                                               Comme tous les ans, je me suis payé une visite chez le docteur.

Un peu plus tôt dans le mois, à jeun et en pyjama rayé, je m’étais traîné au laboratoire d’analyses me faire détricoter une veine histoire de voir si du sang mauvais continuait à couler dans mon corps; j’en avais profité pour remplir à grand-peine un bocal de mon urine sacrée.

Le docteur a parcouru les trois pages du rapport sanguin comme s’il consultait les côtes des pouliches engagées l’après-midi dans la troisième à Longchamp.

Je me suis contenté de regarder ses estampes japonaises.

Pas trop mal a t-il fini par marmonner.

Toujours un peu de cholestérol mais pas de quoi déclencher Vigipirate.

Les reins, le foie, la rate, le pancréas, la prostate, le colon, les oreilles, la couille gauche, ça a l’air d’aller, rien à signaler.

Taux de glycémie, vous êtes limite. Bouffez moins de pâtes, de riz, de pain.  Ne bouffez plus rien si vous pouvez, c’est encore la meilleure des solutions. Vous éviterez les emmerdes. Et moi je pourrai prendre ma retraite.

M’a pris la tension, m’a tâté les côtes, m’a palpé les couilles, m’a demandé de respirer un grand coup, a écouté les confidences de mon cœur, a  tenu une conférence au sommet avec mes poumons, a scruté mes oreilles, a inspecté le fond des yeux, le fond de mes narines, le fond de mon palais, le fond de mon fondement mais là j’ai refusé, a joué des cymbales avec mes genoux.

A bougonné comme déçu, “c’est bon, vous êtes à peu près en état de marche.”

J’étais sur le point de partir quand il m’a dit, ” Hop là on ne bouge pas encore, on va rigoler un peu, on nous a refourgué un nouveau joujou pour calculer vos chances de choper une crise cardiaque d’ici dix ans, c’est basé sur une étude épidémiologique de 50 000 gusses de votre acabit. Très instructif comme bidule.”

Il a commencé à remplir des cases, a compilé les chiffres de mes analyses, m’a demandé si je fumais, non, vous picolez, non, drogues, non, vous baisez au moins, oui le jeudi soir, du sport, oui un peu, quel âge déjà, 47, pesez combien, 75, antécédents familiaux, aucun, il a continué à aligner les chiffres, il s’est mis à siffloter la Traviata; visiblement il s’amusait comme un petit fou.

Il devait être du genre à piquer le Biba de sa femme ou de sa fille pour connaître son potentiel érotique.

Il a tripoté sa calculatrice, m’a souri, un grand sourire bien niais, a ajouté des chiffres, en a soustrait d’autres et m’a dit maintenant, petit cachottier, on va  tout savoir; avec un grand geste du doigt – roulements de tambour, musique stridente, staccato trépidant – il a appuyé sur la touche égal et s’est penché l’air gourmand pour lire le résultat.

9,4

J’ai cru que c’était son handicap au golf. Ou la longueur de son yacht. Ou le nombre de ses maîtresses. Ou le nombre de fois qu’il baisait ses maîtresses par année quand il ne pratiquait pas son golf.

Voilà le monsieur a 9,4 pour cent de chances de nous faire une crise cardiaque dans les dix prochaines années.

Ah.

C’est correct. La dernière fois j’en ai eu un qui est monté à 65,9. Je l’ai envoyé directement à l’hosto. C’était un juif qui bouffait du couscous au petit-déjeuner. Vous êtes pas juif au moins?

Si.

Pas de chance. Séfarade ou ashkénaze?

Les deux.

Vous allez prendre cher. Une petite seconde. Il s’est remis à tapoter comme un fou furieux sur sa calculatrice.

17,8. Vous stressez trop vous les Juifs. Pas bon pour votre cœur. Faut apprendre à se relaxer. Vous devriez aller plus souvent à l’Hypercacher vous détendre un peu.

Très drôle.

C’est quoi votre boulot déjà?

Écrivain.

Je voulais dire votre vrai boulot, pas votre passe-temps.

Écrivain.

Je vois. Décidément vous êtes pas verni. Un écrivain juif, ça doit valoir cher, très cher même! Attendez voir, je sens qu’on va exploser les records.

Il a recommencé ses calculs.

Une deuxième fois.

Une troisième fois.

Comprends pas il a dit en me regardant étrangement.

Il a tout repris depuis le début. A vérifié les piles de sa machine à calculer. Est allé prendre celle de sa secrétaire. A tout retapé. A sorti une feuille de papier pour effectuer les calculs à la main.

A redit comprends pas.

Il était tout pâle.

S’est mis à me contempler comme si j’étais le fantôme de l’Opéra.

Comprenez pas quoi au juste docteur?

Vous êtes mort depuis soixante-dix ans il a fini par articuler.

Je sais, j’ai dit. 

C’est de famille.

                                                                                                                                                                                                                                                  Je suis un survivant.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                             Pour suivre l’actualité de ce blog, c’est  par ici : https://www.facebook.com/pages/Un-juif-en-cavale-Laurent-Sagalovitsch/373236056096087?skip_nax_wizard=true

2 commentaires pour “J’ai 9.4% de chances d’avoir une crise cardiaque dans les dix prochaines années”

  1. La prescription de votre médecin ? Pour ses patients : la diète nord-coréenne des bons docteurs Kim. Devenue mauvaise habitude, l’abstention totale d’alimentation survivrait logiquement aux adeptes. La maladie terrassée, le médicastre décrocherait sa plaque et fermerait sa salle d’examen. Un monde sans cabinets médicaux ni hôpitaux, ne se lamenterait plus sur sa désastreuse « démographie médicale ». Le trou de sa Sécurité sociale se comblerait, et l’espèce humaine céderait la place, tels les dinosaures, à ce qu’il resterait de faune et de flore.

    Ce serait moins violent qu’une apocalypse climatique.

    L’ennui est qu’après en avoir longuement (les moindres détails d’un examen exploratoire concourent seuls, il est vrai, au bon diagnostic médical) préparé l’aveu, vous vouliez nous informer de votre survivance. Mais, loin de dévoyer votre propos, on s’autorise seulement à le conduire à son terme. Pas pour vous, bien sûr, qui êtes « mort depuis soixante-dix ans ». Pour tous les autres : mortels, puisqu’il le faut, mais sans violence. Et, n’en déplaise aux censeurs de tous ordres : non sans quelques attentions pour nos papilles gustatives et autres « petites éminences coniques, plus ou moins saillantes, à la surface du derme, de certaines muqueuses ou de certains organes, qui correspondent à des terminaisons vasculaires ou nerveuses, et qui ont généralement une fonction sensorielle » [« Trésor de la langue française »].

    Crever, oui, mais pas avant d’avoir vécu, si peu que ce fût.

  2. En 2515 ça fera 570 ans. Courage.

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