Je ne me souviens pas bien de mes vingt ans.
Ce fut sûrement une période brumeuse, pleine d’incertitudes et de doutes où, sachant déjà que je ne saurai composer avec ce monde, je m’évertuais à trouver des chemins afin d’échapper à son implacable mastication.
Je barbotais d’ennui à l’université, je buvais des bières fortes comme du métal, j’écoutais de la musique triste et réconfortante comme une pluie d’automne, je tombais amoureux de filles qui la plupart du temps ne soupçonnaient même pas que j’existais, je lisais avec une avidité rageuse la grande et la petite littérature, je tapais dans un ballon jusqu’à m’étourdir.
A dire vrai, je ne suis pas bien certain que j’aimerais revivre cette époque de ma vie.
Tout comme je ne suis pas assuré que j’aimerais avoir vingt ans aujourd’hui.
En regardant l’autre jour le visage poupin de ces jeunes gens à peine sortis de l’adolescence, embarqués aux confins de la Syrie dans une noce macabre et barbare, je me demandais avec quelle extraordinaire confusion mentale ils devaient composer pour être parvenus à ce degré d’inhumanité.
Je pense que d’une certaine manière je les plaignais.
Leurs vies n’avaient même pas pris le temps de prendre leur envol qu’elles étaient déjà finies.
Ils ont perdu à tout jamais le lien avec le genre humain, enfoncés dans une nuit si profonde que rien ne pourra plus leur permettre de revoir la lumière.
Certes, jamais je n’aurais de mon temps épousé leur funèbre destin mais je me souviens encore de ces crises de désespoir qui m’accablaient, de cette soif d’absolu que j’avais, de ce besoin d’ailleurs qui battait en moi et de cette impossibilité à trouver une cause ou un combat répondant à ces ardentes attentes.
La société était un monstre froid, effroyablement bien articulé qui attendait de me voir rejoindre ses rangs pour mieux me broyer, me formater, m’écraser afin que j’accomplisse ma pesante besogne de travailleur du quotidien, le bureau, la voiture, la famille, les impôts, la retraite, le cimetière.
Je rêvais à ces époques pas si reculées où les jeunes gens embarquaient dans des cargos de fortune pour découvrir d’autres mondes, voyager sur les vastes océans, s’enivrer de parfums exotiques, s’étourdir d’aventures plus fantasques les unes que les autres, surtout partir loin, loin du ronronnement d’existences douillettes afin de s’éprouver dans des périples au sort toujours incertain.
Mais ceux-là avaient disparu de la circulation.
On ne partait plus.
On restait à quai avec ses chimères et ses rêves.
Les grandes idéologies n’avaient plus cours, la politique entamait son inexorable déclin, les religions battaient de l’aile, le sida ravageait des corps coupables de s’être donnés l’un à l’autre, tout empestait l’ennui, la routine et la mort.
Et rien n’a changé.
A quoi peuvent donc rêver les jeunes gens d’aujourd’hui ?
Contre quoi peuvent-ils donc se révolter ?
Quels moulins à vent vont-ils aller défier alors que la société n’a rien d’autre à leur proposer que des jeux vidéos débilitants, des séries télévisées tout juste divertissantes, des mondes virtuels dénués de tout vrai sentiment, des célébrités circoncises du cerveau et des hommes politiques sans grand relief ?
Tout doit leur apparaître si uniforme, si plat, si étriqué à ces jeunes gens qu’ils auront beau chercher de quoi exalter leur soif d’absolu, leur envie de bataille, leur besoin de conquête, ils ne le trouveront pas.
Le monde est à la normalité.
Au vertige de l’argent.
Aux mirages de la société de consommation
Aux stock-options et aux grandes marques de distribution.
Les idéaux se sont rapiécés comme peau de chagrin, les révolutions s’accomplissent à l’ombre d’écrans d’ordinateurs, les tables de la loi des marchés financiers sont bien trop lourdes pour être renversées, les grands défis spirituels, les seuls peut-être dignes d’intérêt, ont comme disparu.
Le monde occidental n’a jamais été aussi pacifié.
La tranquillité n’est pas faite pour la jeunesse.
Pour suivre l’actualité de ce blog, c’est par ici : https://www.facebook.com/pages/Un-juif-en-cavale-Laurent-Sagalovitsch/373236056096087?skip_nax_wizard=true
Si « rien n’a changé » par rapport au temps de vos vingt ans, comment expliquer qu’aujourd’hui, certains jeunes se précipitent vers ce « funèbre destin », que vous n’auriez jamais « épousé » au même âge ? Qu’aviez-vous donc qu’ils n’auraient pas, ou pas eu – que, vous, vous avez eu ? En quoi la société et le monde des années 2010 sont-ils moins moches, ou plus enthousiasmants, que ceux de la seconde quinquennie 1987 ?
Hormis les « avancées » (?) techniques, on ne voit rien d’extraordinairement différent. Des guerres, sauf erreur, ni eux ni vous n’en fîtes. Quant au grand voyage, un Arthur Rimbaud l’entreprit vers l’Orient, voici près d’un siècle et demi (avant un précoce décès, à 37 ans). Est-ce une question d’époque, ou d’éducation, ou de valeurs aujourd’hui déclinantes, ou de cynisme et d’égoïsme généralisés ? À moins que la religion ne soit en cause – plus précisément et ce n’est nullement pareil : l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques, dévoiement hypocritement dissimulé par un discours mettant en valeur un « juste » combat, un devoir « d’humanité », ou une « exaltante » aventure, soit les trois enveloppés sous le même emballage rhétorique ?
Paul Nizan ouvrit « Aden Arabie » (1931), publié à 26 ans, sur cette phrase devenue célèbre : « J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie ». Certes, ce normalien pensait que la crainte d’être fanatique devrait être dépassée car, selon lui, existent « deux espèces humaines » unies seulement par la haine : « celle qui écrase et celle qui ne consent pas à être écrasée ». Cette vision ne le conduisit néanmoins pas à occire sauvagement quelques-uns de ses contemporains ni au Yémen, ni à Paris, lorsqu’il y revint.
Face à un avenir mal discernable, échappatoires ou aventures existent autant aujourd’hui qu’autrefois. L’armée, de multiples organisations non gouvernementales, des associations diverses recrutent toujours. Que « le monde occidental n’a[it] jamais été aussi pacifié » (c’est à prouver !) et que « la tranquillité [ne soit] pas faite pour la jeunesse », peut-être. Mieux que la barbarie assassine pourtant, d’autres engagements conduisent – sans coup férir – à un relatif apaisement, sinon à l’état adulte.
Très beau billet et malheureusement très vrai.
Antoine, en quête de nouvelles quêtes, 22 ans.
Je vous plains M. Sagalovitsch. Faut-il que vous soyez aux portes de votre dernière demeure pour être si aigri quant à votre temps.
Il faut en finir avec l’éternelle rengaine du “c’était mieux avant”, changer un peu de refrain.
J’ai moi-même un peu plus de 20 ans, je suis moi-même peu friand de notre époque et partage -souvent- vos constats sur la disparition du mystère et de la poésie.
Mais il est de notre fait de réinventer ces mots, de les vivre, d’accepter leur extension, de dénicher la beauté – qui ne disparaitra jamais – dans les endroits où elle se niche. A ce compte, je ne saurai que trop vous conseiller de (re)lire la Lettre à un jeune poète de Virginia Woolfe.
En outre, sachez que le vivier de la création est très fourni chez toutes les nouvelles formes qui émergent, qu’elles soient télévisuelles ou sur internet. Mais évidemment, comme elles sont contemporaines, nous ne bénéficions pas de l’élagage que permet le temps. Aussi faut-il prendre la peine de l’effectuer soi-même, de fouiller dans la masse insipide pour dénicher des pépites.
La condition pré-requise étant juste de ne pas se montrer si péremptoire, si catégorique.
J’ai 20 ans et des poussières.
Et je sais, je crois, que notre génération, celle de l’avènement d’internet, n’est pas vouée à rentrer dans les rangs de la société que l’on nous propose et que vous décrivez.
Nous avons accès à la connaissance, nous avons un outil de communication puissant. Il a ses bienfaits comme ses déboires.
Depuis très jeune on nous ressasse les heures de gloires de mai 68. Cette génération nous l’avons, pour beaucoup, regardé avec nostalgie et avec envie car depuis toujours on nous a présenté le monde tel qu’il est, immuable.
Notre avenir: chômage, crise, une vie sans rêves avec seulement une perspective de bonheur à travers la surconsommation.
A travers les regards défaitistes de nos parents nos rêves s’évanouissent. La société, l’Etat ne croit plus en la jeunesse, ou tout simplement c’est un sujet qui n’intéresse plus. L’Education Nationale en est un bon exemple.
Mais nous changeons.
Je dis nous car je crois qu’internet nous a réuni dans cette prise de conscience du monde et surtout je veux garder l’espoir que nous sommes une majorité à y croire parmi notre génération.
Chacun trouve sa “bataille”. Cette société dictatoriale néo-libéraliste prouve son dysfonctionnement tous les soirs dans le JT, et ce sujet s’immisce de plus en plus dans nos discutions, dans des discutions sur des forums, dans des manifestations et dans des actes d’actions citoyennes.
La jeunesse n’est pas morte, au contraire.
Et certains choisissent de combattre la société dans laquelle on essaye de les cantonner en rejoignant la cause de l’Etat Islamique. Je ne sais pas si on peut dire qu’ils ont “perdu à tout jamais le lien avec le genre humain”, justement ils ont le courage de se battre pour une cause qui leur est chère, la vision d’un monde différent, certes aveuglé dans la croyance religieuse. Ils attaquent notre système, le grand Occident, à partir de ce moment-là nous pouvons les qualifier de “monstres” dans tous les médias. Mais l’Occident a également sa grande part de monstruosité et peut s’octroyer d’être en partie la cause de la création du Daesh.
La jeunesse n’est pas morte, il y a le Daesh pour quelques jeunes, il y a d’autres actions pour la majorité.
Comme vous le disiez, nous ne croyons plus en la politique, qu’elle soit de droite, de gauche, centriste ou autre. Le patriotisme… non plus. Etre citoyen dans une république démocratique, nous n’y croyons plus.
Et justement c’est à nous d’entrer dans la “danse”, de changer les choses. Plutôt que de nous pousser à subir les événements, subir la société, pourquoi ne pas écrire des articles qui nous pousserait à agir, à croire en nous ?
Avec internet on y arrivera. Sans espoir, comment pouvons-nous agir. Sans espoir, il n’y a plus d’évolution.
Et oui, mon très cher Sagalovitsch, je me souviens des miens; de mes 20ans. Et dieu seul sais qu’elle(cette époque) me manque. A la vérité, je n’ai jamais fais le deuil de cette saison printanier plein de masturbations-pardon de mastications-, de désirs non refrénés, débridés et d’inconsciences insoumises. Je me suffisait dans mes manquement, j’étais beau, fort, et alerte. Il s’était “dressé en moi comme une colonne fantastique” comme le disait ce toxicomane d’écrivain De Balzac à propos du jeune Rastignac. Je n’avais nullement besoin de tranquillisants pour attendrir mes désirs névrotiques. J’étais roi dans mon château de cartes. Je regrette peut-être contrairement à vous Sieur cette époque où je lisais et relisais ces œuvres pleines et nourrissantes du très cher Sade.
Bonjour,
très bon article qui fait écho à notre jeunesse perdue entre ses rêves existentiels et la réalité du quotidien.
Je pense qu’aujourd’hui encore on rêve d’absolu, de grandeur et de beauté, mais pour autant le monde ne s’est pas pacifié ni tranquille. Quand j’en parle avec mes amis (ceux qui se posent des questions et se sentent concernés), nous ressentons un chaos énorme. Rien n’est à sa place, tout tourne de travers, pourtant personne ne réagit, ou bien, on fait tous semblant. Semblant de trouver ça normal, semblant d’aller bien, semblant d’exister, afin de se fondre dans un moule, le rôle qu’on voudrait nous faire jouer – et qu’on aimerait jouer aussi, tout serait bien plus simple ! – mais cela me parait compliqué.
Tout est possible, si on veut. Plus de frontières, pas encore de contraintes familiales, pas d’argent mais des idées, des envies. On le voit tous les jours, et c’est super réjouissant : les jardins collectifs, le co-voiturage, les cyber citoyens révolutionnaires…
Mais on navigue entre cet excès de liberté “si tu veux, tu peux” et la somme des contraintes de la vie moderne “trouve un travail, un appart, une famille, une vie”. Trop de questions, d’envies, et pas assez de réel, de concret.
C’est mon ressenti très à chaud, à 24 ans.
Merci Penelope, tu as mis exactement les mots sur ce que je ressens.