Ça commence comme ça
Elle est partie tôt travailler.
Lui, il est resté à la maison à traîner son ennui.
D’habitude il écrit des livres mais là il vient de rendre son manuscrit et il attend la réponse de son éditeur qui comme d’habitude va lui dire que c’est sublime mais qu’il faut tout reprendre depuis le début.
Pour le moment, il est au chômage technique.
Il a perdu l’habitude de ne rien faire.
Il tourne en rond, il réveille son chat, il visite le frigo, il range ses livres, arrose les plantes, va à la fenêtre, ouvre son ordinateur, consulte ses mails, se lève, va pisser, réveille son chat, ouvre un livre, le referme, soupire, calcule la distance entre le canapé et la table de la cuisine, change une ampoule, va se raser, réveille son chat ; à dix heures il sort.
Il se promène, il achète un poulet, des carottes, un oignon, des petites pommes de terre, il rentre à la maison.
Il s’assoit à son bureau, il se relève, il appelle son père, prend une douche, réveille son chat, se regarde dans la glace, va à la fenêtre, calcule la distance entre la table basse du salon et la commode de l’entrée, passe le balai, nettoie le four, arrose les fleurs, consulte le baromètre, se coupe les ongles, réveille son chat, va s’asseoir, regarde le plafond.
La journée passe comme ça.
A six heures, il est à la cuisine.
Il sort le poulet, citronne la peau, le sale, le poivre, met du thym, met du romarin, met du laurier, le fait revenir dans une cocotte, deux minutes sur chaque face, l’enfourne, coupe les carottes en rondelles, cisaille l’oignon, nettoie les pommes de terre.
A six heures et quart, il jette les pommes de terre dans la cocotte.
A six heures trente, c’est au tour des carottes et de l’oignon.
Elle rentre à sept heures moins vingt.
Elle se débarrasse de ses affaires, l’embrasse, ne réveille pas le chat, passe sous la douche, met la table.
A sept heures c’est prêt.
Il sort le poulet, récupère le jus, dispose les carottes et les pommes de terre dans un plat, découpe la volaille, donne un morceau de blanc au chat étrangement réveillé, arrange les morceaux sur le plat, pose le plat sur la table, s’assoit.
Une minute plus tard, la dispute éclate : elle n’a pas mis le bon couteau.
Ce n’est pas la première fois.
De tout temps, elle n’a jamais su faire la différence entre un couteau à viande, un couteau à légume, un couteau à poisson, un couteau normal.
Ce soir par exemple, c’est le couteau pour couper les légumes qui tient compagnie à la fourchette.
D’habitude ils en plaisantent.
Pas ce soir.
Il éclate, il rugit, il tempête, il montre le couteau, il montre le poulet, le poulet, le couteau, le couteau, le poulet, elle le regarde avec deux gros yeux ronds effarés, qu’est-ce qui t’arrive, il se lève, il va chercher dans le tiroir le bon couteau, il le brandit, il les tient chacun dans une main, le couteau à légume, le couteau à viande, il articule, ça légumes, ça poulet, ça couteau pour poulet, ça couteau pour légumes, il éructe, le couteau à légumes c’est pour les légumes, le couteau à poulet c’est pour le poulet, il se rassoit, elle se lève, prend son assiette, va dans sa chambre.
Le chat vient demander s’il peut ravoir du blanc.
Il vole par la fenêtre.
Le lendemain, ça recommence.
Elle part tôt le matin, il reste à la maison à traîner son ennui.
A la différence près qu’il prépare un couscous pour le soir.
Les cuillères, elle maîtrise.
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Il ne reste plus qu’à demander à Miossec d’en faire une chanson…
Couscous serait contre toute attente un dérivé du latin consensus. Le couscous est apaisement, quand il s’agit de faire sens ensemble. Peut être aurait-il été sage d’y penser avec 24h d’avance.
très sympa…
en beaucoup moins drôle, il y a un film de pierre granier defferre : “le chat”, avec une scène a peu près similaire , dans la cuisine entre jean gabin et simone Signoret, sauf qu’il se fait cuire des œufs sur le plat, et qu’au final, c’est elle qui butte le chat….bref, en fait, rien à voir…..
(c’était juste pour faire avancer le schmilblick…)
Très drôle et très bien écrit dans un style acéré. Cela pourrait faire un sketch superbe … j’adore votre style
Vous avez repéré ? Un homme, une femme, un chat. Y eût-il eu un enfant, voici comment la brimade se fût déroulée : le mari aurait engueulé son épouse ; la femme, l’enfant (avant d’aller dans sa chambre) ; l’enfant aurait fait valdinguer le chat. La chaîne de la servitude violente, Diderot l’avait décrite. Sauf qu’à son époque – pourtant celle des Lumières –, le niveau de civilisation était moins haut qu’aujourd’hui : pour Diderot, donc, ça donnait : son patron engueule le mari ; le mari bat sa femme, qui bat le gosse, qui bat le chien. Vu ?
Observons que le chien, ce mammifère servile, n’avait pas droit – même à la cour du Roi – au blanc de poulet. Pour le chat, on ignore, étant donné son moindre degré de servilité. Notez au passage combien l’on ménage ici, via son chat chéri, l’écrivain désœuvré et stressé jusqu’à l’arrivée du verdict de son éditeur. Les écrivains, c’est fragile.
Et la femme, ce n’est pas fragile, alors ? – Féministes ! L’on s’y attendait. Ouais, la meuf, c’est fragile, mesdames, messiers, cassant comme cristal, ça se casse dans sa piaule, ça boude, même quand elle n’a pas pris sa torgnole. Car, vous avez vu, hein ? La femme de l’auteur n’a essuyé qu’une semonce, gratinée d’accord, mais pas un seul coup. Ça, comme on dit aujourd’hui, « c’est un plus » par rapport au Siècle des Lumières ; enfin, lorsque l’on écrit « lumières »… Ils n’avaient que la bougie et la torche. Bon, on ne va pas ennuyer plus longtemps avec la violence faite aux femmes aujourd’hui ; les compagnons, concubins, pacsés et époux n’en tuent pas tant que ça.
« Non mais, quel salaud, ce mec ! Ah, “ils n’en tuent pas que ça” ? Cent vingt et une en 2013, rien qu’en France, ce n’est pas assez ?! »
Bon, peace and love, calme et sérénité. Avez-vous admiré la chute du post ? Le choix des cuillères, non mais n’est-il pas bath, ce Laurent ? La délicatesse même. Et marrant, avec ça.
Quoiqu’il serve du couscous sans viande. – Ah, bon ? – Ben, il n’y a pas de besoin de couteau à table. Vous êtes bouché, ou quoi ? Il coupe la viande et la volaille en morceaux à la cuisine, voyons. Oh, la délicatesse, on vous dit.