C’est dimanche.
Il doit être sept heures passées.
Il y a dans l’air cette atmosphère de fin de semaine quand l’allégresse du week-end arrive à son terme, remplacée par la perspective de recommencer dès le lendemain une nouvelle virée dans la morne routine d’un carnaval de jours passés à l’ombre d’un bureau solitaire.
A l’intérieur de votre appartement, malgré les volets tirés et le murmure du ventilateur, la chaleur rôde, l’esprit s’engourdit, le corps s’alourdit, les paupières se ferment, c’est l’été, le chat dort d’un sommeil profond et désœuvré comme jamais, voilà que vous feuilletez d’un air distrait la gazette de la ville et découvrez que Manhattan passe à la cinémathèque du coin.
Vous revoyez encore l’affiche du film qui trônait dans votre chambre d’étudiant, cette image d’un New York en noir et blanc, avec deux ombres assises sur un banc, tout à côté d’un pont, devant une balustrade, dans un clair-obscur propice à toutes sortes de rêveries.
Comme vous ne l’avez pas revu depuis un certain temps, vous décidez, malgré la chaleur, malgré la pesanteur de la ville figée dans la torpeur de l’été, de vous rendre à la projection.
La salle est presque comble, ce qui ne manque pas de vous étonner.
Il y a là des jeunes gens, des gens de votre âge, des gens plus âgés.
Dès les premières images, à vrai dire dès le premier plan panoramique sur New York suivi bientôt d’une succession d’instantanés montrant la ville sous tous aspects, les rues enneigées, Central Park au printemps, le stade des Yankees un soir de match, la sortie d’un cinéma, la musique virevoltante de Gershwin, vous savez que vous avez eu raison de quitter la touffeur de votre appartement pour revisiter ce film qui a tant compté pour vous.
Que vous avez dû voir la première fois dans un cinéma du Quartier latin.
Ou alors à Montparnasse.
Au Lucernaire peut-être.
Ou bien dans ce petit cinéma tout près de la rue Vavin qui ne doit plus exister aujourd’hui où vous avez visionné les premiers films de Cassavetes, ceux de Wenders et de Jarmusch qui ont formé votre amour pour l’Amérique, Stranger than Paradise, Alice dans les villes, Husbands, Annie Hall, Manhattan…
Et même si vous n’avez jamais été un grand cinéphile, que les films n’ont jamais occupé dans votre vie la même place que les livres, vous vous souvenez que ces films ont compté lors de vos inquiètes années adolescentes quand le monde vous débordait de toutes parts.
Le film a commencé, vous redécouvrez ces personnages qui sont comme des membres d’une famille lointaine mais pourtant proche que vous n’avez pas vu depuis longtemps mais auxquels vous repensez sans cesse avec émotion et nostalgie.
Vous retrouvez la parfaite orchestration de la mise en scène, l’alignement de scènes aussi cocasses que tendres, ces personnages pris au piège de leurs passions et de leurs pulsions, leurs amours aussi fragiles qu’incertains, l’âpreté de la vie, la légèreté aussi, la drôlerie des dialogues, l’adorable minois de Mariel Hemingway dans l’un de ses tout premiers rôles, la loufoquerie irrésistible de Diane Keaton, celle plus inquiète de Woody Allen.
Ce ballet de personnages scandant la vie intellectuelle de New York, la vie d’avant quand on prenait encore le temps de se disputer au sujet de Bergman ou de Norman Mailer, les machines à écrire, les cigarettes, les téléphones manuels, le portrait d’une ville tumultueuse, indomptable, romantique à sa façon, vibrionnant de mille pulsations, véritable Vienne des temps modernes.
Un autre monde.
Celui d’autrefois.
Quand la technologie n’avait pas encore tout envahi et que les vies se faisaient et se défaisaient lors de conversations interminables, de ballades impromptues dans la ville endormie, au détour d’une exposition, d’une visite au musée, le temps béni où les existences se détricotaient à l’allure d’une voiture décapotable filant lentement sur un pont de Brooklyn plongé dans la nuit merveilleuse et intemporelle de l’Amérique.
Le film fini, vous rentrez chez vous, le velours de la nuit vous accompagne; dans les rues désormais désertées par les touristes, il fait bon, une brise légère tourbillonne le long des avenues redevenues paisibles, la musique de Gershwin tonne dans vos oreilles, et vous n’avez plus qu’une seule envie : être la semaine prochaine.
Stardust Memories est au programme de la cinémathèque.
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Magnifique!
Après les maths et le foot les prousteries. Si Proust dit sois disant l’universelle il ne dit rien de ma particularité. Sur Slate le trollage est érigé en art de vivre, trop de troll tue le troll, ça en devient débilitant, j’en ai plus que ma claque. Je suis tombé sur cette photo de la destruction reconstruction du MOMA. Une photo en dit bien plus que mille mots. http://www.novaplanet.com/sites/default/files/galeries/images/michael-wesely-moma32.jpg
Un moment de spleen, cette baudelairienne mélancolie sans cause apparente ? Ou alors, notre blogueur, tel Sandy Bates (avatar à l’écran de Woody Allen) en proie à une crise quasi existentielle, las de l’estime que lui vaut son humour et désireux de « mettre à plat » – expression peu employée en 1980 (année de « Stardust Memories ») – ses œuvres et ses amours ?
New York, Paris… Pauvres pékins, nous nous contentâmes d’ailleurs urbains, peut-être de Toulouse, de sa place Wilson pour les films, d’Auch pour ces vies et ce monde remis en fabrique par des nuits mousseuses de Pelforth partagées – brunes, mais blondes parfois, pour changer. Oui, « en province » (bien avant « la France profonde » de Giscard diamants), on pouvait aussi « se disputer au sujet de Bergman ou de Norman Mailer », quoique les villes que nous arpentions nuitamment fussent à Paris, à New York, ce qu’une maison de poupée est à une HLM ou à un gratte-ciel.
Ni Paris, ni New York, ni Vienne (mais le rêve de Vienne, New York, Paris), mais cette nostalgie de « la vie d’avant », nous l’éprouvons davantage chaque année, dans ses diverses dimensions. Et aussi à travers les livres et les films alors découverts : les grands, les marquants, les grands manquants qu’on revoit, relit. Sans tristesse. Avec ce goût de revenez-y. Peut-être ; dans une autre vie ?
Je pense souvent à vous en ce moment Saga, on voit Nastassja Kinski dans son pull rose partout dans le métro. Qu’elle merveille. Est-ce qu’il y a une image qui puisse donner plus d’émotion ? “Travis…”
Puycasquier : pour Toulouse, si vous avez loupé l’ABC place Saint Sernin, la cinémathèque sur les boulevards puis l’Utopia c’est dommage. C’était une vraie bonne ville culturelle à cette époque, qui a bien changée, malheureusement.
Bisous, c’est l’été, moi je suis amoureuse.