Je ne sais pas ce que j’ai mais je suis fatigué

 

Cette phrase, je ne sais pas ce que j’ai mais je suis fatigué, eh bien je prétends que je suis capable de l’énoncer un nombre incalculable de fois par jour.

Elle me vient spontanément à la bouche.

A tout moment de la journée.

Sans prévenir.

Je peux être là devant ma fenêtre à glandouiller ma solitude, à regarder le chat de la voisine roupiller, à contempler le ciel ruisseler de larmes et marmonner d’une voix atone et blanche, dans le silence sépulcral du salon, je ne sais pas ce que j’ai mais je suis fatigué.

Je suppose que cette sentence énoncée à voix haute doit m’être adressée puisque généralement je me retrouve seul dans mon appartement au moment où je la déclame avec la même solennité qu’un acteur d’une tragédie grecque venant de se faire réprimander par des dieux iniques.

Serait-ce donc mon versant ashkénaze qui s’exprime dans cette apostrophe larmoyante, cette fatigue existentielle d’être né dans un monde qui m’échappe, qui se dérobe à mon entendement, qui m’use, qui m’oblige à composer avec lui alors que je n’éprouve à son égard au mieux qu’une tendre indifférence au pire une franche aversion ?

Ce n’est pas une fatigue physique.

Pas plus que le signe annonciateur d’une dépression à venir.

Je ne suis jamais réellement fatigué ou déprimé quand je prononce ce verdict.

Je peux pétarader de santé, afficher un taux de globules rouges dépassant la moyenne nationale, sentir en moi sourdre le fleuve impétueux d’un optimisme béat et pourtant être tout à fait capable de crachoter ces quelques mots qui à chaque fois me font sursauter de dépit tant cette rengaine mille fois répétée me navre au plus haut point.

Si bien que généralement ces paroles sont suivies d’un sermon sévère que je m’adresse, où je m’invective de cesser de gémir cette complainte du malade imaginaire.

Je pense très sincèrement que dans la minute qui a suivi ma venue sur terre, encore étourdi par l’effort produit pour s’extirper du ventre de ma mère, en regardant le plafond de la chambre d’hôpital, j’ai du babiller à l’infirmière de garde, veillant sur mon berceau, ai pa cekezai mé ze sui fatigé.

Et depuis cette assertion ne m’a jamais quitté.

Je suis un homme fatigué qui fatigue.

Parce que franchement vivre auprès d’un homme qui à tout instant, alors qu’il partage un repas, qu’il visionne un film, qu’il revisite le kamasutra, est capable de dire à brûle-pourpoint, sans que rien, absolument rien ne justifie une telle répartie, je ne sais pas ce que j’ai mais je suis fatigué, exige une patience qui défie l’entendement.

Dès le matin, en me regardant dans la glace, pendant que je suis occupé à vider ma vessie, alors que la journée n’a même pas encore commencé, que j’ai dormi d’un lourd sommeil réparateur, que je me sens comme neuf, d’attaque, prêt à en découdre, je ne peux m’empêcher de confier à mon miroir  ” je ne sais…………… fatigué “.

C’est mon mantra.

Ma musique intérieure.

Mon chant funèbre.

L’expression d’une lassitude aussi comique que cosmique.

Je rajoute que de professer de telles paroles ne manque jamais de faire naître en moi un profond sentiment de dégout et de révolte.

Une envie furieuse de m’administrer une bonne paire de claques.

De m’envoyer une missive m’enjoignant solennellement de cesser sur-le-champ cette éructation sentant le moisi, faute de quoi je demanderais à divorcer avec moi-même.

Rien n’y fait.

Oh boy, I'm tired

Hiver comme été, automne comme printemps, d’une humeur joyeuse ou mélancolique, en pleine séance d’écriture ou au beau milieu d’une conversation avec mon frigidaire, ces mots surgissent spontanément comme un clignotant intérieur m’avertissant de déclencher sans tarder le plan Vigipirate de ma locution préférée.

Je crains même que dans l’intimité de mon caveau, alors que je n’aurai plus aucun effort à produire, si ce n’est papoter avec le néant, je serais capable de professer  un ” je ne sais pas ce que j’ai mais je suis fatigué ”, ce qui me vaudrait une remontrance divine et un avertissement pour comportement défaitiste, susceptible d’entraîner une démobilisation générale.

 

Je suis un mur des lamentations à moi tout seul…

 

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6 commentaires pour “Je ne sais pas ce que j’ai mais je suis fatigué”

  1. Fatiguer autrui vous délasse sans doute ; il semblerait même que vous puisiez dans cette transmission de grande lassitude un surcroît de tonus. À moins que, regrettant qu’un grand devancier – Charles Baudelaire – ait écrit le superbe poème intitulé « L’Héautontimorouménos » [grec : bourreau de soi-même], vous ne feigniez cette torture de vous-même par vous-même. Et depuis votre naissance, l’on ne doute pas que ce petit jeu soit harassant.

    « Je suis la plaie et le couteau !/ Je suis le soufflet et la joue !/ Je suis les membres et la roue,/ Et la victime et le bourreau !

    Je suis de mon coeur le vampire, /– Un de ces grands abandonnés /Au rire éternel condamnés, /Et qui ne peuvent plus sourire ! »

    [Charles Baudelaire, « L’Héautontimorouménos », v. 25-32]

  2. Ça me console… Je ne suis pas seule!!!!

  3. Et oui…. être flemmard est un art, cela ne s’apprend pas, cela s’incarne.

    Alors qu’il est à la portée de n’importe qui, moyennant quelque implication et moultes travaux pratiques, de devenir fainéant.

  4. Fou rire (qui m’a défatiguée), merci. (On se sent moins seuls, effectivement.)

  5. tu t’ennuies en fait…
    et si tu t’occupais un peu plus des autres et un peu moins de toi même 😉

  6. c’est que je fais à longueur de temps et je ne m’ennuie jamais !

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