Hier, à 21h14, j’ai fini de lire Proust

 

Et quand j’eus fini d’achever la lecture de ces 2401 pages représentant au total un poids de 1.590 kg dans la collection Quarto qui rassemble en un seul volume l’intégralité d'”A la recherche du temps perdu”, je me suis levé, je me suis congratulé, you’ve done it boy, you’ve done it, you’re a fucking genius, j’ai roulé une pelle à mon chat, j’ai accompli trois tours de pâtés de maison, à reculons et à cloche-pieds, réalisant qu’après quatre longs mois de servitude proustienne, j’allais enfin retrouver ma liberté de lecteur.

J’allais dire au revoir à tous ces personnages aussi délicieux que désuets, les Swann, Odette, Charlus, Cottard, Albertine, Guermantes et autres Saint-Loup qui tous les soirs, comme des maîtres de cérémonie austères et sévères, me convoquaient à leur chevet et m’enchaînaient à leurs aventures aussi palpitantes à parcourir que le journal de bord d’un escargot engagé dans une course en traîneaux disputée au fin fond de l’Alaska.

Car il le faut savoir, il ne passe rien, absolument rien tout au long de ces 2400 pages, tout comme il ne se passe jamais rien dans nos vies, rien à part ces infinies palpitations de notre moi intérieur, ces mille et une secousses de nos pensées agitées que Proust décortique avec une passion méticuleuse, presque maladive, attentif aux moindres soubresauts survenant à l’ombre de son esprit aussi sensible et réactif que l’aiguille de ces appareils enregistrant en temps continu les mouvements sismiques de notre planète en perpétuelle ébullition.

Et si parfois je me suis lamenté d’ennui comme un spectateur condamné à assister à une mortifère rencontre de ligue 1 disputée un soir d’hiver entre Valenciennes et Toulouse, j’ai aussi connu d’authentiques moments de grâce où j’ai cru me métamorphoser en un véritable chirurgien de l’âme, capable d’appréhender dans toute son infinie complexité les innombrables variations du cœur humain bataillant avec ses propres démons.

Cette sensation vertigineuse de pénétrer au plus profond des arcanes de l’âme humaine, d’en saisir toutes ses facettes, d’appréhender ses ineffables mystères, de s’approcher au plus près de la vérité de l’existence, non pas dans ses manifestations extérieures mais dans l’intimité de ses contradictions intérieures, de ses aspirations les plus secrètes et le plus souvent tues, l’incroyable mécanisme de notre vie cérébrale décrite avec la précision maniaque d’un archéologue attentif à ses moindres évolutions.

On ne peut pas lire Proust en se grattant les couilles tout en regardant d’un air distrait les dernières aventures d’une mouette s’essayant au vol plané en dégringolant du haut de l’immeuble d’en face.

Il faut être tout entier à sa lecture, obliger son cerveau à décortiquer, mot après mot, cette succession vertigineuse de phrases prenant le temps de se raconter dans un entortillage savant de circonvolutions complexes, apprivoiser leurs musiques ô combien singulières en contraignant sa respiration à adopter le rythme propice afin de se laisser gagner par la lente ivresse de ce style déclinant une narration avançant comme des sables mouvants où se meuvent des personnages appartenant à un passé figé dans l’éther du temps.

Manquer parfois de s’étouffer.

Connaître des moments de désespérance et de découragement.

Avoir des envies de s’emparer du volume pour s’en servir comme assommoir à sa propre inconsistance.

Se sentir vivre avec une intensité qu’on n’avait pas connu depuis bien longtemps.

Comprendre qu’on ne se comprendra vraiment jamais mais être reconnaissant de l’avoir compris.

Rester émerveillé devant la capacité réflexive d’un homme qui semble avoir l’intelligence et la sensibilité d’un million.

Etre au plus proche de soi, découvrir le vertige de sa propre personnalité s’épanouir à la lecture de ces paragraphes emberlificotés, deviner que confusément quelque chose d’indicible mais pourtant de bien réel s’est opéré au plus tréfonds de son âme et en rester ébahi de contentement.

Surtout avoir l’humilité de reconnaître être parfois resté en lisière du roman, de ne pas avoir accompli les efforts nécessaires pour saisir toute sa beauté et son étrangeté et se promettre d’y revenir dans dix ans pour rattraper ce manquement inexcusable.

 

Et, en attendant ces retrouvailles programmées, continuer à essayer d’écrire des romans tout en restant conscient de leur effroyable petitesse…

 

( Pour suivre l’actualité de ce blog, c’est par ici : https://www.facebook.com/pages/Un-juif-en-cavale-Laurent-Sagalovitsch/373236056096087?skip_nax_wizard=true )

31 commentaires pour “Hier, à 21h14, j’ai fini de lire Proust”

  1. Tu peux commencer 1Q84 maintenant que tu as lu le monstre de Proust !

  2. Un bel hommage ! Vraiment. Lire “A la recherche du temps perdu”, ces deux mille quatre cent une pages en Quarto, plus – ou moins – dans d’autres éditions, un sacré voyage. Il fait comprendre que “relire Proust” est un propos nettement moins superficiel et destiné à l

  3. [je reprends ; mille pardons] … et destiné à la galerie que : “Je suis en train de relire Saint-Simon”, fort admiré par Marcel Proust et qui commit ses “Mémoires” sur infiniment plus de pages encore que celui-ci, sa “Recherche”. Chez celui-là, il se passe une foule de choses, outre les portraits “d’anthologie” brossés par le duc, qui d’ailleurs ont fait l’objet… d’anthologies, car l’on ne peut souvent tout lire. Chez Proust, il ne se passe rien – du moins au sens d’intrigue ou d’action (aujourd’hui, il nous faut de l’action, ne serait-ce que pour “éliminer” ce que nous avons ingéré de nourritures et boissons terrestres) – mais vous le dites joliment : “rien à part ces infinies palpitations de notre moi intérieur, ces mille et une secousses de nos pensées agitées que Proust décortique avec une passion méticuleuse, presque maladive, attentif aux moindres soubresauts survenant à l’ombre de son esprit aussi sensible et réactif que l’aiguille de ces appareils enregistrant en temps continu les mouvements sismiques de notre planète en perpétuelle ébullition”. Après cet extrait de votre article, et Proust – retour du plaisir de s’y replonger, ou exploration féconde que l’on se promet -, silence et lecture.

  4. Mazel tov !

  5. @Puycasquier : est-ce que Proust saute des lignes ?

  6. vous avez tout lu Proust.
    comme disait Coluche:
    de la main gauche donc?

  7. C’était pas un genre de space cake, la madeleine ? 🙂

  8. Bravo, Laurent… Je n’ai pas encore, hélas, exploré le monde de Proust autrement que par extraits et interprétations. J’espère avoir un jour le temps d’y plonger comme tu l’as fait.

  9. porté sur la branlette ces temps-ci M.Sagalovitsch !

  10. @Sophie K, ne culpabilisez pas. Un type qui n’a jamais bossé de sa vie peut bien passer quelques heures sur 2.400 pages. C’est même la moindre des choses.

  11. J’aurais préféré lire celles de Céline…

  12. J’ai lu La Recherche deux fois. La deuxième fois, ce n’était déjà pas la même chose.
    Je pense que bien des choses m’ont échappées.
    Même s’il y a des parties qui m’emmerdent prodigieusement – en général ce sont celles que nous infligeait le “Lagarde et Michard”.
    Quand je pense à tous ces lecteurs potentiels qu’on a ainsi dégoûté de Proust !
    Je vais m’y remettre, un jour. Du moins j’espère.

  13. Welcome to the club, et venez m’écouter sous mon arbre un de ces dimanches, quoique vous ne me donniez pas l’impression d’être du type à piqueniquer, même sur les falaises proches de Balbec avec des jeunes filles en fleurs (une qualité que j’ai perdue depuis longtemps). J’espère que votre brillant article amènera quelques nouveaux adeptes, bien qu’être proustien n’est pas une religion mais une autre façon de glorifier un grand livre, sans avoir à croire.

  14. J’ai acheté ses livres et je les ai posés dans ma bibliothèque après avoir essayé et echoué à les lire en entier. Est-ce que ça compte? Est-ce que ma vie vaut toujours la peine d’être vécue?

  15. il était temps!!! on a peur de proust alors que c’est une longue musique avec des métaphores sous terraines emergeants des pages comme les saumons remontant les rivières, avec ce present de vérité général qui rompt avec l’imparfait du récit…ce petit moment de vie pure, délicieux et certes vain!

  16. Proust c’est pas le mec qui fait un genre de phénoménologie?

  17. vous avez plus de fans (entre 11 et 15) que ce pauvre marcel n’en a jamais eu de son vivant

    en depit de votre style de hipster dépressif pour grosses préménopausées.

    allez mon vieux : au boulot.

  18. P

  19. Par pitié, ne me dites pas que je suis le seul à me marrer avec la nouvelle pub de cuir center.

  20. ah, la traversée du Jourdan, un grand moment!

  21. @Vince, pub radio? télé? net?

  22. Télé évidemment ! 🙂

  23. pas vu alors

  24. Ceux pour qui ça intéresse, Roger n’est pas très content en ce moment…

  25. Moi aussi j’écoute Gaspard Proust

  26. Ce qui est bien c’est que Proust est tellement un génie que même si moi même j’étais un génie une vie ne suffirait pas à tout analyser. Et pour trouver quelle vérité? De toute façon quand on a compris qui on est c’est qu’on est déjà quelqu’un d’autre. Donc je n’ai même pas essayé. Plutôt que de démêler cet embirlifoquetement permanent il faut se laisser aller et quand vous oubliez le décors autour, que la nuit recouvre le monde et que le livre devient l’univers alors vous êtes le personnage (Proust dit tellement sur l’universel des humains que forcément tout le monde s’y retrouve à un moment ou à un autre, c’est ce qui me fait me sentir moins seul), vos ondes cérébrales fusionnent avec celle du narrateur, vous pensez comme lui, avec lui et tout devient fluide. Intense moment d’extase.

  27. Masturbation à l’école : 52 commentaires
    Proust : 26, soit 2 fois moins.

    Elle est belle la France.

  28. Cf. Sollers vers 1H25 puis à nouveau 1H 29 courant Janvier dernier sur
    http://laregledujeu.org/seminaires/2014/01/23/rencontre-avec-philippe-sollers-en-video/

    Comprendra qui voudra…..
    Mais, en attendant d’aller à la source et de coincer Sollers au Flore, qu’en pense ou au moins qu’en comprend Laurent Sagalovitsch?

  29. Commencé fin Décembre, je patine à la moitié d’Albertine Disparue, désespérant un peu d’aller enfin à Venise. Merci de m’avoir insufflé l’énergie qui devrait m’envoyer jusqu’au Temps Retrouvé, dont j’attends merveilles.
    Bravo pour votre blog par ailleurs, découvert grâce à un moteur de recherche où je recherchai La Recherche.

  30. Courage ! Moi aussi j’ai ramé comme un fou avec Albertine !!!! Un sale moment à passer

  31. Aujourd’hui à 14h11 j’ai fini de lire Proust !
    Si tant est qu’on puisse en avoir fini avec La Recherche. Après l’avoir refermé, je baigne moins dans un sentiment d’achèvement, d’accomplissement, de tristesse ou d’amertume, que dans la sensation diffuse d’avoir tout à faire, à entreprendre, à conquérir peut-être. Comme à la sortie d’une de ces expositions qui vous “laissent” quelque chose. Comme si j’étais passé de lecteur persévérant à dépositaire, à héritier d’un bien précieux. Et cette récompense serait comme l’écho d’une pensée forte et lumineuse dont l’éclat persisterait à miroiter dans la grotte de mon esprit.

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