La richesse autorise toutes les folies et légitime les comportements les plus équivoques. Ainsi la semaine dernière, un individu à la fortune sûrement insolente, a cru bon de débourser près de 80 millions de dollars pour s’offrir une toile de Rothko. Son frère jumeau l’a imité en se délestant d’une centaine de millions de dollars pour se pâmer tout à son aise devant Le Cri d’Edward Munch.
On est content pour eux. Voilà de quoi ravir leurs invités, au moment du dessert, dans une sauterie fastueuse disputée dans un de leurs modestes pieds-à-terre avec vue sur l’Arno ou de ravir la mise face une demoiselle, versée dans l’histoire de l’art, qui jusque-là hésitait encore à se donner en pâture à ce vieux grincheux de milliardaire lubrique à la queue mollassonne.
On ne discutera pas ici de la valeur supposée du tableau de Rothko. N’entendant rien à la peinture, je me garderais bien d’émettre un quelconque jugement de valeur qui par essence, vu mon ignorance crasse et totale, s’avèrerait aussitôt caduc. Certes, j’ai beau m’esquinter les yeux devant cette toile, je ne vois devant moi que des bandes de couleur superposées les unes aux autres dans une teinte marron orangé. Mais de cette morne indifférence ressentie devant la contemplation ahurie de ce tableau, j’en suis le seul responsable, partant du principe intangible que c’est moi qui suis l’infirme dans ce dialogue engagé avec cette toile. Et assurément pas l’artiste.
Certaines pièces de génie possèdent ceci de particulier qu’elles ne s’offrent pas d’emblée au tout-venant, qu’elles recèlent une force obscure et mystérieuse, déstabilisatrice en diable, qui exige de la part du spectateur une discipline, une éducation, une connaissance souvent défaillante. Si j’ai encore du mal à percer, malgré mes tentatives répétées, tous les mystères de l’Ulysse de Joyce, je ne m’en vais pas pour autant le rejeter d’un lapidaire, ” ce n’est que de la pose, un galimatias incompréhensible réservé à quelques snobs littérateurs.”
Tout au contraire, je préfère m’accuser d’être le seul coupable dans ce rendez-vous avorté et penser que c’est ma pauvre personne confite de bêtise qui ne se montre pas à la hauteur du livre. Bien souvent quand un roman d’une envergure certaine vous domine et vous écrase de toute sa folie créatrice, le lecteur hagard et déboussolé a plutôt tendance à s’en prendre au romancier qu’à soi-même. C’est humain. C’est méprisable aussi. Et mesquin.
Il est donc entendu que la toile de Rothko demeure, sans contestation possible, une œuvre magistrale et moi un crétin patenté. Je le reconnais sans aucune trace d’ironie.
Reste le problème posé par cette confiscation répétée de ces monuments de l’art contemporain ou des siècles passés. Au nom de quoi va-t-on enfermer un chef d’œuvre façonné par l’esprit humain dans le sous-sol d’une richissime bâtisse où seul le détenteur de ce tableau sera autorisé à s’ébaubir devant la beauté ô combien intrigante de cette peinture ?
Au nom du seul argent, de cet argent qui permet de soustraire au bien public une œuvre d’art qui pourtant apporterait à la masse d’individus ayant eu l’infortune d’être nés sans fortune la possibilité de s’offrir, interrompant la grisaille de leur vie sans relief, une respiration tremblante de beauté et de transcendance.
Imagine-t-on demain qu’un particulier, quelque que soit son rang, puisse demain acheter les droits d’un roman singulier, empêcher sa publication, et ne le garder qu’envers soi ?
Les collectionneurs d’art privé commettent des crimes contre l’humanité en enlevant comme de vulgaires malfrats des œuvres pionnières dont la morale exigerait qu’elles se retrouvent dans les couloirs d’un musée ouvert au public et non planquées à triple tour dans le bureau capitonné d’un capitaine d’industrie qui, allez savoir, possède le Q.I d’une grenouille écossaise et la sensibilité d’une vache oranaise.
De cette même personne qui du vivant de Van Gogh n’aurait pas hésité à le foutre à la porte en cas de loyers impayés. De ce même bourgeois ventripotent qui, sans sourciller, aurait pu laisser crever de faim un artiste tout en se moquant de ses croûtes avant que la postérité ne le consacre comme un contemporain capital.
Ainsi va le monde. La prostitution des œuvres d’art n’est que l’expression de la vulgarité qui, de nos jours, semble avoir tout recouvert.
Ah, Laurent… Vous avez bien raison.
Vous noterez quand même que l’art contemporain reste la seule arnaque, finalement, qui fait cracher leurs millions à tous ces crânes de piaf ‘chissimes qui ne sortent pas un fifrelin de leurs poches autrement. Le problème, c’est que comme ils se vendent leurs trucs entre eux, ça nous fait une belle jambe.
Super billet, je suis à deux doigts de culpabiliser et d’exposer aux pauvres ma collection ! Mais non ce n’est pas “au nom” de l’argent mais “parce que” l’argent. Et puis on a toujours fait ça, flute alors
Vous dites deux choses : Vous parlez d’une forme de supercherie intellectuelle de l’art moderne, que je veux bien partager avec vous concernant ces bandes de couleurs ci-dessus. Bon, j’ai lu quelque part que la grande révolution de ces oeuvres, c’est de faire exploser la notion de perspective telle que péniblement inventée par les peintres de la Renaissance. Une révolution à 80 millions de $, donc.
Ensuite, vous vous inquiétez de la soustraction au public de ces mêmes oeuvres par le vil pouvoir de l’argent. Mais s’il ne s’git que de perversions de milliardaires aussi fats que mous de la chique, où est la perte sociale et culturelle de la confiscation de ces oeuvres ? Personnellement je ne savais pas qui était ce Rothko, et ce que vous en montrez ne me donne pas l’envie pressante de courir dans un musée.
Bon, ce que j’en dis, hein…
PS : Ulysse donne un sacré mal de tête, mais il y a encore des mots qui font des phrases. Que dire de Finnegan’wake, l’absolu chef d’oeuvre ?
@ Laurent, Vous n’aimez pas les artistes Laurent? Parce que si Koons ou Hirst lisent votre billet, ils risquent de vraiment flipper pour leur compte en banque bien garni.
Vous découvrez que ce sont les “riches” qui financent la production artistique et font le marché de l’Art ?
Au temps des Papes, Rois, Medicis ou autres ce n’était pas vraiment différent. Sauf que Sotheby’s n’existait pas, bien sûr.
En même temps, pour récupérer les tableaux que les “riches” confisquent au “peuple”, il faudrait trouver de nouveaux crédits pour notre cher Ministère et là, ça risque d’être compliqué.
Demandez au Grecs prêts à vendre le Parthénon contre une moussaka (c’est moche et exagéré, je sais). Les nourritures spirituelles, quand on a le ventre vide ça passionne moins.
Mais je vous rassure, il y a quand même plein de toiles, sculptures, et autres dans les musées de France et d’ailleurs.
Bien assez pour que les quelques chefs-d’oeuvre que les amis de Mr Fabius et du vénérable Pierre Bergé nous confisquent ne nous manquent pas.
D’ailleurs on est vachement plus peinard dans un musée qu’à la sortie d’un stade de foot.
Quelques pistes pour les prochains posts : interdire la spéculation sur les oeuvres d’Art (sur le blé aussi, ça serait utile), rétablir l’ISF sur les collections, socialistes ou pas, mettre fin au capitalisme, et combattre la culture de masse.
Bonne chance, Laurent.
@ Bernard : J’échange vos lumières sur Ulysse contre les miennes sur Rothko. Je n’aime pas énormément l’abstrait, mais ce peintre-là, si.
(En revanche, Koons et Hirst, le Roi du porte-clefs géant et le Spécialiste des animaux découpés, laissons-les effectivement aux milliardaires, ils le méritent bien.) 🙂
@ Sandra : vous avez un sacré caractère. J’admire.
@Sophie : Les gosses et l’Art, un antidote (égoïste certes) au destin de pote à Bernard et Vinnie qui m’attendait.
Le oeuvres de Koons et Hirst, me semblent avoir capté parfaitement l’essence du monde dans lequel nous vivons.
Je les laisse à ce cher Mr Pinault, qui a une façon bien à lui de valoriser les artistes sur lesquels ils misent. Vive le Capitalisme éclairé.
Et merci pour le compliment (si c’en est un). J’adore votre blog, ses commentaires, et votre sacré caractère aussi.
@ Merci ! Et c’était un compliment, bien sûr ! 🙂
(Je plaisantais, pour l’égoïsme et les gosses, je précise, haha !)
On dirait des tapis Ikéa.
Pinault & Arnault. Koons & Hirst. Peste & Choléra. Charybde & Scylla. Dupond & Dupont. Abott & Costello. Roux & Combaluzier. Fromage & Dessert.
…
(Soupir las & Sieste réparatrice.)
@ Sophie : Allez voir aussi celui là pour vendre vos Calder, un pote à Vinnie.
http://www.pba-auctions.com/
@ Sandra : C’est quoi ce que vous voulez dire sur nos potes ? Au risque de vous étonner, on mange dans des assiettes et on se tient bien en société au moins durant les heures ouvrées.
@ Sophie : J’avais compris…
@ Bernard : Je n’en doute pas. Mes potes se tenaient mieux en société que la plupart des gens aussi…
Je ne me sentais pas de parler “Marge Brute” toute la journée, si vous voyez ce que je veux dire, même en bonne compagnie.
Ceci n’est que mon opinion, et elle n’engage que moi, toute ressemblance avec des personnages existants ne saurait être que fortuite (Toutes mes excuses Bernard. Bises)
Je crois que tout simplement, en acquérant des oeuvres considérées comme des classiques (c’est à dire échappant à l’érosion du temps, à la mode), tous ces gens incroyablement riches cherchent à acquérir un soupçon d’immortalité par la grâce d’un virement bancaire sécurisé.
Tout cela est bien évidemment touchant. Certes, moins touchant qu’un pharaon ordonnant à sa horde d’esclaves de construire une pyramide. Certes, tout cet argent aurait pu servir autrement, par exemple pour soigner ou nourrir des gens. Mais peut-on imaginer Bernard Arnault chanter à un concert des Enfoirés ? Franchement ?
“un capitaine d’industrie qui possède le Q.I d’une grenouille écossaise et la sensibilité d’une vache oranaise”
“ravir la mise face à une demoiselle qui jusque-là hésitait encore à se donner en pâture à ce vieux grincheux de milliardaire lubrique à la queue mollassonne” : vous pensiez à ALagardère ?
j’apprécie l’art contemporain/moderne, surtout celui appliqué aux objets usuels. pour la peinture je suis un peu plus dubitative, dans le style abstrait, je pense qu’il y a plus une part de hasard/pari que de mystique quand les collectionneurs fortunés fixent leur choix, en tout cas c’est ce que je vois dans ces “œuvres” (ou tapis ikéa…ça m’a bien fait rire :))
@ Bernard : oh, mais je n’oublie pas notre Bergé. :0)
Je partage votre opinion sur la confiscation de l’art par l’argent.
Et j’apprécie les oeuvres de Rothko.
Sophie : J’ai laissé tomber Ulysse au bout de trente pages, et encore… Quant à Finnegans Wake, ça me fait penser qu’il faut que je continue l’expurgation de ma bibliothèque.
Bon, il me semble que le père Pinault a quand même voulu reprendre l’Ile Seguin, la retaper à ses frais pour y installer le musée de sa fondation, il y a quelques années. Et il s’est heurté à je ne sais quelle tracasserie écolo administrative, ce celles qu’on adore dans ce pays. Son musée est donc à Venise, pas cons ces italiens.
Sinon, je viens de découvrir une serviette à bandes rouge et orange dans ma salle de bain, je me demande si ce n’est pas un Rothko. Je vais la faire expertiser rue Drouot dès demain. C’est mieux que le loto, ce truc.
@Bernard, quand je vous dis que c’est un jeu de hasard…et ça doit avoir un titre “ce truc”, ça rappelle les premiers essais enfantins en peinture: des formes et des couleurs
Quelle bande de sales garnements vous faites! Un peu de respect pour cette oeuvre d’art. Même si personne ne semble être sensible à sa beauté ( moi le premier). C’est un peu comme FH. Il doit bien avoir un talent caché le bonhomme.
je ne nie absolument pas la vision personnelle de l’auteur et ce qu’il en résulte : une expression déformante d’une composante de l’univers (rigolez pas, j’essaie moi même de comprendre!) mais la cote de l’artiste et celle des abstractionnistes en général, ça m’étonnera longtemps et vous avez raison de faire le rapprochement avec les politiques parce que pour certains ça peut être tout aussi curieux
Si, on est deux (au moins) à aimer Rothko, avec Emma.
Faut les voir en vrai. Là, en tout petit sur un écran, bof.
(En revanche, que les politiques soient complètement abstraits, dans tous les sens du terme, là oui.)
Du coup sur l’Ile Seguin y’a du cirque http://cirqueenchantier.com/programmation-2011/circolombia-urban/
Trois à aimer Rothko.
En fait, il ne s’agit pas d’aimer…
L’équivalent de la peinture abstraite en littérature pourrait être le haiku.
Ne tenez pas compte de la glose, ni intellect, ni émotion. , il ne s’agit pas de comprendre. C’est comme entendre un coeur battre.
Prenez une feuille, peignez des tranches colorées. Vous n’aurez pas un Rothko. Mais un truc avec des couleurs qui bavent. Ainsi connait-on la puissance d’un écrivain aux mots qu’il a supprimés.
Quant à la question de la cote…c’est une histoire de Marché, comme les tulipes en Hollande. Bernard, à vous :)!
J’hésite entre “le Grand Avoir” ou “le Pouvoir d’apprivoisement du petit”…. voir “La Marche”… allez savoir…
@ Sandra : Et pourtant, je vous assure qu’on on peut aimer à la fois les Girondins de Bordeaux ( qui vont aller taper Sainté dimanche prochain, cher Saga…) travailler sur les Marchés financiers, et Rothko. Mais aussi Ryman, qui est encore plus fou, ou même Cy Twombly qui, dans un genre different, est mon préféré. Il faut voir ces toiles en “vrai” face à face, prendre son temps. Passer une journée au Met, se perdre dans les escaliers, Au moma aussi bien sur, le musée le plus cool sur terre, et surtout ne pas se poser de questions superflues.
Rothko est un génie absolu. Claude Berri, un des premiers à l’ avoir fait découvrir en France, en parle magnifiquement dans son autobiographie ( livre que je recommande à tous)
Et dans l’ ensemble, ces tableaux sont “visibles”. Ceux qui les ont achetés sont tellement fiers de les montrer à tous…Les seuls tableaux vraiment inaccessibles, sont les tableaux volés, ce qui peut se comprendre..
Bon j’ ai l’ impression qu’Hollande a fait à Martine le coup du sombre Ayrault…
Joli!!! Je le retiens
Evidemment, on parle peinture, rien à taper. On fait une vanne de footeux et là, il sort de sa tanière
même en peinture il me botte, Ayrault
Bon j’ arrete
Comme disait Ravel, il aura besoin de bol, Ayrault.
là c’ est vraiment fini, promis
z’avez bossé toute la nuit ou quoi ?
@ Vinnie : n’aggrave pas ton cas, lime Ayrault.
(J’ai bossé toute la journée, oui.)
Leçon n°9 : “il faut être initié pour décoder”
et ça vaut pour tout
@ Sophie, bien le jeu de mots. Surtout quand on parle de mariage gay.
@ You, Vinnie, Tout à fait d’accord pour la rencontre avec l’oeuvre.
Vinnie, je répète, c’est la matière qui ne me convient pas (question de tempérament). Le MOMA est un musée de rêve.
ah moi je préfère les momies du Caire
Sandra : :0)
Imaginez que certaines personnes s’en soient retrouvées à jouer avec le monde comme nous au Monopoly.
Vous conviendrez aisément que nos billets verts ou à filigranes européens ne conviennent plus. Il leur a fallu donc inventer d’autre supports, reconnaissables par tous au premier coup d’oeil, car vus à la TV, dans Madame Figaro ou à Versailles, pour pouvoir continuer la partie. Imaginez un exemplaire d’Au-Dessous du Volcan de 3 métres de haut en lamé turquoise acheté le au prix de la tôle ayant servi à le fabriquer. Exposez le aux yeux de tous (de préférence en créant un buzz payé par le contribuable) et regardez son prix grimper. En ce sens les oeuvres de Rothko, Le Cri de Munch, Koons, Hirst, Murakami… n’ont rien à voir avec l’art, Joyce, ou une culture classique (que certains de ces artistes n’ont pas non plus). Pas plus que Pinault ressemble à un Pape ou un Médicis (qui se contentaient de fournir le gîte et le couvert à des peintres en attendant de pouvoir regarder Les Guignols à la télé). Ceci ne remet aucunement en cause la qualité artistique intrinséque de ces oeuvres, ou le rôle de l’Artiste dans la société. C’est juste pour expliquer le fait que nous soyons au courant du prix de certaines oeuvres. En en parlant nous sommes même des rouages nécessaires de ce mécanisme.