Enfin seul ! Quand, en 1976, Bill Wyman sort son deuxième album solo, il l'appelle Stone Alone – un titre qu'il réutilisera pour son autobiographie. A l'époque, le bassiste fait encore partie des Rolling Stones, qu'il ne quittera que seize ans plus tard. Dans un groupe, mais parti de son côté, soit en solo soit avec un groupe supplémentaire: comme Wyman, Paul Banks s'apprête à explorer ces jours-ci cet étrange paradoxe. Le chanteur/guitariste des New-Yorkais d'Interpol sort en effet son premier disque solo sous le nom de Julian Plenti. Le geste tient à la fois de l'escapade conjugale, de la concurrence déloyale, du coup de poignard dans le dos… Petit passage en revue non exhaustif des messages subliminaux que lancent ceux qui, pour citer un autre membre des Stones, Ron Wood, ont un jour crié: «I've Got My Own Album To Do».
«Je cherche un canot de sauvetage»
Imaginez que vous appreniez que votre entreprise frôle la liquidation judiciaire, n'auriez vous pas envie d'imprimer quelques CV pour les envoyer à gauche à droite ? Un album solo peut servir à ça: à préparer sa sortie, à éviter le chômage musical. A mettre de côté: c'est pour ça qu'on parle de side project. En 1979, quand le manager des Stranglers avertit ses poulains que le punk frôle le dépôt de bilan (les Sex Pistols sont morts, les autres ne se sentent pas très bien non plus), deux d'entre eux se lancent en solo: le chanteur Hugh Cornwell s'adjoint l'ancien batteur de Captain Beefheart Robert Williams pour un très bon album de post-punk/goth, Nosferatu, tandis que le bassiste Jean-Jacques Burnel enregistre son étrange hommage à la construction européenne, Euroman Cometh. Revigoré, le groupe survivra pourtant à l'échappée, et enregistrera même son chef-d'oeuvre deux ans plus tard (La Folie).
«Je veux fuir l'usure du couple»
A force de vivre ensemble pendant des années, les musiciens finissent par se taper sur les nerfs, au point de préférer une bonne séance d'onanisme musical – mais pas plus, afin d'éviter un divorce coûteux. Une démarche souvent très vaine qui fut notamment celle des Stones au milieu des années 80, quand Mick et Keith se tiraient la gueule et partaient chacun bouder dans leur coin. Résultat: des boîtes à rythmes hideuses, du chant gueulard, des solos de saxos côté Jagger («She's the Boss»), des non-mélodies sur lesquelles vient se poser un non-chant côté Richards («Talk is Cheap»). Quand les vieux routiers de la presse musicale parlent des années 80 comme d'une décennie perdue, on espère que c'est surtout à ce genre d'albums, laids comme une thérapie conjugale ratée, qu'ils font allusion.
«Je suis bien meilleur que les autres tocards»
Un bonus orgueilleux des deux catégories précédentes: on essaie de se trouver une porte de sortie, de voyager enfin en solitaire, mais on le fait en plus en passant en force et en clamant qu'on est l'ingrédient indispensable du groupe d'origine. A peine les Faces lancés en 1969, leur chanteur Rod Stewart enregistre ainsi «An Old Raincoat Won't Ever Let You Down», opportunément renommé «The Rod Stewart Album» aux Etats-Unis (ce qui s'appelle, littéralement, se faire un nom) puis enchaîne en 1971 avec le rouleau compresseur «Every Picture Tells a Story» (premier numéro un simultané sur les singles et les albums des deux côtés de l'Atlantique). Non content d'utiliser les autres membres des Faces comme backing band, il finit par déclarer que «Ooh La La», le dernier disque de son propre groupe, est «un album pourri et qui sent mauvais». Un parcours sans faute.
«Je veux enfin prouver ce que je vaux»
La position inverse: brimé, privé de micro et/ou de crédits, le galérien brise ses chaînes le temps d'un disque. S'affirme lui aussi en pleine lumière, tel ce bon vieux Bill Wyman lançant au début des années 80, faute de grammaire incluse: «(Si Si), Je suis Un Rock Star». Les exemples abondent, mais donnent, dans le meilleur des cas, de bons disques de deuxième classe, tel ce «The Red & The Black» sorti en 1981 par Jerry Harrison, le guitariste des Talking Heads, l'année même où David Byrne publie le génial «My Life in the Bush of Ghosts» avec Brian Eno: musicalement intéressement mais vocalement très en dessous de son patron. Ou encore les Breeders de Kim Deal, qui se libère du joug de Black Francis pour aller enregistrer «Pod» (1990), disque sympathique mais indéniablement inférieur à ceux des Pixies – qui rompront par fax deux ans plus tard. Et si en musique, les dictatures avaient du bon?
«Je veux expérimenter un autre style»
Non, public, le corbeau gothique que tu as devant toi aime les couleurs. Le bourrin enjoué a un petit coeur d'artichaut. Le grunge tatoué sait écrire des mélodies à la louche. Bref, ce genre d'album, c'est l'occasion pour un musicien de montrer qu'il a plusieurs cordes à son instrument et d'éviter de se faire taxer de « sous-… », tel Robert Smith enchaînant un side project psychédélique (The Glove, «Blue Sunshine», 1982) avec sa trilogie glaciaire avec The Cure («Seventeen Seconds»/«Faith»/«Pornography»). Dans la catégorie des véritables papillons de nuit révélés par ce genre d'exercice, on compte notamment Elliott Smith, qui s'échappe dès 1994 des grungy Heatmiser pour enregistrer le sobre «Roman Candle», ou encore John Frusciante des Red Hot Chili Peppers qui, en 1990, juste après l'enregistrement de «Blood Sugar Sex Magik», compose des morceaux qui deviendront la matrice du déglingué «Niandra Lades & Usually Just a Tee-Shirt».
«Je veux prendre l'oseille sans me tirer»
En plus de savoir se maquiller, les quatre membres de Kiss savent aussi calculer: en 1978, alors que le groupe est au sommet commercial de sa carrière, ils décident de sortir quatre albums solos simultanément, afin de réussir un gros coup commercial auprès des fans. Une stratégie parfaitement préparée (les quatre albums sortent le même jour, le 18 septembre, avec une même charte graphique pour les pochettes et des pré-commandes qui permettent au label de clamer que le disque de platine est atteint pour les quatre) mais qui échouera à moitié : aucun des disques solos ne montera aussi haut que les «vrais» albums du groupe dans les charts. Et Kiss retournera bien vite embrasser une carrière collective.
«J'enregistre ce disque parce que j'en ai besoin»
Alors, dans laquelle des six familles précédentes se situerait le futur album de Paul Banks/Julian Plenti, si l'on se livrait à un exercice de critique-fiction? Au vu du choix d'un pseudo, des premiers morceaux disponibles (plus dépouillés et expérimentaux qu'Interpol) et du fait que le groupe prépare un nouveau disque, la cinquième paraît la plus crédible: un désir de changer de style. Reste à savoir si Banks pourra être admis dans la septième catégorie, celle de ses albums solos qui échappent à ces motivations à gros sabots et paraissent davantage inspirés par le besoin, que cela soit celui de s'amuser, de se libérer ou de se surpasser par rapport aux voyages groupés précédents. Ces albums, réussites mineures («Psychic Hearts» de Thurston Moore, «The Eraser» de Thom Yorke) ou majeures («Young Prayer» et «Person Pitch» de Panda Bear, «Pacific Ocean Blue» de Dennis Wilson) à qui on peut adresser le plus beau des compliments vis-à-vis de leur grands frères: ils diffèrent dans leur ressemblance et partagent un air de famille.
Jean-Marie Pottier