No Home Movie de Chantal Akerman. Durée : 1h55. Sortie le 24 février.
Dans ma tête un rond-point de Hassan Ferhani. Durée : 1h40. Sortie le 24 février.
Tempête de Samuel Collardey, avec Dominique Leborne, Matteo Leborne, Mailys Leborne. Durée 1h29. Sortie le 24 février.
No Home Movie, film de non-deuil, film d’accompagnement jusqu’à la mort, et puis dans la suite du monde, ne peut plus ne pas se regarder d’une manière particulière, hantée, depuis que sa réalisatrice est elle aussi morte, le 5 octobre.
Pendant des semaines, Akerman la voyageuse revenue au bercail bruxellois a filmé sa mère, cette femme très âgée et en mauvaise santé, cette survivante des camps, ce lien avec la mémoire et l’enfance de la cinéaste.
Cadre fixe après cadre fixe, plan séquence après plan séquence, c’est un cérémonial d’invocation qui se joue. Qui se joue pour chacun, y compris bien sûr si on ne connaît pas mesdames Akerman mère et fille, ou ne se soucie nullement de leur vie privée.
Dans le grand appartement clair comme la ligne claire de la bande dessinée belge, il n’y a le plus souvent que ces deux êtres de chair, celle qui filme (et parfois se filme), celle qui habite là, et qui vaque à ses occupations quotidiennes et à ses souffrances et angoisses de vieille dame. Et cela ouvre l’espace immensément à tout ce qui est aussi là, mais autrement. Tout ce qui est aussi là pour elles, Chantal et sa mère, des objets, des traces, des souvenirs, des mots chargés d’échos, des gestes qui font signe. Mais aussi pour chacun des spectateurs. No Home Movie est un film intime, mais au sens où il fait place à l’intimité de chacun.
C’est l’un des sens qu’il faut donner au titre du film : No Home Movie n’est pas un « film de famille » de la famille Akerman, c’est un travail de partage ouvert. Ce n’est assurément pas non plus, malgré l’extrême austérité de son dispositif de tournage, un home movie au sens d’images de la famille captées à la va comme je te pousse par la petite caméra de papa.
D’abord de papa, il n’y en a pas – cela aussi fait partie de la « situation » (et de tout le cinéma d’Akerman). Mais surtout, même seule avec sa caméra légère, l’auteure de Jeanne Dielman et de La Captive compose des plans d’une rigueur extrême, même, surtout lorsque le cadre semble étrange, maladroit, anormal. Et avec la monteuse Claire Atherton, sa partenaire de cinéma, elle organise les rythmes, les durées, les ruptures d’intensités lumineuses et sonores, d’une manière souverainement émouvante et suggestive.
No Home Movie signifie aussi que cela n’est pas « sa » maison, à elle, Chantal, qui se sera vécue comme éternelle errante, littéralement comme la Juive errante. Même au milieu des objets de son enfance, elle n’est pas chez elle mais chez sa mère, elle qui aura profondément, douloureusement, follement ressenti n’avoir pas de lieu – I Dont Belong Anywhere est le titre du très beau portrait filmé que lui a consacré Marianne Lambert en 2015, juste avant sa disparition.
Ainsi l’extrême réalisme du filmage, l’attention aux lieux et aux objets, rend-il sensible cette idée impondérable, la non-appartenance, la perte du monde qui précède et que redouble mort de la mère – et qui, rétrospectivement, prophétise la mort de la fille.
Dans ma tête un rond-point, premier film du jeune réalisateur algérien Hassan Ferhani, appartient lui aussi de plein droit est ce qu’on est fondé à désigner comme documentaire, et pourtant il n’a rien à voir. Aucun lien personnel ne rattache le réalisateur à ce qu’il filme, et même si dans les deux cas il s’agit d’un lieu clos (avec dans les deux cas quelques brèves échappées), ils n’ont absolument aucun rapport.
Le « théâtre » – c’en est un, à plus d’un titre – où se situe le film, ce sont les anciens abattoirs d’Alger, promis à une prochaine fermeture. Ferhani y accompagne le travail de ceux qui tuent chaque jour des bêtes pour nourrir la ville, les relations entre ces travailleurs à la fois déconsidérés, marginalisés par la société, très pauvres, souvent venus de province poussés par la misère, et en même temps investis d’une mission nourricière et sacrificielle, dans les conditions archaïques où ils travaillent.
Le réalisateur filme le lieu, son architecture, les formes étranges que font surgir à la fois les instrument de l’abattage, la présence des bêtes vivantes et des bêtes mortes, du sang, et les marques puissantes du temps, de l’usure, de la ruine parfois. Mais il s’approche aussi des êtres qui travaillent et parfois vivent là, il les écoute, les regarde, les entend. Dans ma tête un rond-point est un exceptionnel travail de composition, qui agence le proche et le lointain, le singulier et le collectif, le trivial, le social et le mystique.
Les figures les plus mémorables qui émergent de cette composition sont toujours à la fois existantes pour elles-mêmes et parties prenantes d’ensembles qui les dépassent, les contiennent, mais ne les résument ni ne les définissent. Aucune assignation à résidence sociologique, générationnelle ou professionnelle ici.
A nouveau le titre, emprunté à une phrase d’un des protagonistes essayant de définir sa propre place et sa manière de voir son avenir, suggère cet agencement étrange et juste. Dans ma tête un rond-point est à la fois extraordinairement concret et cosa mentale, ces murs carrelés et ces tuyauteries rouillées, ces masses frémissantes ou sanguinolentes, ces corps sculptés par le travail physique et les duretés de l’existence, ces visages où vivent des espoirs, des terreurs, des épuisements, sont le matériau même d’une perception qui à son tour ne se résume à rien de clos.
Ce n’est pas un film sur les abattoirs du quartier du Ruisseau à Alger, pas un film métaphore sur l’état actuel de l’Algérie, ou sur un changement d’époque dans le traitement de la viande par l’industrie alimentaire. Ce n’est pas un film sur. C’est un film avec la complexité du monde, et des êtres, hommes, bêtes, objets, gestes, rêves, paroles, qui le peuplent, et le font monde.
Tempête pourrait paraître au croisement des deux premiers, à la fois inscrit dans un milieu professionnel manuel bien précis (les marins pêcheurs à la place des tueurs des abattoirs) et construit sur une histoire de famille (une relation d’un père et de ses deux enfants au lieu d’une relation mère-fille). Il n’en est rien.
De prime abord, à la différence des deux autres films, le troisième long métrage de Samuel Collardey ne se présente pas comme un documentaire. Dans un port de la côte Atlantique, nous suivons les démêlés d’un homme, Dom, divorcé, employé sur un chalutier, père de deux adolescents qu’il peine à élever. Problèmes d’argent, problèmes d’organisation de son temps, problèmes de relations affectives, entre lui, sa fille et son fils, avec d’autres femmes. Une « tranche de vie » contemporaine chez des gens maltraités par l’existence, mais rien de misérabiliste dans ce récit, grâce à un étrange et très solide alliage de simplicité et d’énergie.
Le scénario n’en rajoute pas, ne « mélodramatise » pas. Dom fait des erreurs, fait de son mieux, agit et puis s’épuise, tourne en rond. Quelque chose de plus qu’une chronique dramatisée est à l’œuvre ici, qu’on détectera ou pas, au fond peu importe, ce sont les effets qui comptent.
Comme il l’avait fait avec son très remarquable premier film, L’Apprenti, Samuel Collardey a filmé des gens, une famille et leurs proches, rejouant leur véritable histoire.
Aucun effet d’emphase ici, aucun clin d’œil au second degré en direction du spectateur, aucun geste revendiquant une mise en forme explicite – contrairement au « théâtre » des abattoirs, ou même aux cadrages d’airain d’Akerman.
En lieu et place, un acte de foi : la croyance dans la capacité du cinéma d’accompagner une certaine vérité des gestes, des mots, des affects, à la condition sine qua non de toujours trouver la bonne distance, la bonne écoute. Tempete est, au sens littéral, un film de fiction : les acteurs jouent un rôle, fut-ce le leur.
On voit bien dès qu’on dit cela combien cela questionne l’idée même du documentaire – comme si les gens filmés « dans la vraie vie ne jouaient pas toujours un rôle, comme si de toute façons ne nous ne jouions pas toujours, y compris « dans la vie », un rôle, ou plusieurs. Air connu, rabâché, cliché plus qu’usé, mais écueil à jamais incontournable. Et qui, du coup, redonne une place singulière, efficiente et même, oui, heureuse, à ce passage assumé par la fiction pour mieux conter un petit quelque chose d’une vérité.
En revendiquant ce passage par le romanesque, voire le feuilletonesque – Dom obtiendra-t-il le prêt pour acquérir son propre bateau ? Réussira-t-il à se réconcilier avec sa fille ?… – mais un feuilletonesque saturé d’une réalité qui s’infiltre dans tous les rouages des mécaniques dramaturgiques, Collardey réussit une passionnante opération de transsubstantiation, qui là aussi, mais par un chemin différent, fait honneur aux potentialités du cinéma.
Un mot encore, quand même. Au-delà de tout ce qu’on a dit, un point commun à ces trois films : par des chemins très différents, ils partagent la capacité, pas si courante aujourd’hui, de regarder les humains avec respect, de laisser apparaître la beauté sans égale d’une vieille dame, des quelques ouvriers venus du Sud algérien, d’une ado en pétard contre son père et la vie. C’est beaucoup.
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Elle avait 65 ans. Elle s’est tuée. La mort, de toute façon, était là depuis le début, était là avant elle.
Depuis le début: le premier court métrage, manifeste burlesque et autarcique, où elle se faisait exploser dans sa cuisine bruxelloise – Saute ma ville, en 1968 bien sûr.
Avant elle: même dans les rires, rauques comme sa voix magnifique de fumeuse folle, même dans l’éclat renversant de ses yeux verts que nul n’oubliera s’il les a vus ne serait-ce qu’une fois, jamais l’ombre maléfique de la Shoah n’a été absente.
Ni dans l’endiablée comédie musicale (Golden Eighties, 1986), ni dans l’adaptation de Proust (La Captive, 2000) ou de Conrad (La Folie Almayer), ni lorsqu’elle réalisait un documentaire sur la troupe de Pina Bausch (Un jour Pina a demandé, 1983), ni dans la pure rage transmuée en pure beauté contre les racistes américains (Sud, 1999).
Cela qui avait broyé sa famille et étendu à l’infini un voile de terreur inhumaine sur le monde, elle ne l’oubliait jamais. C’était lourd, très lourd. Pas question ici d’expliquer son suicide, de trouver des causes à son geste. Juste de rappeler, parce que toute son œuvre en témoigne, combien elle aura longuement cheminé avec la mort présente à ses côtés.
Elle était toute petite, Chantal. C’était ce qui frappait immédiatement, avec la voix et le regard. Elle était, elle avait longtemps été d’une incroyable énergie. Une flamme, une lame. Ce qu’on voyait aussi tout de suite bien sûr, c’est qu’elle était une femme.
Une femme qui fait du cinéma, au début des années 70, ce n’était guère courant, en France –et encore moins ailleurs. Il y avait Agnès Varda, Duras qui s’y mettait, et puis… ? Dès Je, tu, il, elle en 1974, et surtout l’année suivante le geste ample et puissant de Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles, avec Delphine Seyrig à la perfection de son art, elle fait exister avec une force inédite un regard de femme sur les écrans.
Il y a un avant et un après Jeanne Dielman, 3h20 de la vie d’une femme déployaient la transfiguration d’une chronique au ras de la table de cuisine en poème tragique du désespoir contemporain, avec une justesse cruelle et attentive dont on cherche en vain d’autres exemples. Un avant et un après dans l’histoire du cinéma, et dans l’histoire du féminisme, et de la manière dont des œuvres d’art y auront pris leur part.
Je, tu, il, elle et Jeanne Dielman, Chantal Akerman ne les auraient jamais faits, non plus qu’une part majeure de son œuvre encore à venir, si elle n’était allée à New York au début des années 70. Figure naturelle d’une génération issue de la Nouvelle Vague, la génération de Philippe Garrel, de Jacques Doillon, de Rainer Fassbinder, de Werner Schrœter, elle était une figure majeure du cinéma européen. Elle était à sa place dans l’espèce de généalogie qu’aura esquissée la collection pour Arte «Tous les garçons et les filles» pour laquelle elle avait tourné Portrait d’une jeune fille de la fin des années 60 à Bruxelles (1994), s’inscrivant entre André Téchiné, Claire Denis et Olivier Assayas, comme dans le beau portrait de sa génération de cinéastes tourné par Philippe Garrel, Les Ministères de l’art (1989).
Européenne, héritière de la mémoire des camps et de la lumière de la Nouvelle Vague, Chantal Akerman découvrit à New York une autre rupture. Dans l’obscurité de l’Anthology Film Archive créé par Jonas Mekas et dans la lumière du rayonnement de la Factory de Warhol, elle aura été irradiée de cette liberté dite expérimentale, qui vient de Michael Snow, de Kenneth Anger, de Stan Brakhage. Ce qu’elle en fera n’appartient qu’à elle. (…)
Parmi les multiples usages des grands festivals figure, ou devrait figurer la possibilité d’y observer un état de la planète cinéma, de de découvrir de grands repères sur ce qui travaille le cinéma, et la manière dont lui-même travaille le monde et ses représentations. A mi-parcours de la 72e édition du Festival de Venise, qui se tient du 2 au 12 septembre au Lido, le moins qu’on puisse dire est que la Mostra vénitienne ne joue pas du tout ce rôle.
Impossible de discerner la moindre logique de programmation, la construction d’un quelconque assemblage porteur de sens – hormis le poids massif de film aguicheurs et médiocres en compétition, section pour laquelle l’ambition artistique semble être devenue un repoussoir, surtout en l’absence d’un « grand nom ». Mais si ces noms sont devenus « grands », c’est bien parce qu’en d’autres temps et d’autres lieux des programmateurs et des critiques avaient parié sur ces auteurs.
Face à cette confusion, on peut toujours s’en tirer en revendiquant le chaos, comme le fait dans le sabir prétentieux et prétendument rebelle qui est devenu la langue commune de la plupart des curateurs de grandes manifestations artistique le commissaire de la Biennale Okwui Enwezor, faisant de la confusion le principe directeur de la gigantesque exhibition d’art contemporain qui s’étale aux Giardini, à l’Arsenale et dans de multiples autres lieux dispersés dans la Sérenissime – dont un certain nombre d’œuvres signées de réalisateurs de films (Chris Marker, Chantal Akerman, Harun Farocki, les Gianikian, Jean-Marie Straub…), rarement à leur avantage.
A défaut, donc, de pouvoir tirer la moindre conclusion un peu générale des quelque 30 films vus au Lido, on se contentera ici de saluer une poignée de découvertes. En compétition officielle, outre Marguerite de Xavier Giannoli dont on aura la possibilité d’expliciter les qualités lors de sa sortie le 16 septembre, et le très singulier Sangue de mi Sangue de Marco Bellocchio, attendu le 7 octobre, deux grandes œuvres ont dominé de la tête et des épaules la première moitié du Festival. Deux œuvres ambitieuses, où se mêlent fiction, documents, reconstitution, pour travailler des enjeux historiques et politiques avec un sens des ressources du cinéma dont la plupart des autres réalisateurs de cette section ne semblent pas avoir la moindre idée.
Francofonia d’Alexandre Sokourov
Ainsi de Francofonia du Russe Alexandre Sokourov répondant à une commande du Louvre, et convoquant archives, jeu avec des acteurs reconstituant des séquences historiques, petits shoots de fiction, pour travailler avec inventivité et un certain humour la question de la place des grandes institutions culturelles dans la construction des nations, et les lignes de force souterraines qui pourraient donner un sens au mot Europe.
Rabin, The Last Day d’Amos Gitai
Et ainsi de Rabin, The Last Day, vertigineux travail de mise en relations des événements qui ont mené à l’assassinat du premier ministre israélien le 4 novembre 1995 et des réalités actuelles. Le vertige ici n’est pas source de confusion, mais de déstabilisation des idées reçues, de remise en mouvement de la pensée, par la construction d’un assemblage rigoureux de documents factuels et de représentations critiques des régimes de langage et d’image.
Brève halte du côté de Hollywood : après une ouverture en altitude qui est surtout un sommet d’ennui et de conformisme (Everest de Baltasar Kormakur, sabotant l’histoire passionnante vécue et racontée par Jon Krakauer dans Tragédie à l’Everest) et le totalement transparent The Danish Girl de Tom Hooper, on aura eu droit à deux retours au classicisme des genres, bizarrement tous les deux situés à Boston. Tout à fait vaine resucée de films noirs 1000 fois vus, Black Mass de Scott Cooper ne vaut que pour la fausse calvitie de Johnny Depp. En revanche, sur un modèle lui aussi éprouvé, Thomas McCarthy réussit un thriller qui pourrait s’appeler Les Hommes du Cardinal : Spotlight raconte en effet la manière dont, en 2002, les journalistes du Boston Globe ont mit à jour l’étendue de la pédophilie au sein du clergé de leur ville, déclenchant une trainée de scandales dans toute l’église catholique, américaine puis mondiale. Du film émane aussi un parfum singulier, lié au rôle de la presse écrite dans l’établissement de la vérité, avec plans obligés des rotatives et des camions se répandant dans la ville, images aux accents aujourd’hui nostalgiques.
Parmi les autres sélections de la Mostra (Orizzonti, Semaine de la critique, Journées des Auteurs), et à condition là aussi de prendre le risque de tomber sur des abominations navrantes, il était possible de faire également des rencontres réjouissantes, qui relèvent de deux groupes, dont on voyait bien (et qu’on entendait confirmer par les collègues) qu’ils attiraient très peu d’attention et de visibilité médiatique, au risque d’une marginalisation toujours aggravée.
A Flickering Truth de Pietra Bretkelly
Parmi les documentaires, à côté d’un montage indigent consacré à la révolution ukrainienne (Winter of Fire) et d’un autre, utile mais sans grande énergie politique ou artistique, dédié à la destruction de l’URSS (Sobytie, The Event de Sergei Loznitsa qu’on a connu plus inspiré), un film véritablement extraordinaire accompagnait la résurrection du cinéma en Afghanistan. Dans A Flickering Truth, la réalisatrice néo-zélandaise Pietra Bretkelly suit pas à pas les efforts du réalisateur et producteur afghan Ibrahim Arify, et c’est à la foire l’histoire moderne du pays, les enjeux artistiques, politiques et éducatifs qu’est capable de mobiliser le cinéma, la fonction d’analyseur social que constitue un travail sérieux de restauration de films, et une admirable aventure humaine qui se déploient.
Outre le nouvel opus, très singulier, de Frederick Wiseman cartographiant la diversité infinie du quartier le plus multiethnique de New York, In Jackson Heights, un portrait assez plan-plan de Janis Joplin (Janis) s’embrase littéralement sous la puissance d’émotion suscitée par la présence à l’image, et au son, de la chanteuse. Et on sait gré à la réalisatrice Amy Berg de n’avoir pas cherché à trop traficoter son matériel, et de laisser réadvenir, dès le surgissement de Balls and Chains et jusqu’à ce que se dissolve Me and Bobby McGhee le magic spell de la plus grande blueswoman blanche de l’histoire.
Viva la sposa de et avec Ascanio Celestini
Avouons être embarrassé de réunir ensemble sous une étiquette réductrice, quelque chose comme « cinémas du monde » (comme si tous les films n’était pas « du monde », comme si « le monde » était en réalité celui des marginalisés du star système et du commerce poids lourds), des films tout à fait singuliers, et différents entre eux.
Bonne nouvelle, voici que s’avance un deuxième bon film italien – aux côtés du maestro Bellocchio, le trublion Ascanio Celestini, repéré il y a 4 ans pour son étonnant premier film, La Pecora nera. Avec Viva la Sposa, il quitte le Mezzogiorno pour la banlieue de Rome, et un asile de fous pour un monde complètement dingue, mais présent, surprenant, vif, comique et triste.
Le grand réalisateur algérien Merzak Allouache a, lui, présenté une nouvelle œuvre puissante et ancrée dans un réel de cauchemar, Madame courage – le titre est le surnom donné à une des drogues qui ravagent une jeunesse sans présent ni avenir.
Dans un magnifique noir et blanc, le réalisateur tibétain Pema Tseden propose avec Tharlo, histoire d’un berger pris dans les mirages de la ville, une fable contemporaine et éternelle, portée par un interprète impressionnant de puissante. Fable aussi, sur les ambigüités de la volonté de bien faire et les dérives délirantes que provoque l’argent, le premier film de l’Iranien Vahid Jalilvand, Wednesday, May 9. Véritable découverte – de paysages, d’un mode de vie, d’une manière de raconter – un autre premier film, Kalo Pothi de réalisateur népalais Bahadur Bham Min. Fable, histoire pour enfants même, mais intensément mêlée aux drames de la guerre civile qui a ravagé le pays durant la première décennie du 21e siècle.
Et, à nouveau premier film, étonnant de puissance d’évocation et de capacité à raconter beaucoup par des moyens très simples, Beijing Stories du jeune et très prometteur réalisateur chinois Peng Fei, accompagnant plusieurs personnages dont les chemins se croisent et se séparent, avec une émotion attentive, des éclats de comédie et des frémissements de drame, finissant par susciter la grande image d’une urbanisation délirante dans la Chine actuelle (Sortie en France annoncée pour le 18 novembre).
De cette réelle et stimulante diversité, à laquelle d’autres titres montrés à Venise mais pas vus pourraient légitimement s’ajouter, il y aurait tous lieux de se réjouir. Mais ce serait oublier qu’à la Mostra, ces films-là sont de moins en moins visibles, reconnaissables, accompagnés et valorisés par le processus même d’une manifestation qui s’honore d’être le plus ancien festival du monde, mais n’entretient plus que des rapports distants avec ce qui vibre et s’invente dans le cinéma contemporain.
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Le Festival de Locarno, dont la 68e édition au bord du Lac Majeur se tient du 5 au 15 août, occupe une place singulière sur la carte de plus en plus fournie des festivals de cinéma. Faisant partie des plus anciennes manifestations du genre, le festival tessinois s’est construit une position enviable, qui ne rivalise pas avec les poids lourds (Cannes, Berlin, Toronto, Venise) tout en affirmant sa vocation généraliste très ouverte, du cinéma de recherche le plus exigeant au blockbuster sur la prestigieuse Piazza grande, de la star légendaire venue de Californie à l’icône du cinéma d’auteur européen comme au jeune réalisateur indonésien ou vénézuélien présentant son premier film. Et cela tout en offrant également une vitrine luxueuse pour le cinéma suisse, des rétrospectives inventives (cette année, Sam Peckimpah) et une visibilité recherchée pour les courts métrages du monde entier. Il faudrait compléter par l’imposant arsenal d’hommages, ateliers de production, formation de jeunes critiques, dispositifs d’aides aux œuvres à venir.
Malgré les aléas et réajustements depuis 1946, Locarno doit cette position à la quasi-continuité de l’excellence de ses directeurs artistiques, depuis Freddy Buache, désormais légende vivante (et toujours spectateur assidu, débonnaire mais exigeant, du Festival) à l’actuel maître de cérémonie, le critique italien Carlo Chatrian. Il le doit aussi à sa capacité à mobiliser des moyens matériels importants, que peuvent lui envier bien des manifestations situés dans des zones moins prospères, et au soutien des autorités locales et régionales, sensibles aux bénéfices collatéraux générés par la manifestation.
Un festival de cinéma, et Locarno plus encore, mieux encore que beaucoup d’autres, ce sont des rencontres. Rencontres avec des films, d’une réjouissante diversité, on l’a dit – même si cette diversité implique aussi la rencontre avec des films parfaitement antipathiques, et cordialement détestés. Rencontres avec des gens, cinéastes, producteurs, critiques, cinéphiles de tous âges et de toutes origines, retrouvés d’une année sur l’autre ou au contraire croisés pour la première fois, dans un environnement qui échappe à la kafkaïenne hiérarchie des multiples accréditations et aux labyrinthes sécuritaires triant et retriant les VIP, les superVIP, les extramegaVIP (ad lib) qui sont l’ordinaire conditions des festivaliers dans les autres manifestations qui gèrent la venue de vedettes.
Mais un festival, cela peut être aussi la rencontre entre des films. Des œuvres conçues très loin les unes des autres, par des gens qui le plus souvent ne se connaissent pas. A côté de la découverte d’autres réalisations sur lesquelles on se promet de revenir à leur sortie, notamment les nouveaux films de Chantal Akerman (No Home Movie) et d’Otar Iosseliani (Chant d’hiver), à côté aussi des films qu’on n’a pas réussi à voir au cours d’un trop bref séjour, ce sont deux rencontres de ce type qu’on aura envie de mettre ici en évidence.
La première rencontre rapproche, ou met en écho, deux œuvres qui s’avèrent avoir le même sujet, mais regardé sous des angles très différents. Ils ont signés par deux des cinéastes européens les plus stimulants, qui l’un et l’autre œuvrent aux frontières de ce qu’on nomme le documentaire, l’Italien Pietro Marcello et le Catalan José Luis Guerin.
Pure splendeur d’intelligence politique, Bella e perduta de Marcello, réalisateur découvert il y a 5 ans avec l’admirable La Bocca del Lupo, prend en charge la véritable histoire d’un paysan de Campanie qui, il y a quelques années, se consacra à l’entretien et à la défense d’un château du 18e siècle, essayant de le protéger du pillage systématique mis en place par la Camorra.
Cette histoire, qui convoque forces sociales et paysages actuels de l’Italie du Sud, est racontée grâce à l’intervention de personnages mythiques, un « Pulcinella » (masque de la commedia dell’arte) et un jeune buffle doué de parole, qui construisent une poétique sensible du refus de la médiocrité, de la soumission et de la laideur d’une bouleversante puissance. Sans en avoir l’air, Bella e perduta devient ainsi un manifeste rêveur et ultra-précis contre la berlusconisation de l’Italie, et ses profonds ravages.
L’Accademia delle Muse de Guerin, auteur notamment du si beau Dans la ville de Sylvia, semble bien loin, accompagnant l’enseignement d’un prof de philologie de l’université de Barcelone cherchant à rendre sensibles à ses élèves la puissance des mots à partir des récits mythologiques et de l’œuvre de Dante. Concret, joueur, sensuel, émouvant, ce parcours ouvertement pédagogique circule de reflets en échos, de salle de cours espagnole en campagne sarde, et finalement fait naître sous ses plans la même quête que le film de Marcello.
La quête méthodique, argumentée poétiquement et sensoriellement, des possibilités d’une reconception du monde, d’une réinvention de la manière de l’habiter qui ne se soumettrait pas à la laideur et à l’argent. Les jeux du vocabulaire et du désir, la musique des ombres et des matières y déploient des ressources qui invitent à penser en souriant, à sourire en pensant, heureuse promenade où n’existent nulle séparation du corps et de l’esprit, où là aussi les bergers du présent portent un savoir et une séduction pour aujourd’hui et demain.
L’Arcadie est bien le territoire commun de ces deux films, lieu non pas d’une nostalgie mais d’un possible à faire émerger des êtres d’ici et maintenant.
L’écart de départ est encore plus grand avec l’autre belle rencontre entre films à laquelle la programmation de Locarno aura permis d’assister. D’un côté le retour d’un réalisateur perdu de vue depuis le siècle dernier, après une carrière aussi inégale que remarquée, et qui se lance dans l’adaptation d’un des chefs d’œuvres de la littérature les plus inadaptables qui soient. De l’autre un jeune chinois de 26 ans, venu d’une région reculée de son pays, et qui surgit avec un poème visuel assez renversant.
Ici, donc, Andrzej Zulawski, le réalisateur polonais de L’Important c’est d’aimer et de Possession, entreprenant de porter à l’écran Cosmos, le roman monstre de Witold Gombrowicz.
Transposé au présent et au Portugal, le récit halluciné et volontiers grotesque s’invente d’extraordinaires matérialisations de cinéma, grâce notamment aux interprétations de Sabine Azéma et Jean-François Balmer s’en donnant à cœur joie dans le registre délirant. Dans une veine extrême où s’illustrèrent entre autres Oliveira et Ruiz, Zulawski relayé aussi par trois jeunes et très vaillants acteurs (Johann Libereau, Jonathan Genet, Victoria Guerra) circule du romantisme nervalien à sa parodie bouffonne, de la quête par l’absurde d’un chiffre secret du monde à des scènes comme des sauts dans l’inconnu.
Ce cinéma-là cherche, et par définition s’il cherche, il ne trouve pas toujours. Surtout, ce qu’il a « trouvé », la réussite d’une séquence, la beauté, la drôlerie, la puissance interrogative d’un moment, ne garantit rien pour le suivant.
C’est un cinéma sans accumulation de capital, un cinéma qui mise tout à chaque instant – évidemment qui souvent perd. Zulawski a fréquemment travaillé dans ce sens, avec des réussites diverses, dont la plus belle restait son premier film, La Troisième Partie de la nuit. S’en prenant au texte luxuriant de Klossowski, il entraine dans une sarabande qui rend justice au roman et ne cesse de surprendre, avec quelques moments explosifs.
Ce saut dans l’inconnu est aussi à quoi invite Kaili Blues. Bi Gan est un jeune poète cinéaste originaire d’une zone excentrée du Sud de la Chine, dont une ville donne son titre au long métrage. Glissant entre des personnages dont la relation parait d’abord obscure, ou absente, avec comme viatique une citation de Bouddha affirmant l’unité des choses au-delà de leur apparente diversité (certes), et d’énigmatiques fragments de poème, il semble qu’il faille accepter de se perdre dans le labyrinthe de situations que propose le film. Cette perte n’a d’ailleurs rien de déplaisant, tant le réalisateur sait s’approcher d’un visage, rendre sensible un espace, suggérer des tensions émotionnelles.
Mais Kaili Blues raconte une histoire, et celle-ci sera narrée, même si pas selon les usages. Peu à peu se mettent en place les tenants et les aboutissants, au fil de déplacements – géographiques, temporels, stylistiques – qui s’enrichissent progressivement de sens qui paraissaient d’abord disparates. Loin de Kaili, le film culmine avec une incroyable séquence en un seul plan de 40 minutes en mouvement à travers un village d’une communauté rarement montrée, les Miao, qui est une véritable plongée dans un monde réel et affectif inconnu.
Ici aussi, quoiqu’avec d’autres moyens, c’est bien d’une aventure de cinéma – c’est à dire aussi d’une aventure comme spectateur, qu’il s’agit. Se recomposant constamment comme la caméra fluide de Bi Gan ne cesse de redessiner l’inscription de ses protagonistes dans leur environnement, la relation au médecin parti à la fois sauver un enfant vendu par son père et accomplir un pèlerinage sentimental au profit d’une autre – double mission qui produira des effets aussi inattendus que délicats – ne cesse de se réinventer avec une émotion qui ne fait que croître. Double émotion, même, à la fois celle engendrée par le film et celle engendrée par la certitude d’assister aux débuts d’un authentique cinéaste.
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Philippe Garrel applaudi après la projection à Cannes de L’Ombre des femmes, avec Stanislas Mehrar et Clotilde Courau
L’Ombre des femmes est-il un film plus scénarisé que vos précédentes réalisations ?
Oui. Après une époque, désormais lointaine, celle de mes films improvisés, j’ai trouvé bien d’avoir des scénarios, même si c’est surtout pour des raisons d’organisation et de recherche de financement. Là, c’est la première fois où j’étais content d’avoir un scénario, et où à mes yeux il égalait, en termes d’efficacité, l’époque de l’improvisation. Ce n’était plus utilitaire du point de vue économique, ou un pis-aller nécessaire, mais un réel apport au film. Cela avait déjà été un peu été le cas pour Liberté la nuit, mais cette fois j’ai atteint quelque chose de nouveau, en tout cas pour moi. La mise en place d’un suspens psychologique trouve de nouvelles ressources grâce à l’écriture.
Cette écriture est-elle différente de celle de vos précédents scénarios ?
Certainement, du fait de l’arrivée de Jean-Claude Carrière. Il amène une conception du scénario fondée sur le récit, que je n’avais pas avant. J’ai eu envie de rencontrer Carrière à cause de ce qu’il avait fait sur Sauve qui peut (la vie) et je lui ai demandé ce que Godard lui avait fourni à l’époque, et comment il avait travaillé. Il m’a dit que Godard lui avait donné l’endroit et les personnages, cette démarche me convenait très bien, on a procédé de la même manière. Avec Arlette Langmann et Caroline Deruas, déjà coscénaristes de La Jalousie, nous avons établi un sujet, et ensuite on l’a confié à Carrière qui a proposé les premiers développements. Ensuite on retravaille beaucoup ensemble, chacun de nous quatre apporte des éléments.
Comment définiriez vous le sujet ?
Le sujet c’est : la libido féminine est aussi puissante que la libido masculine. Pour moi L’Ombre des femmes est un film sur l’égalité de l’homme et de la femme, telle que peut la prendre en charge le cinéma. Ce qui signifie qu’il fallait énormément soutenir le personnage féminin, et aller contre l’homme : le cinéma a été conçu par des hommes et ce sont quand même toujours eux qui orientent nos représentations, nos manières de voir et de raconter même si heureusement il y a de plus en plus de femmes qui font des films. La plupart du temps, quand des femmes s’expriment à l’écran elles disent des mots écrits par des hommes,. C’est ce que j’ai essayé de résoudre en travaillant à quatre, deux femmes et deux hommes. Mais je crois que le cinéma fonctionne de telle manière que si on met le personnage masculin et le personnage féminin à égalité, le cinéma tend à renforcer la position de l’homme. Pour contrebalancer ça j’ai voulu que le film soit en défense de la femme et à charge contre l’homme. Et du coup à la fin Pierre ne s’en sort pas mal, Manon et lui sont en effet dans un rapport de force égal. Le film est sans doute quand même fait du point de vue d’un homme, mais d’un homme qui va voir ce qui se passe du point de vue des femmes.
Le scénario joue un rôle central lors du tournage ?
Pas central : pour moi, le cinéma c’est toujours fondamentalement ce qui se passe au tournage. C’est là que tout se joue vraiment. Mais le scénario joue un rôle important, surtout du fait des conditions dans lesquels sont faits ces films, c’est à dire très vite et pour très peu d’argent. Un travail très poussé et très précis sur le scénario permet ensuite d’être rapide, de ne pas perdre de temps ni d’argent. Tourner en 21 jours, à Paris ou tout près, dans l’ordre des scènes, nécessite que le scénario soit solide. Il prévoit d’ailleurs aussi le montage : pour travailler dans ces conditions, il ne faut presque rien jeter, tout ce qu’on tourne est nécessaire, et figure dans le film. Le montage proprement dit, ce sont des ajustements à partir de ce qui a été anticipé à l’écriture et fabriqué au tournage d’une manière très proche du résultat final. Mais le scénario ne peut pas, et ne doit pas tout prévoir : il y a des choses qui ne peuvent s’écrire qu’avec la caméra – peut-être les plus importantes. Les vrais risques, c’est sur le tournage qu’on les prend.
Ce sont des conditions matérielles que vous subissez, ou qui vous conviennent voire vous stimulent ?
Elles me conviennent, elles sont la contrepartie d’une totale liberté. Dès lors que je travaille dans ce cadre économique fixé au départ, on me laisse faire tout ce que je veux. Si je trouve une méthode de travail adaptée, ce qui est le cas, je fais exactement le film que je désire. Les films chers ne peuvent pas se faire sans un contrôle des financiers. Je trouve que nous vivons une époque où il faut prendre en considération ces questions, de toute façon l’économie m’a toujours intéressé. Dès 2011, lorsque la crise de la dette européenne a pris des proportions importantes, j’ai compris qu’on était entré dans une époque où il fallait réfléchir différemment, y compris à mon échelle. Depuis, les films sont tournés en moitié moins de temps, et avec des budgets divisés par 2 par rapport à ce que je faisais avant, qui n’avait déjà rien de dispendieux comparé à la plupart des autres. Il faut inventer d’autres prototypes. Et j’ai vu que j’y gagnais de la liberté. Mais sur mes films, tout le monde est payé au tarif syndical, j’y tiens absolument. On sait que je n’ai pas un grand public, à peu près le même depuis des décennies, l’économie de mes films est en proportion, donc c’est sain.
Vous aimez l’austérité ? Vous y trouvez une énergie ?
Je ne le vis pas comme une austérité, mais comme la définition de ce à quoi je tiens le plus. Je tourne avec les acteurs que je veux, les partenaires techniques que je veux, en répétant beaucoup, je filme et je monte en 35mm, en scope, en noir et blanc. Pour moi ce sont autant de luxes, mais qui sont possibles parce qu’ils trouvent place à l’intérieur du cadre défini très clairement avec le producteur, Saïd Ben Saïd, et que nous respectons tous les deux. Je n’échangerais pour rien au monde ma situation contre celle dans laquelle je vois d’autres réalisateurs qui font des films beaucoup plus chers, à travers des crises terribles. Je tiens à ce que l’art m’aide à vivre, il n’est pas question de sacrifier ma vie pour le cinéma. Lorsque j’enseignais au Conservatoire, j’étais effrayé par les élèves qui se disaient prêts à mourir pour l’art. Je préfère ceux qui sont prêts à vivre pour l’art.
Vous retrouvez Saïd Ben Saïd comme producteur, il participe de votre vision du cinéma bien que son nom soit associé surtout à des films très différents ?
Je l’ai rencontré il y a 6 ans, à l’anniversaire de Jean Douchet. Je ne savais pas qui il était mais il produisait Barbet Schroeder ce qui était déjà en sa faveur. Il m’a parlé avec une justesse et une précision qui m’ont sidéré de la bande son de Elle a passé tant d’heures sous les sunlights, je me suis dit : ça c’est un producteur attentif. Peu après, m’étant trouvé sans producteur, je lui ai demandé s’il voudrait produire un film que je ferai, il m’a dit oui, tout de suite. J’ai écrit très vite La Jalousie, tourné avec un très petit budget, et aussitôt après il m’a proposé de recommencer, exactement dans les mêmes conditions. Ça me convenait très bien. Au sein de sa société de production, je suis le plus petit, ils travaillent sur des gros budgets, du coup tout le monde me laisse une paix royale. En outre, contrairement à la plupart des producteurs, Saïd se soucie de ce qui se passe dans le monde entier et pas uniquement des résultats en France, or il se trouve que j’ai un public un peu partout dans le monde, il sait bien s’occuper de cette dimension, et moi j’aime cette idée que mes films circulent.
Lorsque vous écrivez le scénario, les personnages ont-ils un visage, avez-vous une idée de qui les interprétera ?
Non, ce sont des personnages. Lorsque le scénario est terminé, je choisis un acteur, ensuite j’en cherche un deuxième, en fonction du premier, et ainsi de suite. Dans ce cas, j’ai choisi Stanislas Mehrar, avec qui j’avais envie de tourner depuis longtemps, que je trouve magnétique. Je l’ai toujours beaucoup apprécié, surtout dans les films de Chantal Akerman. Ensuite j’ai pensé à Clotilde Coureau, je l’avais repérée il y a très longtemps, après l’avoir vue par hasard dans un téléfilm, immédiatement j’avais senti sa force. C’est une virtuose, je l’ai su d’emblée. Mais ensuite c’est en les voyant ensemble lors des essais que j’ai su que c’était la bonne réponse pour ce film-là.
Et pour le rôle d’Elisabeth ?
J’ai fait des lectures avec Stanislas Mehrar et plusieurs jeunes comédiennes, dont Léna Pogam, qui vient du Conservatoire. Je n’y enseigne plus mais je continue de suivre chaque année les nouvelles promotions, il y a beaucoup de découvertes à y faire. J’ai vu une relation possible et qui me plaisait entre ces deux acteurs, après il faut beaucoup travailler avec chacun. Je ne crois pas à la possibilité de faire faire aux acteurs autre chose que ce qu’ils sont. Il faut s’appuyer sur leur propre rapport au personnage et aux situations, ce qu’ils mettent eux-mêmes en place, et bâtir à partir de cela. Il faut intervenir sans tout casser, c’est un processus long et complexe, mais passionnant aussi.
Vous tournez pour la première fois avec le chef opérateur Renato Berta. Lui avez-vous demandé quelque chose de particulier ?
Lui aussi je l’avais surtout remarqué sur Sauve qui peut (la vie), même s’il appartient à la même mouvance des grands chefs opérateurs liés à la Nouvelle Vague avec lesquels j’ai déjà travaillé, il fait une image assez différentes de Raoul Coutard, de Willy Kurant, de Lubtchansky. Berta est remarquable en particulier pour les éclairages, et je voulais travailler dans cette direction. J’ai particulièrement aimé ses images assez denses, anthracite, qui me rappelaient les images des films de Pabst, de cette époque. Je lui ai demandé d’aller plus loin dans ce sens. Et puis c’est un technicien chevronné, il ne commet pas d’erreurs. Lorsqu’on ne fait qu’une seule prise comme moi, c’est très rassurant d’avoir quelqu’un d’aussi expérimenté.
Comment s’est mise en place la voix off ?
Elle est là depuis le début, elle fait partie du projet. Je ne crois à la possibilité d’ajouter une voix off à la fin, il faut une nécessité organique. J’aime beaucoup les films avec voix off, cela n’existe qu’au cinéma : des mots qui se glissent au milieu de choses qu’on voit, qu’ils peuvent parfois commenter ou contredire. Cette utilisation de la voix off vient clairement de la Nouvelle Vague, de Truffaut beaucoup, de Godard aussi. Mais il y a plein de possibilités différentes pour l’employer, elle permet d’indiquer des nuances qu’il serait impossible de faire passer par les dialogues ou le jeu.
La mise en scène aussi permet de suggérer bien des choses qui ne sont pas dites.
Evidemment. Il me semble qu’il y a plusieurs types de réalisateurs, dont ceux qui auraient pu aussi bien être peintres, certains comme Bresson, Pialat, Assayas, l’ont d’ailleurs été. Je me sens de cette famille-là. Cela signifie une attention particulière aux matières, aux motifs visuels, à des éléments plastiques qui ont un sens mais pas d’une manière explicite. Par exemple dans L’Ombre des femmes il y a une scène où Manon rentre chez elle après avoir été avec son amant, pendant que Pierre, qui était lui aussi avec sa maîtresse, l’attend dans l’appartement. J’ai mis un drap blanc dans l’escalier, ce n’est pas un accessoire au sens utilitaire, et presque personne n’y prêtera attention, mais pour moi c’est exemplairement une trace visuelle de là dont l’un et l’autre sortent, le lit, c’est un signe qui a une puissance de suggestion dans un coin du tableau.
La scène d’ouverture, qui n’a pas de suite dans l’histoire, occupe une fonction comparable ?
Exactement, elle participe à l’établissement d’une forme de tension. J’utilise aussi des images venues des mes rêves. Je cherche une forme d’onirisme mais qui reste attachée à la réalité. Notamment bien sûr « l’inquiétante étrangeté » du désir féminin dont parle la psychanalyse.
Qu’avez-vous demandé à Jean-Louis Aubert, avec qui vous travaillez pour la deuxième fois, pour la musique ?
Je lui ai demandé d’écrire, pour quelques moments très précis du film, des chansons sans parole. Avec une musique simple. Ce sont comme les mélodies de chansons dont les paroles serait le film lui-même, les images autant que les mots. Jean-Louis et moi on s’entend très bien, nous appartenons au même univers, sans doute en grande partie pour des raisons de génération.
Votre cinéma est d’une telle cohérence qu’on est forcément tenté de comparer les films entre eux, pour mettre en évidence ce qui a changé. Pour vous, y a-t-il une continuité ente La Jalousie et L’Ombre des femmes ?
Ce qui m’intéresse c’est ce que je peux comprendre de l’inconscient. La Jalousie était lié à la mort de mon père, L’ombre des femmes est lié à la mort de ma mère. Pour moi, chacun de ces films est profondément marqué par cet événement personnel.
(NB: une autre version de cet entretien figure dans le dossier de presse du film)
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Au terme d’un si long combat contre la maladie, Luc Barnier est mort le 16 septembre. Il avait 57 ans. Il n’était pas célèbre. Mais, en plus d’avoir été un homme d’une grande finesse et d’un charme singulier et chaleureux, il a joué un rôle significatif dans ce qui est arrivé au cinéma de ces 25 dernières années. Luc Barnier était monteur. Parmi ceux qui accompagnent les cinéastes, la présence d’un monteur, son intervention se repère moins que celle des acteurs, des scénaristes, des producteurs, ou même des chefs opérateurs. Pourtant il y a évidemment un sens, et qui dépasse la seule affinité affectueuse, dans la collaboration au long cours de cinéastes et de monteurs.
Martine Barraqué avec Truffaut, Jean Rabier et Monique Fardoulis avec Chabrol, Yann Dedet avec Pialat, Sabine Mamou avec Lanzmann, Martine Giordano avec Téchiné, Nathalie Hubert avec Doillon, Nelly Quettier avec Claire Denis, François Gédigier avec Desplechin (au début), Valérie Loiseleux avec Oliveira sont des exemples particulièrement frappant de partage d’un travail qui participe de la construction de l’univers personnel, du langage original d’un auteur.
Mystérieuse impureté du rapport à la création de cinéma, sans doute jamais aussi profonde que dans le secret de la salle de montage, et la complexité de ce qui se dit, et ne se dit pas, entre un cinéaste et « son » monteur. Si aucun n’a pu ni voulu rester seulement l’interlocuteur d’un auteur unique, d’autres ont privilégié l’éclectisme (comme par exemple jadis Albert Jurgenson, aujourd’hui Hervé De Luze), travaillant aux côtés de grands inventeurs de formes et mettant aussi leur savoir-faire au service de productions lourdes.
Luc Barnier, qui a travaillé sur près de cent films depuis 1980, aura fait les deux. Il aura été l’interlocuteur privilégié et permanent d’Olivier Assayas depuis son premier court métrage, il aura aussi été très proche de Benoît Jacquot, dont il a monté tous les films depuis 1998. S’il a aussi collaboré avec un grand nombre d’auteurs importants (Youssef Chahine, Barbet Schroeder, Yousry Nasrallah, Amos Gitai, Chantal Akerman…), il a également beaucoup travaillé sur des productions grand public, contribuant notamment au succès de Pédale douce ou de Bienvenue chez les Ch’tis. Benoît Jacquot dit que « son secret était que ces mondes, il ne les opposait pas. Les uns et les autres étaient pour lui le cinéma en acte, la beauté surgissant parfois, inattendue. Son père, qu’il adorait, avait été l’imprimeur de certains surréalistes, et peut-être tenait-il de lui cette idée un peu sauvage, et très raffinée, qu’il se faisait du cinéma. » Parlant du talent particulier de Luc Barnier dans son travail, Jacquot souligne « une justesse de ses coupes – comme des voix sont justes – exceptionnelle dans le cinéma français: interruptions, relances, ce qui fait respirer les films». Avant de se consacrer au montage, il avait commencé aux côtés de groupes de rock alternatif.
Olivier Assayas : « Quand Luc a monté mon premier long-métrage, Désordre en 1986, il y avait déjà quatre ans que nous avions débuté notre collaboration avec mon court-métrage Laissé inachevé à Tokyo. Toute l’évolution de mon travail est déterminée par notre dialogue jamais interrompu, notre dernière conversation faisait suite à sa lecture du scénario de mon prochain film qu’il devait monter, comme tous les autres. Sans Luc je ne serai plus tout à fait la même personne, le même cinéaste, même s’il sera là, et tout ce qu’il m’a appris, chaque fois que je choisirai une prise, chaque fois que je couperai un plan ; et son absence restera intolérable. » Au-delà de la douleur personnelle de la perte d’un ami, Assayas donne à entendre l’importance et la complexité de ce lien secret, exemplaire de cette insondable impureté du mélange entre personnel, dialogue entre individus et collectif où se joue l’avènement d’un acte de cinéma.
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Cela aurait dû être un mercredi de rêve pour cinéphiles. Ce sera plutôt un jour noir. Ce même 25 janvier sortent en effet au moins quatre films qui figurent, à bon droit, parmi les plus attendus par quiconque s’intéresse à l’art du cinéma contemporain.
Soit trois figures principales de trois générations de ce que le cinéma français a créé de meilleur depuis 40 ans, le nouveau film de Chantal Akerman, La Folie Almayer (photo), le nouveau film de Patricia Mazuy Un sport de filles et le nouveau film de Rabah Ameur-Zaïmèche Les Chants de Mandrin. A quoi il faut ajouter la découverte d’un film aussi remarquable sur le plan de ses choix de mise en scène que pour ses relations à l’actualité, Tahrir, Place de la Libération de Stefano Savona.
Et ce ne sont que les quatre œuvres à nos yeux les plus dignes d’intérêt parmi les 13 nouveautés, où figurent aussi une machine de guerre hollywoodienne (Sherlock Holmes 2), une –épouvantable– machine pseudo-auteuriste tout aussi formatée par Hollywood (The Descendants), deux autres mélos familialistes (Café de Flore et Les Papas du dimanche), une comédie familialiste (Jack et Julie), un autre film d’auteur français (L’Oiseau d’Yves Caumon, prometteur mais pas encore vu)… Et, en plus de ces 13-là, la ressortie de The Artist auréolé de son succès américain.
L’inévitable résultat de cette situation est une boucherie…
Il y a toujours un peu d’embarras à mettre dans le même sac, ou du moins dans le même texte, deux films qui n’existent chacun que pour et par lui-même. Mais pour le spectateur curieux de découvertes hors des sentiers balisés par la promo, la sortie simultanée de En ville de Valérie Mréjen et de Lourdes de Jessica Hausner, ce mercredi 27, fait signe.
Les deux titres ont d’ailleurs quelques points communs. Tous deux sont réalisés par des femmes, qui sont l’une et l’autre des cinéastes déjà découvertes et appréciées, encore en phase de confirmation de la singularité de leur style et de leur univers, au fil d’un cheminement qui chez l’une et l’autre a mené du documentaire à la fiction. Plasticienne et vidéaste réputée, Valérie Mréjen a approché le cinéma avec deux documentaires mémorables, Pork and Milk et Valvert. Jessica Hausner, après ses débuts comme documentariste, avait déjà affronté la fiction (Lovely Rita, Hotel), mais pour l’une et l’autre le changement est sensible par rapport aux travaux précédents, dans le cas de la réalisatrice autrichienne aussi parce qu’elle est venue tourner en France, avec uniquement des comédiens français.
En outre, comme le souligne les titres, chacun de deux films est profondément lié à une ville, même si cette ville est en même temps un décors, et d’une certaine manière une abstraction. Ainsi de celle qui donne son titre à Lourdes comme de la cité portuaire imaginaire, composée à partir de plans tournés surtout à Saint Nazaire, pour En ville. Enfin et surtout, les deux films affirment une écriture singulière, une manière inédite de traiter un sujet connu.
Stanislas Mehrar et Lola Creton dans En ville de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer
Ici s’arrêtent les comparaisons. Tout d’abord En ville est une coréalisation, par Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, philosophe et romancier, dont c’est le premier film. Ensuite les choix de mise en scène comme les sujets sont complètements différents. En ville raconte l’éducation sentimentale d’une adolescente, Iris, qui rencontre un homme venu d’ailleurs, Jean, porté par un projet et un regard (il est photographe). Ils sont « instables » l’un et l’autre, elle du fait de sa jeunesse, des possibilités ouvertes devant elle, lui habité de tensions divergentes, d’attractions et de refus, de difficulté ou d’inquiétude à trouver se place. La singularité de En ville est de ne pas se construire sur un face à face, mais comme une sorte de galaxie dont les planètes auraient des densités différentes, composant un univers mouvant polarisé par les mouvements des deux personnages centraux. Autour d’Iris et Jean, les trajectoires des amis de la jeune fille, de la compagne de l’homme, des familles de l’une et l’autre composent un ensemble aux multiples dimensions, où circulent vibrations et harmoniques auxquelles les grands espaces vides des quartiers d’entrepôts, d’immeubles solitaires, de quais et de voies ferrées offrent une troublante caisse de résonnance.
En ville est un projet formaliste, au sens où c’est cette construction d’ensemble qui donne sa singularité aux émotions éprouvées par les personnages, au sens où la beauté des plans (images remarquables de Claire Mathon) passe ouvertement par une construction esthétique pour atteindre une intimité sensorielle, quelque chose de très humain et d’assez secret. Ce n’est sans doute pas un hasard, plutôt une preuve supplémentaire de la sensibilité du regard de Mréjen et Schefer, si on retrouve dans leur film les deux actrices qui ont illuminé le cinéma français depuis le début de l’année, Valérie Donzelli (dont on aura l’occasion de reparler bientôt), et surtout, ici, Lola Creton, parfaite en Iris après avoir été sublime dans Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve, dans des rôles qui auraient pu se ressembler et qu’elle sait rendre entièrement différents. C’est aussi une joie de retrouver Stanislas Mehrar dans son meilleur emploi depuis les grands moments que furent son interprétation de deux des plus belles adaptations littéraires du cinéma récent, Adolphe (B. Jacquot d’après B. Constant) et La Captive (C. Akerman d’après M. Proust), interprétations et personnages dont le photographe errant d’En ville serait souterrainement la prolongation.
Sylvie Testud et Léa Seydoux dans Lourdes de Jessica Hausner
On change entièrement de registre avec Lourdes. Au cinéma multidimensionnel de Mréjen et Schefer s’oppose la frontalité délibérée, méthodique, du film de Jessica Hausner. C’est là aussi dans ce parti-pris que se jouent l’originalité et la force du film. Méthodiquement, en se gardant de tout commentaire et surtout de toute ironie facile, la réalisatrice décrit le parcours d’un groupe de pèlerins en visite à Lourdes, et de leurs accompagnateurs. Les personnages sont typés, les situations nettement dessinées par les caractéristiques du contexte : les contraintes du voyage en groupe aggravées par les handicaps des voyageurs, le rapport compliqué à la religion, entre espérance éperdue de personnes en souffrance, bazar aux colifichets, exigence d’organisation des flots immenses de visiteurs, devoirs et désirs des jeunes gens qui accompagnent les pèlerins pour des motivations où la dévotion aux malheureux n’est pas toujours prioritaire, ou omniprésente.
Tout cela compose une sorte de catalogue de situations volontairement montrées de manière contrastée par une réalisatrice chez laquelle on retrouve à la fois le savoir-faire descriptif du documentaire et le penchant pour une observation distanciée des travers humains. Mais toute cette construction prend ici un sens particulier, puisque c’est à l’intérieur de ces compositions appuyées qu’advient l’inexplicable d’un miracle. Parmi les pèlerins, une jeune femme paralysée mais pas très adepte des croyances miraculeuses, venue surtout parce qu’elle s’ennuyait à périr dans son fauteuil roulant, retrouve l’usage de ses membres. Pas d’explication, pas de discours. L’irruption d’un fait qui perturbe aussi tous ceux qui, en principe, croient aux effets de la grotte et des onctions d’eau, voire qui en font profession et commerce, sans parler des autres pèlerins, plus jaloux que confortés dans leur propre espoir de guérison.
Jessica Hausner observe cela, en montre l’accomplissement et les suites comme elle a montré la vie des pèlerins, et celle des membres de la congrégation de l’Ordre de Malte. Il émane de Lourdes une cruauté « à plat », qui évoque un peu Les Monstres de Dino Risi, l’humour en moins. Mais aussi quelque chose de plus étrange, et qui serait la volonté d’affronter un « c’est comme ça » qui prend en charge en même temps la vérité de la peur et de la souffrance, le kitsch du barnum de la grotte miraculeuse, la possibilité de dire non à son statut fut-il aussi contraignant qu’une paralysie lourde, l’inexplicable d’une guérison sans motif scientifique connu, la violence de réactions collectives, l’hypocrisie et les propres failles des professionnels de l’accompagnement spirituel, médical, touristique, etc. Un « c’est comme ça » qui est à la fois perplexité devant le monde comme il est et défi au cinéma, à sa capacité à trouver la bonne distance, à éviter les simplifications sans perdre en puissance dramatique.
Avec son côté « page blanche » où tout semble pouvoir s’inscrire, le plus ordinaire comme le plus fantastique, Sylvie Testud est à la fois l’interprète idéale et comme la métaphore vivante de l’écran blanc tel qu’en use Jessica Hausner. Autour de l’actrice principale, des acteurs au contraire chargés d’une intensité très marquée (Bruno Todeschini, Léa Seydoux, Elina Löwensohn) renforcent la juste abstraction du film, et de son héroïne.
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Journal d’une demi-Berlinale 5
Au terme de ce Festival de Berlin, parmi un salmigondis d’impressions qui font écho à l’incroyable capharnaüm que constituent les sélections, surnagent une idée à la fois évidente et paradoxale. Evidence : ce qu’il y a, globalement, de plus significatif à découvrir à la Berlinale, ce sont les films allemands. Paradoxe : tout se passe comme si tout le monde, à commencer par le Festival, faisait de son mieux pour que surtout on ne s’en rende pas compte. Si, comme je le crois, le film le plus important de l’ensemble du Festival est le Pina de Wim Wenders, si outre le magnifique Cheval de Turin de Béla Tarr[1], La Maladie du sommeil d’Ulrich Köhler est ce que la compétition officielle avait de mieux à proposer (en tout cas certainement pas cette escroquerie de Nader et Simin, une séparation, la sitcom iranienne racoleuse et bien pensante couverte d’ours pour de trop évidentes mauvaises raisons politiciennes), si le projet cinématographique le plus stimulant et le plus inscrit dans un contexte est l’ensemble des trois longs métrages réunis sous le titre DreiLeben et présenté par le Forum, tout paraît fait pour qu’aucun renfort ne puisse être apporté par les uns aux autres, qu’aucun réseau de reconnaissance et de soutien ne se mette en place, que chacun de ces films tire le moins d’avantage possible de leur commune présence dans la pplus grande manifestation cinématographique d’Allemagne. On pourrait ajouter le film de Werner Herzog, Cave of Forgotten Dreams, ou Swans, signé du réalisateur portugais Hugo Vieira da Silva mais film tout à fait allemand et même berlinois. Sans doute d’autres encore, qui m’ont échappé…
La Berlinale attire beaucoup de spectateurs, suscite beaucoup d’articles dans les journaux, bénéficie de gros budgets, de puissants sponsors, de la venue de vedettes. Est-ce qu’elle sert aujourd’hui à quelque chose ? Je veux dire est-ce qu’elle sert aux films, aux cinéastes, aux spectateurs ? Pas sûr. Il y avait peut-être, toutes sections confondues, autant de bons films à Berlin qu’à Cannes. Mais ça ne se voit pas, ça ne se sent pas. Un festival c’est un accélérateur de particules, c’est un espace où la combinaison des composants (œuvres, auteurs, hommes d’affaires, stars, gens de média…) doit être supérieure à leur simple addition. A Berlin on a plutôt le sentiment de l’inverse, que nombre de belles propositions sont noyées, que de grandes énergies sont déployées sans grand effet, et surtout sans effet durable. Qui se souvient des précédents ours d’or ? Qui va voir un film parce qu’il a été récompensé à Berlin ?
Jacob Matschentz et Luna Mijovic dans Beats Being Dead de Petzold, Jeanette Hain et Susanne Wolff dans Don’t Follow me Around de Graf, Stefan Kurt dans One Minute of Darkness de Hochhäusler
Cette déperdition est particulièrement criante, et particulièrement injuste, en ce qui concerne le cinéma allemand, et en particulier la (déjà plus si) jeune génération berlinoise qui lui a apporté un nouveau souffle. Cs mêmes cinéastes, d’ailleurs, ne cherchent guère non plus à s’affirmer collectivement, malgré les liens bien réels qui les unissent. A cet égard le triptyque DreiLeben est exemplaire lui aussi d’une sorte de jeu contre son camp qui laisse perplexe. Le principe consiste à réunir trois films signés de trois des figures de cette « génération berlinoise », Christian Petzold, Dominik Graf et Christoph Hochhaüsler. Les trois films sont situés dans la bourgade fictive de Thuringe baptisée fort à propos DrieLeben, « trois vies ». Les histoires se déroulent simultanément, sur le même fond de chasse à l’homme, un évadé de l’hôpital psychiatrique, réputé dangereux. Intitulés respectivement Beats Being Dead, Don’t Follow Me Around et One Minute of Darkness, les films jouent, dans des registres différents, avec les codes du film noir, du fantastique et de la socio-psychologie appliquée aux névroses de diverses catégories sociales sur fond de passage accéléré de l’ex-Allemagne de l’Est à l’âge globalisé. Petite préférence pour le premier film, d’un chabrolisme froid, singulièrement plaisant, mais évidence du sens de la mise en scène chez chacun des trois.
Réunir ainsi ses forces dans un projet collectif est un procédé bien connu, et qui a souvent porté ses fruits. Dans le cas de DreiLeben, malgré les passerelles finement tendues entre les scénarios, la confraternité des trois titres ne produit absolument rien, voire tendrait à affaiblir chacun d’eux. Comme si ces réalisateurs (le trio cosignataire, mais auxquels on pourrait adjoindre Köhler, et aussi Angela Schanelec, Mathias Luthardt, Henner Winkler, Thomas Arslan, Maren Ade…) redoutaient tellement les effets de groupe qu’ils préféraient afficher leur singularité, quitte à s’affaiblir mutuellement, même quand un dispositif tend à les rapprocher. Le dispositif est ici une commande télévisuelle, à l’origine de DreiLeben. Si on se souvient combien par exemple la collection commanditée par Arte « Tous les garçons et les filles » avait à l’époque bénéficié à ses différents protagonistes – sans que Téchiné, Assayas, Kahn, Mazuy, Denis, Akerman… renoncent pour autant le moins du monde à leur personnalité – on se dit que pour une fois les Allemands pourraient prendre des leçons de stratégie auprès des Français.
La découverte d’un film réalisé sur le tournage du chef d’oeuvre d’Alain Resnais témoigne à plus d’un titre des audaces d’une époque désormais lointaine.
Delphine Seyrig dans L’Année dernière à Marienbad
En 1960, Alain Resnais tourne dans deux châteaux près de Munich L’Année dernière à Marienbad, d’après un scénario d’Alain Robbe-Grillet. Une des actrices, Françoise Spira, filme avec sa caméra super-8 ce qui, sur ce tournage, attire son attention. Elle décède peu après, et les pellicules alors enregistrées restent longtemps invisibles, oubliées, inconnues. Jusqu’à ce qu’elles soient confiées à l’Imec (Institut pour la Mémoire de l’Edition contemporaine), pour enrichir le fonds Robbe-Grillet. L’Imec confie alors ces bandes à Wolker Schlöndorff, qui, avant de devenir l’auteur des Désarrois de l’élève Törless, de L’Honneur perdu de Katharina Blum et du Tambour, était deuxième assistant sur le film de Resnais.
Schlöndorff en a réalisé un montage auquel il a ajouté son commentaire, également nourri de ses propres souvenirs, montage intitulé Souvenirs d’une année à Marienbad. L’Imec, du fait de son partenariat avec La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, elle a confié à celle-ci le film de Schlöndorff, qui est mis en ligne par épisodes d’une dizaine de minutes sur la version online de la revue à partir de ce mercredi 24 février, tandis qu’un dossier est consacré à ce « Making of » dans le n° 42 de la revue « papier ».
Françoise Spira (filmée par Delphine Seyrig) dans son propre film sur le tournage
dans le château de Schleissheim
Outre son caractère « sorti du néant », ce document est intéressant à plusieurs titres. D’abord il permet de revenir sur l’aventure étonnante que fut le projet de ce film, conçu en connivence – du moins au début – avec une des principales figures du Nouveau Roman. Le commentaire de Schlöndorff comme les images de préparation de plans dans le château de Schleissheim témoignent de l’audace qu’il y a à se lancer dans une telle aventure cinématographique. « Tout le monde savait que nous étions en train de faire quelque chose qui ne s’était jamais fait. Personne ne savait ce que ça allait donner » dit le commentateur. Cet esprit d’aventure est à l’unisson de celui d’expérimentateurs comme la littérature ou la peinture en ont connu (dont Robbe-Grillet), il suffit de regarder les plans tournés par Françoise Spira pour visualiser le gouffre qui sépare ceci de cela. Aventure individuelle de l’artiste audacieux ici, mise en chantier d’une considérable machine mobilisant des dizaines de personnes là.
Parmi ces personnes, des producteurs prêts à risquer des fonds importants sur semblable incertitude, des techniciens prêts à accompagner cette hasardeuse entreprise loin de leurs habitudes et de leurs savoir-faire, des comédiens prêts à se livrer à un rapport inédit à leur propre travail, au personnage, à la caméra, à la narration. C’est, Schlöndorff y insiste, surtout le cas de Delphine Seyrig, présentée comme l’héroïne de cette trouble aventure, à la fois objet de la sollicitude de tous et victime d’un principe d’incertitude érigé en loi par le cinéaste, à rebours de l’entrainement « professionnel » de la comédienne formée à l’Actor’s Studio. Pourtant, elle avait débuté au cinéma devant la caméra au moins aussi peu académique de Robert Frank dans Pull My Daisy, et nous savons qu’elle sera capable de bien davantage d’audace encore par la suite, retrouvant Resnais dès le film suivant, l’admirable et politiquement si courageux Muriel, puis notamment Duras, Buñuel, William Klein, jusqu’à Chantal Akerman pour Jeanne Dielman, et ses propres films engagés.
Pointe alors l’impression que c’est moins Delphine Seyrig et les autres qui sont déstabilisés par cette aventure que le Schlöndorff d’aujourd’hui, lui qui proclame finalement le soulagement d’un retour au studio et à son confort, effectivement plus en phase avec ce qu’est devenu son cinéma qu’avec l’esprit d’expérimentation qui soufflait alors. Cet esprit dont se réclame un texte rédigé par Robbe-Grillet afin d’accompagner la sortie du film, texte sidérant aujourd’hui, et qui permet de mesurer combien nous avons régressé devant la complaisance et le mercantilisme. Ce texte, publié dans le n°42 de La Règle du jeu aux bons soins d’Olivier Corpet, le patron de l’Imec, revendique en effet fièrement la disponibilité du « grand public » à découvrir des films ambitieux, dérogeant aux lois de la chronologie narrative et du romanesque classique. Un discours quasi-informulable aujourd’hui.
Cet esprit d’aventure, on le perçoit pourtant dans les images tournées sans façon par Françoise Spira – encore qu’il faudrait en connaître l’ensemble et pas seulement le montage qui est ici présenté. Si le film L’Année dernière à Marienbad est d’un abord imposant (encore que pour ma part j’y ai toujours perçu une très forte dose d’humour), avec ses rituels glacés dans des décors somptueux où errent des silhouettes mystérieuses, et où se rejoue en miroirs infinis la scène de la séduction et du retrait face au désir, le tournage façon « film de famille » de ce making of d’un heureux amateurisme en laisse transparaître l’énergie à la fois studieuse et joueuse.
Viseur et chewing-gum, Alain Resnais à la manoeuvre, filmé par Françoise Spira
Est-ce un hasard s’il fait aussi écho à un autre document, également dû à une actrice sur un tournage de Resnais ? L’an dernier paraissait chez Gallimard Tu n’as rien vu à Hiroshima, très bel ouvrage composé à partir des photos prises par Emmanuelle Riva durant la réalisation de Hiroshima mon amour. Même agencement de documentaire précis, de liberté du regard et d’ouverture sur une fantasmagorie où se mêle le projet du film et la manufacture cinématographique elle-même. Avec à chaque fois l’irruption nécessaire de la tragédie historique (la bombe à Hiroshima, le camp de Dachau où se rendent les membres de l’équipe de Marienbad un jour de repos). Du Resnais, quoi. Le même qui vient de nous offrir Les Herbes folles.
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