L’affiche de “Double suicide à Amijima” de Masahiro Shinoda
Cachée au fond du « musée dans le musée » (la salle d’exposition de la collection permanente, au 2e étage de la Cinémathèque française, elle-même dans son ensemble musée du cinéma), c’est une petite exposition, par la surface qui lui est allouée, et par le nombre de pièces exposées. C’est aussi une exposition passionnante et magnifique.
Magnifique par la qualité visuelle, et aussi souvent émotionnelle, des éléments présentés : trois dessins pour L’Impératrice Yang Kwei-fei de Mizoguchi, deux kimonos empruntés à La Porte de l’enfer et à Kagemusha, quelques croquis pour les Les Sept Samouraïs, des images sublimes de Eros+massacre de Yoshida, quelques plans d’Ozu, des portraits d’Oshima en pleine force de l’âge… Pas une vitrine dont les quelques éléments proposés à la découverte ne soulève une masse de souvenirs, d’associations d’idées, qu’on soit simple amateur sans érudition particulière sur le sujet ou connaisseur chevronné. Et la qualité des formes, des matières, des couleurs est un enchantement.
Mais passionnante, parce que cette exposition raconte aussi une histoire. Ou plutôt elle la sous-entend, elle donne un minimum de repères pour la deviner.
Cette histoire n’est pas celle, immense et complexe, du cinéma japonais. C’est celle de la manière dont du cinéma japonais est arrivé ici, en Occident, en Europe, à Paris. C’est l’histoire d’une transmission, d’un passage.
Donc aussi l’histoire de personnes qui, avec passion, avec parfois des erreurs, en tout cas des partis pris, ont ouvert cette circulation, puis en ont multiplié les formes, jusqu’aux manga, aux films d’horreur ou érotiques.
Avec comme longtemps principal interlocuteur Henri Langlois à la tête de la Cinémathèque française, ces sont surtout des femmes qui ont permis d’inscrire sur la carte du cinéma mondial tel que perçu ici les noms du « carré d’as » du classicisme nippon (Akira Kurosawa, Yasujiro Ozu, Kenji Mizoguchi, Mikio Naruse), puis d’Oshima, d’Imamura, de Kobayashi, de Shindo, de Teshigahara, jusqu’à Kiyochi Kurosawa et Naomi Kawase.
Kashiko Kawakita, fondatrice de la Cinémathèque du Japon, et sa fille Kazuko, grande passeuse du cinéma japonais en Occident et du meilleur du cinéma occidental au Japon en compagnie de son mari, Hayao Shibata, Hiroko Govaers infatigable ambassadrice au service des films et des cinéastes de son pays d’origine vers son pays d’adoption, incarnent ces processus mystérieux du cheminement de grandes œuvres, et avec elles d’une culture, d’une conception du monde, d’une langue, de tout un répertoire de formes.
La question pourrait concerner désormais d’autres pays ou régions (la Chine, l’Inde, l’Iran…) mais c’est bien avec le Japon que s’est jouée à un tel de gré d’intensité cette aventure à la fois plastique, rythmique, philosophique et éminemment sensuelle.
L’exposition est accompagnée d’une programmation également conçue par Pascal-Alex Vincent, et qui réunit grands classiques et œuvres à découvrir, y compris dans les féconds domaines du fantastique, de l’érotique et de l’animation.
Un seul regret au sortir de cette exposition à l’importance inversement proportionnelle à sa taille, l’absence d’un catalogue qui garde la trace des objets ici réunis, et les accompagne de textes un peu conséquents pour en expliciter la trajectoire et les enjeux.
lire le billetEn s’en prenant dans une de ces envolées provocantes qu’il pratique avec ferveur à La Princesse de Clèves, Nicolas Sarkozy ne se doutait sûrement pas qu’il offrirait au roman de Madame de Lafayette une nouvelle jeunesse, et une attention bien supérieure à son sort habituel. Le texte est devenu un must dans l’Education nationale parmi les enseignants soucieux de faire pièce à la démagogie présidentielle, et c’est par milliers qu’on été imprimés les t-shirts en l’honneur de la fille de Madame de Chartres. Si on cherchait quelque raison de se réjouir de la société française actuelle, qui n’en offre guère, il serait d’ailleurs possible d’y voir malgré tout quelque chose d’encourageant, dans un attachement largement partagé à des formes de culture que les médias de masse et les intellectuels affairés à flatter les basses du goût s’échinent, plus encore que les politiques en mal de complaisance populiste, à déclarer révolues. On peut d’ailleurs douter que s’il venait à David Cameron l’idée baroque de se moquer de Thackeray, ou à Angela Merkel l’improbable initiative de dauber sur Grimmelshausen, cela déclencherait le dixième des réactions suscitées par la saillie sarkozyenne contre l’un des textes fondateurs de la littérature française.
Parmi ces réactions figure en bonne place La Belle Personne, transposition contemporaine de l’ouvrage par Christophe Honoré. Mais ce n’est pas principalement en référence à l’attaque présidentielle qu’a été conçu Nous, Princesses de Clèves, le film qui sort ce mercredi 30 mars. Son réalisateur, Régis Sauder, dit avoir voulu d’abord raconter les enjeux de transmission d’un texte classique dans un contexte scolaire « difficile », en s’inspirant de l’expérience de sa femme, agrégée de lettres ayant enseigné en Seine Saint-Denis et à présent au Lycée Denis Diderot, dans les quartiers Nord de Marseille. C’est là qu’il a tourné son film, avec des élèves de première et de terminale et certains de leurs parents. Réjouissant et vertigineux est le sentiment qui nait lorsque ces jeunes gens d’aujourd’hui s’approprient le texte, le disent, le jouent, le commentent, s’en serve pour essayer de dire quelque chose de leur vie, de leurs amours, de leurs désirs et de leurs peurs, des relations avec les parents, avec l’avenir, avec la religion, avec la société.
Le gouffre entre les mots de l’aristocratie française du 17e siècle et leur vocabulaire est immense, les points d’interférences entre ce que raconte Marie-Madeleine de Lafayette et ce qu’en font Anaïs, Mona, Cadiatou, Wafa, Abou, Chakirina, Albert, Aurore, Sarah, Manel et les autres sont innombrables et féconds. Ils le découvrent en se frottant au texte, en se le mangeant et le digérant, c’est troublant, parfois burlesque et souvent bouleversant – jusque dans ces moments où les parents se l’approprient à leur tour pour justifier le contrôle sur les enfants, retrouver dans les codes moraux qui interdisaient l’amour de la Princesse et de Nemours leurs propres règles, angoisses, affections, phobies et diktats.
Au lycée, dans les terrains vagues autour de la cité, chez les uns (les unes surtout) et les autres et au cours d’un voyage scolaire à Paris avec mémorables étapes au Louvre et la BNF, le film arpente des dizaines de pistes personnelles et très actuelles qui se dessinent ou se reconfigurent grâce à la lecture du livre de 1678. Ainsi ce travail documentaire s’inscrit très naturellement au cœur de ce qui figure parmi les plus belles propositions du cinéma français de fiction des années 2000, disons un polygone dessiné par L’Esquive d’Abdellatif Kechiche, Samia de Philippe Faucon, Entre les murs de Laurent Cantet et La Belle Personne d’Honoré. Une triangulation du réel et de la fiction, de l’enregistrement et de la stylisation, qui ne se laisse assigner ni par un message ni par une exigence d’effet spectaculaire ou émotionnel, mais explore les possibles de la construction de représentations, partielles mais pertinents, du monde réel.
C’est ainsi la très grande qualité de Nous, Princesses de Clèves de ne surtout pas réduire leur relation à ses protagonistes à ce seul enjeu de la relation au texte classique. La Princesse de Clèves est un exemple, et en même tems n’est exemplaire de rien, et surtout pas d’une généralité idyllique à propos de la possible appropriation par des adolescents de textes classiques. En donnant clairement à percevoir la violence de la relation au bac, la rigidité des barrières qui séparent les « matières scolaires » de ceux auxquelles elles sont destinées, la complexité du réseau de fantasmes, de sous-estimation de soi et d’incompréhension des règles sociales dans lequel se débattent ses protagonistes, Régis Sauder désamorce toute idée simpliste quand à un usage salvateur des grands écrits classiques. La manière dont les mots d’il y a 350 ans ont fait vibrer et réfléchir des filles et des garçons d’aujourd’hui n’en est que plus émouvante et suggestive.
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