Dominique Sanda dans Une femme douce
44 ans que ce film fulgurant n’avait pu être distribué. Sans être tout à fait inaccessible (quelques rétrospectives l’ont présenté, il en existe une version VHS aux Etats-Unis, Gentle Woman disent-ils), le film n’en était pas moins presqu’impossible à voir, qui plus est dans des conditions correctes – les copies existantes étaient en piteux état, ne rendant pas justice notamment au travail du maestro Ghislain Cloquet, le chef opérateur assisté d’un autre grand de la partie, Emmanuel Machuel.
Coproduction franco-américaine, le film était resté ensuite bloqué dans cet entre-deux, suite à un blocage sur les droits d’exploitation – une mésaventure subie aussi par d’autres films de Robert Bresson, effet pervers des très difficiles conditions de production qu’aura eut à affronter, du moins à partir des années 60, un des plus grands cinéastes du monde. Enfin tiré de ce long exil dans les limbes juridiques, restauré sous la sourcilleuse surveillance de Mylène Bresson, la veuve de l’auteur, le film devrait désormais pouvoir exister non seulement en France mais dans le monde, non seulement en salles, où est exploitée la version en copie numérique, mais on l’espère bientôt aussi en DVD.
Premier film en couleur d’un cinéaste qui avait d’abord été peintre, et qui semblait avoir, des Dames du bois de Boulogne au Journal d’un Curé de campagne et de Pickpocket à Mouchette, exploré toutes les ressources et toutes les splendeurs du noir et blanc, Une femme douce est un film d’une terrible beauté, d’une fureur glaçante. Placé sous le signe de la mort brutale de son héroïne, dans le violent contraste de la légèreté de son écharpe qui flotte encore et de la stridence des bruits de la ville, ce long flashback sur le malheur d’un amour placé sous le signe de la marchandise, de la réduction de toute chose à son prix, est d’une modernité visionnaire, qui ne doit pas grand chose à la nouvelle de Dostoievski dont pourtant il s’inspire directement, La Douce.
Un homme raconte, en voix off, ce que fut sa vie avec la femme qu’il aimait, et qui s’est tuée à cause de lui. La cruauté de la situation est comme accusée par les tons d’une pâleur funèbres de l’image et notamment du visage de l’héroïne, une débutante nommée Dominique Sanda, d’une beauté de noyée préraphaélite, prémonition d’Ophélie bien avant qu’on assiste à une représentation de Hamlet. Celle-ce sera une des occasions pour Bresson d’exprimer un autre enjeu du film, sa réflexion très critique sur les arts de son temps (musique, théâtre, peinture, cinéma), réflexion en relation directe avec la montée du pouvoir de l’argent qui est au centre du récit. Etonnant récit tout en embardées, digressions et plongées, et qui grâce à une mise en scène d’une incroyable liberté, parvient à l’intérieur d’une tonalité générale d’une grande noirceur à réussir des moments burlesques, ou sensuels, ou aux limites du fantastique, qui loin de faire dévier ce rigoureux cauchemar de son chemin, le renforcent encore davantage.
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La grande manifestation « Planète Marker » orchestrée par le Centre Pompidou avec notamment la rétrospective la plus complète jamais consacrée (en France) à son œuvre est accompagnée de plusieurs ressorties en salles et d’un important travail d’édition DVD. Au sein de cet ensemble, il faut porter une attention particulière à la sortie ce 30 octobre du Fond de l’air est rouge, film de 1977 auquel Marker a retravaillé jusqu’en 2008. Il constitue un geste d’art politique d’une ampleur et d’une profondeur sans égal.
En septembre 1977 sort en France le film Le fond de l’air est rouge, auquel Chris Marker travaille depuis trois ans. D’une durée de quatre heures, il est organisé en deux parties respectivement intitulées « LES MAINS FRAGILES 1. Du Viêt-Nam à la mort du Che 2. Mai 68 et tout ça » et « LES MAINS COUPEES 1. Du printemps de Prague au Programme Commun 2. Du Chili à – quoi, au fait ? ». Quoi, au fait ? Cette question restera sans réponse. C’est à elle qu’il importe encore de réfléchir aujourd’hui. Marker lui-même n’y aura pas plus répondu lorsqu’il reviendra sur le montage, réalisant successivement plusieurs versions abrégées d’une heure, la version en langue anglaise de 1988, la version à la fois raccourcie et complétée d’une « mise à jour » de 1993, enfin la version « définitive » qui figure sur le DVD édité en 2008 – celle qui sort en salles aujourd’hui. Le sens du film, selon Marker lui-même, n’était pas supposé changer : « Il s’agissait de raccourcir, pas de modifier » dira-t-il (à Film Comment, juillet-août 2003), affirmation d’ailleurs contestable.
Le fond de l’air est rouge est un montage d’images, certaines tournées par Marker lui-même, et de huit voix off. Le projet du film est de prendre en charge l’histoire des mouvements révolutionnaires du 20e siècle, de la Révolution d’Octobre à une situation d’ensemble au milieu des années 70 marquée par la défaite, l’écrasement, la dilution ou la sclérose de ces mouvements, alors que refluent les espoirs nés au cours des années 60 et au début des années 70 d’un bouleversement progressiste de l’organisation du monde. Là commence de se jouer ce qui fait la singularité politique du film, au-delà de ses très nombreuses qualités en termes d’information, d’émotion, d’invention formelle.
Devant le Pentagone en 1967, mais aussi ailleurs, sinon partout…
Il est clair que partager des informations est aussi politique, que susciter des émotions a ou peut avoir une dimension politique, que créer des propositions formelles est potentiellement riche d’effets politiques. Il ne s’agit donc ni d’opposer la dimension politique aux dimensions informatives, émotionnelles et esthétiques, ni de découper en rondelle ce qui constitue le film et ce qu’il produit. Mais s’il est exact d’affirmer qu’il y a du politique dans toutes les composantes d’un film (au moins au sens de « traduction de rapports de forces »), une telle affirmation sert trop souvent à affaiblir la compréhension et à créer de la confusion. C’est singulièrement le cas avec Le fond de l’air est rouge, qui n’est pas seulement « politique » au sens où son sujet concerne la politique, ni « politique » au sens où il y a toujours des enjeux politiques dans ce que fait un film, quel qu’il soit, mais au sens, beaucoup plus singulier, où ce film-là définit un moment politique en tant que tel. Et qu’il le fait de manière extrêmement puissante, par rapport au passé, au présent et à l’avenir – un avenir dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui.
Les quelque trois ans consacrés par Chris Marker au montage complexe des images et des voix composent en effet une réflexion à plusieurs niveaux, et qui a l’intelligence de ne pas les séparer, de ne pas les confondre non plus. Chris Marker appelle cette approche « dialectique », elle est à vrai dire bien davantage que ce que désigne cette méthode de pensée, qui reste fondée sur des oppositions binaires. S’il emploie, avec respect, le mot « dialectique », c’est que Marker, en tout cas le Marker de cette époque-là, pense et parle encore avec le vocabulaire et les concepts issus du 19e siècle et de la première moitié du 20e. Cela fera partie des reproches qu’adresseront au film la plupart des rédacteurs des Cahiers du cinéma lors de la table ronde qu’ils consacreront au film[1], reproches synthétisés autour du fait que les voix du film appartiennent à des personnes de la génération de Marker, et pas à des personnes plus jeunes notamment, à ceux (comme eux) de la « génération 68 ». Avec le recul, il est au contraire probable que ce soit précisément cette relation différente à l’actualité récente, nourrie d’une expérience et d’une mémoire plus amples des luttes révolutionnaires, qui donne au Fond de l’air est rouge sont importance historique, au moment où il apparaît et ensuite.
Cette importance s’affirme (même si on n’en a pas toujours conscience alors) sur deux fronts : à la fois contre les illusions d’une continuité impensée de l’élan révolutionnaire du siècle, et contre la liquidation de l’espoir d’un monde meilleur. Contre le romantisme et contre le cynisme. Ce sont deux puissants ennemis, très bien représentés alors dans les mouvements politiques, dans l’intelligentsia, dans les médias, dans le monde artistique.
Pour les combattre, le film élabore les conditions d’une intelligence des mouvements révolutionnaires qui ont traversé trois quarts de siècle, à partir d’un tissage complexe d’images et de sons. Cette composition ne ressemble pas à ce que ferait un historien, elle n’est ni chronologique, ni attachée à lister tous les événements décisifs, à en décrire les causes et les effets. Non, il s’agit bien d’une composition, qui se rapproche davantage d’une grande fresque comme aurait pu la concevoir Picasso, où des éléments extrêmement hétérogènes résonnent les uns avec les autres, où les tournants historiques majeurs s’éclairent de notations intimes, de digressions poétiques, de rapprochement inattendus, jamais gratuits.
Dans Lettre de Sibérie, le même passant était successivement décrit comme “pittoresque représentant des contrées boréales“, “inquiétant asiate” et “Yakoute affligé de strabisme“
Ce travail sur le matériau historique est tout entier habité d’une compréhension nouvelle des enjeux de représentation. Marker pense ensemble, et bien au-delà de la dialectique, les interactions entre faits et images. Il ne l’a pas toujours fait. Au contraire, jusqu’à Si j’avais quatre dromadaires (1966) où il le formulait explicitement, il aura disjoint « le réel » des « représentations », quitte à jouer sur le passage entre les deux comme dans la célèbre séquence du Iakoute qui louche de Lettre de Sibérie (1958). On peut penser que l’expérience de Loin du Vietnam (1967), et notamment les contributions de Jean-Luc Godard et d’Alain Resnais, tout comme l’expérience de SLON et des Groupes Medvedkine en 1968, ont joué un rôle important dans cette évolution. En préambule à l’édition des « textes et descriptions » du Fond de l’air est rouge publiée en 1978 chez Maspero, Marker fournissait sous l’intitulé « Repères » un certain nombre d’éléments de compréhension, dont celui-ci : « INFORMATION La séquence du pilote américain ne montre pas que les Américains napalmaient le Vietnam, mais un Américain « se montrant » en train de napalmer le Vietnam. Le mode d’information fait partie de l’information et l’enrichit. C’est un des principes de choix des documents : chaque fois que c’était possible (écrans de télévision, lignes de kinescope, citations d’actualité, lettre enregistrée « sur minicassette », images tremblées, voix de radio, commentaires des images à la première personne par ceux qui les ont captées, rappel des conditions de tournage, caméra clandestine, ciné-tract…) rapprocher le document des circonstances concrètes de son élaboration, faire en sorte que l’information n’apparaisse pas comme cosa mentale, mais comme une matière – avec son grain, ses aspérités, quelquefois ses échardes ».
Il y a plus. Il y a la compréhension nouvelle des puissances actives des images, y compris de fiction, dans le déroulement des faits et leur perception. Le Fond de l’air est rouge est tout entier placé sous le signe du Cuirassé Potemkine, et en particulier de la séquence de l’escalier d’Odessa, traitée explicitement comme un événement historique fondateur, événement dont il est dit clairement qu’il ne s’est jamais produit ailleurs que dans le film d’Eisenstein. Mouvement des images qui retraverse et reconfigure les chronologies et les enchainements selon un mode qui n’a rien d’absolu (d’autres configurations sont possibles), mais qui produisent du sens, de l’intelligence historique.
La Jetée (1962), Le Cuirassé Potemkine (1925)
A bien y regarder, cette idée vient de loin chez Chris Marker. Il faut se souvenir ici des premiers mots de La Jetée : « Ceci est l’histoire d’un homme marqué par une image d’enfance. La scène qui le troubla par sa violence, et dont il ne devait comprendre que beaucoup plus tard la signification, eut lieu sur la grande jetée d’Orly, quelques années avant le début de la Troisième Guerre mondiale ». Remplacez « la grande jetée d’Orly » par « le grand escalier d’Odessa », et voilà une manière légitime (mais certainement pas suffisante) de comprendre Le fond de l’air est rouge (dont le sous-titre est justement Scènes de la Troisième Guerre mondiale), en l’inscrivant plus directement dans une histoire intime. Le film s’ouvre d’ailleurs sur des images de Potemkine et la voix de Simone Signoret disant « Je ne suis pas parmi ces gens qui ont vu Potemkine quand c’est sorti, j’étais trop petite… ». Marker, lui, l’a vu.[2]
Chris Marker reviendra, de manière plus théorique, sur ce processus de l’image fondatrice, et tragique, dans l’épisode de L’Héritage de la chouette intitulé « Mythologie ou la vérité du mensonge » (1989). Avant cela, il aura commencé d’explorer à nouveaux frais les puissances contemporaines de l’image, avec Sans soleil, tournant décisif de sa réflexion et de sa pratique, incompréhensible sans le précédent du Fond de l’air.
Le film est construit depuis un moment spécifique, la deuxième moitié des années 70. Loin de chercher à le masquer, il revendique son inscription dans une histoire longue mais marquée par une actualité, qui distord les événements, fait saillir davantage ce qui est plus proche. Cette construction permet de produire un discours au présent. Et en effet, Le fond de l’air est rouge tient un discours. Mais est-ce le discours de Chris Marker ? Pas sûr. En tout cas lui-même, qui fut et reste un maître rhétoricien, s’en sera défié. Dans la préface à l’édition des « textes et descriptions », il revient sur ce qu’il appelle « le commentaire-dirigeant », qui ne désigne pas seulement la position de maîtrise de celui qui parle sur les images, ce qu’il fit avec un brio étourdissant et discutable, mais la domination sur tout le film d’un discours qui le précède et le définit. Il écrit : « j’ai essayé pour une fois (ayant en mon temps passablement abusé de l’exercice du pouvoir par le commentaire-dirigeant) de rendre au spectateur, par le montage, « son » commentaire, c’est à dire son pouvoir ».
Il fait plus, et mieux. Il ouvre des espaces que nul ne peut préempter, des interstices disponibles, que chacun peut occuper sans les combler pour autant. C’est notamment le sens des séquences dédiées aux animaux, les chats bien sûr, mais aussi les loups massacrés avec lesquels se termine la projection. Ces séquences participent d’un aspect particulièrement important, et particulièrement admirable de ce film. Il s’agit en effet d’un film tragiquement lucide, qui vient dresser avec affection et nuances le constat d’une défaite planétaire, celle de tous ceux dont Marker lui-même se sent proche, qu’il a dans bien des cas côtoyés. Terrible constat ! Et magnifique manière de le mettre en scène pour ne pas ajouter une pierre au tombeau des espoirs assassinés, des révoltes étouffées, des rêves écrasés, mais au contraire ouvrir des interstices, ménager le passage possible de nouvelles lumières. Où ? Quand ? Comment ? On ne sait pas.
Chris Marker non plus ne sait pas. Il sait qu’il est indispensable de regarder en face ces mouvements populaires qui sont de plus en plus souvent des processions d’enterrements, ou des funérailles de fosse commune. Il sait tout autant qu’il n’est en aucun cas question de se ranger du côté des liquidateurs, des vainqueurs, des nantis, et pire encore de ceux qui les rejoignent en trahissant leur propre histoire et le sens de leur propre vie – c’est exactement l’époque, en France, où une partie de l’intelligentsia renie l’ensemble de ses engagements sous le drapeau de ceux que les médias appellent « les nouveaux philosophes ». Sachant ce qu’il sait et conscient d’ignorer ce qu’il ignore, Marker fait un film qui laisse place aux autres qui le verront à l’époque – le « spectateur » à qui il entend « rendre son pouvoir ».
Mais surtout il fait un film prêt pour ce qu’on ne sait pas encore.
D’où cela reprendra, comment, sous quelle forme ? Marker pas plus qu’un autre ne peut le dire alors. Mais le pavé refleurira, comme dit la chanson – même si ce ne sera surement pas le même pavé, ni les mêmes fleurs. C’est pourquoi, loin d’être un film nostalgique, Le Fonds de l’air est rouge fonctionne comme un appel d’air (rouge). Il l’est de plus en plus à mesure que le temps passe, que de nouvelles pratiques sociales, de nouvelles relations entre individus et groupes apparaissent, de nouvelles propositions d’actions ou de comportements se construisent.
De A bientôt j’espère (1967) au Souvenir d’un avenir (2001) en passant par 2084 (1984), les titres de ses films auront à plusieurs reprises souligné cette relation ouverte, dynamique, avec les mouvements de l’histoire longue telle que les hommes la font et la subissent. Avec la question du titre de la deuxième partie, « quoi, au fait ? », il reconnaissait ne pas posséder la réponse. Mais il ne renonçait à rien de ce qui pourrait permettre d’un construire une. Puisque, comme il l’écrirait au moment du nouveau montage du film en 1993, avec 15 ans de recul (« l’espace d’une jeunesse »), devant un monde encore davantage en mouvement après la chute du Mur de Berlin, et pourtant encore en deçà des bouleversements qui accompagneraient le nouveau siècle, « il restera des loups ».
[1] Cahiers du cinéma n°284.
[2] C’est l’idée défendue par Arnaud Lambert dans le livre Also Known as Chris Marker (éditions Le Point du jour), ouvrage opportunément réédité aujourd’hui.