C’est très beau. De l’extérieur, élégant, aérien, enlevé ; de l’intérieur, doté d’un accueil effectivement accueillant, et conçu pour pouvoir offrir pour les expositions des espaces très différents, immenses s’il le faut, intime si c’est préférable. Réussite architecturale, le Centre Pompidou Metz a ouvert le 12 mai avec l’exposition « Chefs-d’œuvre ? », attrayante pour le spectateur novice à qui elle propose des centaines d’œuvres essentielles de l’art du 20e siècle, séduisante pour l’habitué des musées et des galeries, auquel elle offre une réflexion in vivo sur les notions de chefs d’œuvre, de choix muséographique, de patrimoine et de scénographie. Bâtiment remarquable, exposition haut de gamme et séduisante, le tout livré en temps et en heure malgré un contexte politique et institutionnel laborieux, cela a été salué dès le premier jour. Cela a même été salué avec une rare unanimité. Mais qu’en est-il fin juin, quelques semaines plus tard, passé l’effet d’annonce et la curiosité médiatique ?
Selon les chiffres donnés par le Centre, le succès public est au rendez-vous. Ce que confirme l’expérience directe. Il y a du monde, et à l’évidence ce « monde » est massivement composé d’habitants de la ville et de la région – avec aussi, bien naturellement, un puissant contingent venu de la voisine Allemagne. Et quelques touristes, étrangers et parisiens. De fait, visiter le Centre Pompidou Metz se révèle une triple expérience réjouissante : pour le bâtiment de Shigeru Ban et Jean de Gastines, on l’a dit, pour l’exposition proposée, on va y revenir, et pour ce qu’on perçoit de l’aventure que représente cette visite pour une majorité des visiteurs, dont il est clair que beaucoup ne mettent pas souvent les pieds dans un musée, surtout d’art moderne.
Là se trouve, à mon sens la réussite supplémentaire, la moins prévisible et peut-être la plus importante du CPM. Arpenter les quatre espaces dans lesquels se déploie l’exposition amène à plusieurs constats. D’abord, ça se voit tout de suite : la grande majorité des personnes présentes n’a pas l’habitude des musées, cela saute aux yeux dans leur manière de marcher et de se tenir devant les cimaises, cela s’entend aux commentaires et même aux tonalités des voix, excessivement claironnantes ou au contraire exagérément retenues. Ensuite en déambulant l’oreille aux aguets, on a droit à toutes les blagues prévisibles devant les provocations et paradoxes qui jalonnent l’histoire de l’art du 20e siècle, dont l’inévitable « ma fille de 8 ans fait pareil en mieux… ». Avec en corollaire de nombreux dialogues, selon une dramaturgie qui semble immuable : beaucoup de couples parmi les visiteurs, de tous âges. Et toujours un des deux – le plus souvent le monsieur, ou le jeune homme, mais pas toujours – qui fait l’esprit fort, qui se moque, et l’autre qui réprimande et tente de convaincre, qui réclame une autre attitude, souvent avec des arguments souvent maladroits, de respect devant la vraie culture.
Bien sot serait celui qui se moquerait de ces scènes et de ceux qui en sont les acteurs. Ils sont ceux-là mêmes pour lesquels il est justifié d’engager le travail et les dépenses énormes qui permettent un lieu comme celui-là. Ils ont du mal mais ils sont là. Ils se protègent des étrangetés troublantes des arts avec des blagues à deux balles mais ils regardent. Ils rapportent l’inconnu au connu, mais qui ne fait pas ça ?
Curieusement, il semble que ce soit les avancées modernes du début du 20e siècle qui restent les plus transgressives, les plus déroutantes. Que de murmures réprobateurs et de commentaires caustiques contre Braque et Derain, Man Ray ou Delaunay. J’avoue m’être réjoui que, contrairement à ce que beaucoup croient, le potentiel critique de ces œuvres véritablement neuves ne soit en rien épuisé. Il était piquant qu’une toile de facture apparemment académique (La Toussaint d’Emile Friant, d’ailleurs à certains égards fort intéressante) recueille non seulement les suffrages du public, mais une sorte de soulagement : ça au moins c’est bien peint, c’est du bon travail, au moins c’est ressemblant. Tout, absolument tout ce au nom de quoi Apollinaire, les Fauves et les cubistes se sont battus, sans même parler de Dada ou des surréalistes. Par comparaison, Ben ou Martial Raysse sembleront moins dérangeants, ou désormais dans un espace bizarre, un ailleurs complet vis-à-vis de l’idée de l’art que se font spontanément les visiteurs, univers qu’ils acceptent parfois joyeusement, ou auquel ils tournent le dos sans en être autrement troublés.
Les visiteurs devant La Toussaint
Mais sans doute les aléas de ces parcours personnels dans les étages habités chacun d’un esprit particulier, d’un rapport spécifique à la notion même d’œuvre, fait-il partie de l’intelligence de la conception d’ensemble, due à Laurent Lebon, également directeur de l’institution messine. Intitulés « Chefs-d’œuvre dans l’histoire », « Histoires de chef-d’œuvre », « Rêves de chefs-d’œuvre » et « Chefs-d’œuvre à l’infini », ces agencements sont, à l’instar du titre général de l’exposition, autant des questions posées au visiteur, chaque fois selon une approche particulière. Rançon (inévitable ?) de cette construction savamment interrogative, souvent ludique tout en tirant partie des ressources spectaculaire du bâtiment, les œuvres prises individuellement ont parfois du mal à exister dans toute leur puissance individuelle, trop vigoureusement inscrites qu’elles se trouvent dans un parcours et une construction mentale.
Apartés et correspondances: un tableau du Louvre présenté par Sacha Guitry
Mieux que dans les galeries du Musée d’art moderne du Centre Pompidou à Paris, dont sont issues la grande majorité des œuvres présentées (700 sur un total de 800), la scénographie du CPM réussit la circulation, et l’organisation d’échos entre domaines artistiques différents. C’est évident avec la très belle section consacrée à l’architecture, et qui dessine une passionnante généalogie des musées d’art moderne en France, c’est efficace avec l’insertion aérienne du design, c’est réjouissant avec les places ménagées au cinéma, avec mention spéciale à un génial extrait de Guitry à tirer dans les coin (Donne-moi tes yeux) et au tromblon Luc Moullet (qui a réalisé une commande spécialement pour l’expo) – tandis qu’à nouveau, les réactions horrifiées devant L’Age d’or de Buñuel attestent que cette virulence-là ne s’est en rien émoussée. Heureuse nouvelle.
lire le billetPassionnante exposition que celle organisée actuellement, et jusqu’à cet été au Musée du Quai Branly, sous l’intitulé « La Fabrique des images ». Passionnante, instructive, agaçante à certains égards, stimulante surtout.
Rêve de deux hommes Paddy Jupurrurla Nelson, Yuendumu (Australie)
L’exposition a été conçue par l’anthropologue Philipe Descola, l’auteur d’un des plus beaux livres d’ethnographie qui se puisse lire, Les Lances du crépuscule (Plon, Terre humaine, réédité chez Presses Pocket). Elle met en scène avec une clarté convaincante les conclusions d’une longue méditation du chercheur sur les grands modes de représentation auxquels recourent les humains, selon leurs conceptions du monde et de leur place dans ce monde. Ce sont ces modes de représentation dont Descola explicite la nature et le fonctionnement dans son maître-ouvrage, Par-delà nature et culture (Gallimard).
Masque Maou (Côte d’ivoire)
Philippe Descola est parvenu au classement des images en quatre grandes catégories. Ce classement est fondé sur un rapport différent entre les humains, le reste du monde matériel, et éventuellement les forces invisibles. Chacun de ces rapports, qu’il nomme « naturaliste », « animiste », « totémique » et « analogique », définit, à travers la relation aux images, la manière dont les hommes comprennent leur appartenance au cosmos (1). Parmi ces quatre grandes approches, seule celle qui prévaut en Occident (mais qui désormais tend à dominer la planète), le naturalisme, se fonde sur une séparation entre nature et culture.
Les cartels qui introduisent l’exposition sont d’une louable lisibilité, et la mise en espace des dizaines d’objets réunis à l’enseigne de la Fabrique des images privilégie la pédagogie sur la recherche d’effet, tout en permettant d’éprouver la richesse des ces autres rapports au monde réel et imaginaire que ceux auxquels nous sommes accoutumés. Logiquement, ces objets relèvent de statuts différents, certains ont, dans notre culture, statut d’œuvres, d’autres sont d’ordinaire perçus comme objets votifs, ou encore d’usage quotidien. Sans la formuler, leur présence simultanée suggère une réflexion sur le statut des masques, tableaux, colliers, dessins, films ou éléments de mobiliers ainsi exposés. Cette interrogation, qui habite tout le Musée Branly (et d’ailleurs, d’une manière ou d’une autre, tout musée), est dans cette exposition intensifiée par la présence simultanée d’œuvres issues de la peinture occidentale classique, et de documents scientifiques sur différents supports, notamment vidéo, en dialogue avec les objets que nous considérons comme ethnographiques.
Outarde femelle. Terre d’Arnheim
La réinscription commune de ces objets hétérogènes dans le questionnement de l’ensemble de l’exposition (quel rapport aux hommes, aux êtres vivants et inanimés, réels et imaginaires, traduisent les régimes d’image inventés par les humains, de la préhistoire à aujourd’hui et sous toutes les latitudes ?) suscite un autre regard aussi bien sur une toile de maître hollandais que sur la statue d’ homme-requin du Bénin, sur une coiffe de plumes venue du Mato Grosso ou les extraordinaires masques asymétriques de Malaisie ou d’Alaska.
L’unique motif d’agacement lors de la visite tient au caractère sinistre du lieu. « La Fabrique des images » n’en est pas la première victime, de précédentes expositions à Branly ont elles aussi pâtit de l’ambiance sépulcrale qui y règne. Mais la beauté vive des objets présentés et la dynamique suscitée entre elles par la conception d’ensemble rend d’autant plus dommageable l’atmosphère de ces salles-grottes où règne une oppressante ambiance marron foncé.
Masque à transformation Nuxalk (Amérique du Nord)
Heureusement que le catalogue (La Fabrique des images, visions du monde et formes de la représentation. Sous la direction de Philippe Descola. Somogy/Musée du Quai Branly), en regard de textes de très haute tenue, donne à voir – une fois n’est pas coutume – les œuvres exposées dans de meilleurs conditions que ce que permet leur présence réelle dans les vitrines. Il manque, hélas, dans l’ouvrage, les éléments audiovisuels de l’exposition, dont le montage des sublimes petits films réalisés par Etienne-Jules Marey et ses assistants, et, tout aussi beau et moins connu, la visualisation en imagerie à résonnance magnétique de deux événements advenant dans le cerveau humain : la mise en image de l’activité cérébrale d’une personne en train de lire, et celle de la survenue d’une idée (un grand moment, à présenter au Festival de Cannes !).
Bien entendu, si la visite de La fabrique des images est si stimulante, c’est à la fois par les beautés immédiatement perceptibles des objets exposés, par la pertinence de la proposition théorique ici mise en scène, par les perspectives qu’elle ouvre et par l’incitation à en débattre. Une si vaste proposition d’ensemble ne saurait aller sans appel à poursuivre les interrogations. Du moins il faudrait être bien mal intentionné pour croire Descola si naïf qu’il réduirait toutes les images à ces quatre catégories, et prétendraient que celles-ci définissent la totalité des représentations de manière figée. Ce qu’il propose est un schéma directeur, une sorte d’outil de navigation, aussi juste et aussi abstrait que la Rose des vents était une inscription fixe et spatialisée du plus mouvant des phénomènes physiques. Un « Rose des images », en quelque sorte.
L’exposition fait place à des documents de toutes natures, il n’empêche que son approche la mène à associer systématiquement les procédures de représentation des sociétés contemporaines uniquement à ce que Philippe Descola nomme le naturalisme. La question se pose pourtant de la manière dont des techniques élaborées dans un contexte culturel marqué par une certaine conception de l’image, la « nôtre », sont susceptibles d’être travaillées par d’autres conceptions dès lors que ces techniques sont appropriées par des gens issues d’autres cultures. La question vaudrait pour les utilisations de la peinture par des sociétés différentes – par exemple ce que nous appelons l’ « art naïf » de Haïti.
Et la question vaut pour la possible résurgence, dans nos sociétés, de survivance ou d’effets de contamination des autres régimes de représentation. Les arts plastiques occidentaux ont convoqué, parfois explicitement (du japonisme à l’art nègre, des mandalas aux dessins aborigènes) des sources graphiques venues d’autres civilisations, et ils ont cherché à élaborer d’autres relations au réel et à l’imaginaire que la bonne vieille mimesis – c’est même l’essentiel de l’art pictural. Il est d’ailleurs évident que ces rapports au monde ne nous sont pas absolument étrangers, même s’ils ne guident pas notre comportement et nos croyances : sinon les objets exposés au Musée Branly ne nous toucheraient en rien, resteraient de simples curiosités formelles, chromatiques, ou de purs objets d’études.
Cette question de la possibilité d’autre modalités de la représentation que selon le schéma naturaliste se pose singulièrement, et avec une particulière acuité, pour le cinéma, aujourd’hui mode d’expression utilisé dans le monde entier. Nous savons depuis Flaherty et Jean Rouch (et Painlevé) qu’il n’y a en la matière aucune raison de tracer une ligne de séparation entre usages « scientifique » et « artistique » de la caméra. Mais il ne suffit pas non plus qu’un aborigène d’Australie ou un Tarahumara s’empare d’une caméra pour qu’il en fasse un usage radicalement différent. L’hypothèse est pourtant dès lors ouverte qu’il le fasse. Ce qui, entre autres, met à l’épreuve la puissance des requisits idéologiques contenus dans la matérialité même de l’outil, outil qui n’est jamais entièrement neutre, comme on le sait depuis longtemps, comme Jean-Louis Comolli l’a si bien expliqué à propos des outils du cinéma dans la série d’articles « Technique et idéologie » récemment réédités (Cinéma contre spectacle. Editions Verdier, 2009).
A cet égard, la typologie de Philippe Descola invite à rechercher dans l’histoire du cinéma des œuvres qui auraient, au moins en partie, échappé à la conception naturaliste dont le cinéma semble pourtant mécaniquement l’instrument le plus efficace. Je ne pense pas tellement ici aux hypothèses surréalistes, qui mènent, dans les meilleurs cas, un combat contre l’empire du naturalisme, mais selon des règles qui s’en inspirent pour les contredire. Les réalisations « oniriques », « formalistes », « géométriques » ou « expérimentales » qui scandent l’histoire du cinéma sont les manifestations de ces révoltes contre un ordre de la représentation archi-dominant. Sans en sous-estimer l’importance, de longtemps reconnue comme partie prenante de l’histoire des avant-gardes, c’est à une autre approche, envisageant la possibilité de plonger dans des sources archaïques, qu’incite l’exposition du Quai Branly.
Parmi de rares mais puissants exemples, on peut citer l’œuvre de Glauber Rocha, habitée par les rapports magiques si actifs au Brésil, notamment ceux du Candomblé. Ses films (à la différence de ceux de ses collègues et amis du cinéma novo) peuvent à bon droit être tenus pour la quête d’une construction d’images (et de sons) fondée sur un autre rapport au cosmos, non naturaliste. Plus récemment, les films d’Apichatpong Weerasethakul, surtout Tropical Malady et Vampire, inventent la possibilité d’un cinéma animiste, d’une bouleversante beauté. Tandis que les réalisations de Lisandro Alonso, La Libertad, Los Muertos et Liverpool, sont portés par une sensation du monde qu’on pourrait à bon droit rapprocher de ce que Descola appelle « analogique ».
Au hasard Balthazar de Robert Bresson
Mais il n’est pas indispensable d’aller aux antipodes pour rencontrer de telles approches non-naturalistes. Paradoxalement, c’est le cas de grands cinéastes chrétiens comme Carl Dreyer, et surtout Robert Bresson, dont les choix de mise en scène, et notamment les cadrages, mettent en valeur l’intensité d’une présence égale dans un visage, une autre partie du corps humain, un animal, une branche d’arbre. Il s’agit de l’application du grand principe bressonien, et clairement de type « analogique » TOUT EST FACE.
Antichrist de Lars von Trier. Trouble Every Day de Claire Denis
Plus près de nous dans le temps, on retrouvera des approches comparables, par exemple dans le récent film de Lars von Trier, le merveilleux et si mal compris Antichrist – où se mêlent des éléments animistes et des éléments analogiques. C’est aussi vrai, quoique par des voies très différentes, des films de Claire Denis, où ne cessent de se tisser des liens de co-existence efficace, de similarité essentielle entre des êtres que nos catégories intellectuelles rangent dans des cases étanches. Sur le terrain des aventures du cinéma aussi, de ce qui s’y invente aujourd’hui de plus créatif et de plus troublant, « La Fabrique des images » est une très stimulante rencontre.
1) Dans un entretien au Figaro du 19 février, Philipe Descola définit ainsi les quatre approches : « L’animiste croit que les objets ont une intériorité semblable à celle des humains. Ils divergent seulement par leur corps, on peut donc communiquer avec eux. Les masques inuits, par exemple, servent ainsi de médium aux chamans pour devenir ours ou oiseau. À l’inverse, le naturaliste croit que seul l’homme possède un esprit. Notre Moyen Âge et surtout la Renaissance ont sur cette base inventé la notion de sujet. Des retables aux tableaux, les figures se sont de plus en plus humanisées, avec des expressions d’une psychologie toujours plus fine. Troisième manière de voir, le totémisme est l’idée qu’on partage des éléments moraux et physiques entre humains et non-humains. Certains totems australiens, par exemple, sont des êtres originels, doués de certaines caractéristiques morales ou physiques, d’où peuvent descendre indifféremment hommes, animaux, plantes, rochers, rivières…Enfin, à l’opposé, «la pensée analogique affirme que tous les éléments du monde sont singuliers mais qu’ils peuvent se relier par correspondances. Ce type de pensée se repère aussi bien dans notre Moyen Âge qu’en Afrique de l’Ouest, en Extrême-Orient ou dans les Andes. »
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L’exposition « Primitive » d’Apichatpong Weerasethakul, qui se tient jusqu’au 3 janvier au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris, met en scène une idée du cinéma à la fois très simple et bouleversante.
Sans risquer de jamais apparaître dans les sommets des box-office, les films d’Apichatpong Weerasethakul imposent depuis le début des années 2000 leur auteur comme un des plus grands artistes du cinéma actuel. Grâce notamment à ses longs métrages Blissfully Yours, Tropical Maladie et A Syndrome and a Century, il est désormais admiré par d’innombrables amateurs de par le monde, attendu comme une star par les festivals et les cinéphiles. Et si, puisqu’il faut aussi en parler, la difficulté à mémoriser le nom du jeune artiste thaïlandais (39 ans) a joué contre lui, notamment dans les grands médias (je me souviens de la tête de mon rédacteur en chef la première fois que j’ai prononcé son nom en conférence de rédaction…), l’admiration proclamée d’autres grands artistes d’aujourd’hui (aux patronymes « normaux », c’est à dire anglo-saxons, ben oui, c’est dans cet univers que nous vivons), et aussi l’incroyable fécondité de sa production, finissent peu à peu par imposer la reconnaissance qu’il mérite (1).
A. Weerasethakul est cinéaste. Ce n’est pas évident vu la diversité de ses pratiques artistiques, qui relèvent aussi bien de la photo, de l’art vidéo, de l’installation, de la collaboration musicale, de l’édition, sur papier et en ligne. Son site, Kick the Machine , donne une (petite) idée de la quantité, de la beauté et de la variété de ses activités. Le déclarer cinéaste n’est donc pas la prise en compte objective de son activité professionnelle (qui revendiquerait à bon droit bien d’autres définitions) mais la déclaration d’une opinion sur la nature de ses pratiques artistiques. Celle-ci est attestée de manière éclatante avec la première intervention importante à laquelle Weerasethakul est convié en France dans un espace voué aux arts plastiques, l’ARC du Musée d’Art moderne de la Ville de Paris.
Intitulé « Primitive », cette exposition est, avec une (apparente) grande simplicité de moyens, une étonnante mise en espace d’une œuvre dont l’esprit est celui du cinéma. Que les éléments ici réunis participent d’un projet de film, au sens classique, que Weerasethakul va tourner en ce mois d’octobre est au fond secondaire. L’important est dans la manière dont ce qui est d’ordinaire matériellement et mentalement fusionné par la réalisation cinématographique, mais alors déployé dans le temps (la durée du film), se trouve ici déployé dans l’espace. Car on trouve très explicitement les ingrédients du cinéma mis en scène comme autant d’éléments dignes d’être exposés : un scénario (l’histoire d’un homme qui se souviendrait de ses vies antérieures), des objets (un livre, un fusil d’assaut), des photos qui pourraient servir de documentation ou d’aide-mémoire, des récits, des chansons, des croquis, des rushes ou des documents qui pourraient être ceux d’un repérage. Et encore : la séparation entre image et son, la fabrication de décors et d’accessoires, la recherche de figurants. Il est courant que soient exposés les ingrédients qui ont servi à faire un film, plus rare qu’il s’agisse d’un film qui n’existe pas. Mais il est unique que ces éléments soient éprouvés et partagés d’emblée comme œuvre, dans une sorte de disponibilité à leur propre potentiel de beauté, et de compréhension de tout ce qui se rencontre en chemin : un certain état de la lumière, une bande d’ados qui déconnent, la mémoire de la répression exercée par un des dictateurs qui mit le pays en coupe réglée, un étrange vaisseau spatial…
Ses spectateurs le savent, Weerasethakul n’esthétise pas les composants plus ou moins spectaculaires ou triviaux qu’il rencontre (rue, forêt, salle d’attente d’un hôpital, chemin de campagne, bistrot…), il fonctionne comme un capteur ultra-sensible qui détecte et amplifie ce qui se trouve déjà là, véritablement, de vibrant, de magique, dans les objets du quotidien, en trouvant leur « longueur d’onde commune » avec les imaginaires les plus débridés. Il accède ainsi à la mémoire individuelle et collective, aux fantasmes érotiques, aux peurs primitives comme aux élans ludiques, enfantins, qui hantent l’existence de chacun.
Mais un film, bien sûr, n’est pas la somme matérielle d’ingrédients, fussent-ils chacun réfractés par une sensibilité exceptionnelle. Quelque part dans le processus artistique, tout cela (livre, fusil, photos, lumière, corps des acteurs, événements du récit, mélodie…) doit fusionner pour donner quelque chose d’autre, un film. Ici, puisque nous ne sommes pas au cinéma, ce n’est pas un film qu’on découvre au fond (à tous les sens du mot) de l’exposition « Primitive ». C’est, à nouveau, la spatialisation, la matérialisation de cette idée qui d’ordinaire reste abstraite, l’idée de ce qui fait œuvre, comme excédant absolument ses composants. Au terme de ce parcours en forme d’immersion progressive, dans une vaste pièce noire qui n’est pas une salle de cinéma, deux grands écrans formant un angle d’environ 120° montrent deux successions d’images, visualisation intuitive du travail du montage, et moment de splendeur douce, chavirante, inexplicable. Assis ou allongés, nous visiteurs-spectateurs devenons les passagers de ce voyage mystérieux qu’est l’expérience artistique lorsqu’elle résonne puissamment avec le monde, par des voies jamais parcourues encore.
Pas un film, mais la plongée dans ce qui vit et palpite au cœur de tout beau film.
JMF
(1) Il n’existe pas d’ouvrage en français qui prenne la mesure de l’importance de cet artiste, mais un excellent livre collectif en anglais, Apichatpong Weerasethakul, dirigé par James Quandt et édité par le Musée du cinéma de Vienne, Filmmuseum Synema, 2009.
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