Moore plante le drapeau américain dans le bureau du procureur islandais qui a fait condamner les banquiers spéculateurs.
Where to Invade Next de Michael Moore. Durée: 2h. Sortie le 7 septembre.
Le nouveau film de Michael Moore tient à la fois du gag, de l’incantation et du remède de cheval. Sa sortie en France élève ces trois dimensions au carré. Car Where to Invade Next n’a pas été conçu pour le public français, mais pour celui des États-Unis.
Le gag est mis en place d’emblée, lorsqu’après avoir mis en scène le constat par le haut commandement des armées américaines, Michael Moore suggère d’aller enfin envahir des pays disposant de ressources utiles et susceptibles d’être appropriées par les États-Unis. Et se propose de mener lui-même ces opérations, seul mais armé de sa casquette et d’une bannière étoilée, de son bon sens et de sa faconde.
Michael Moore se lance donc à la conquête de l’Europe, où, pays après pays, il découvre des trésors inouïs, inconnus de ses compatriotes: les congés payes en Italie, la diététique dans les cantines scolaires en France, le droit du travail en Allemagne, l’éducation coopérative avec les élèves en Finlande, les universités gratuites en Slovénie, la dépénalisation de la consommation de drogue au Portugal, une justice qui considère que la privation de liberté est une peine suffisante sans qu’il soit besoin d’y ajouter mauvais traitements et humiliations en Norvège, la possibilité d’emprisonner les banquiers véreux en Islande.
Pas dupe, il a prévenu: «Je suis venu cueillir des fleurs, pas des orties.» Selon un principe comparable à celui de Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent, Where to Invade Next prend le parti de ne regarder que les aspects positifs dans une série de pays européens (auxquels est adjointe la Tunisie en l’honneur de sa révolution), même si personne n’ignore que tout n’est pas au mieux dans cette région du monde. Voilà le côté remède, et même potion magique. (…)
Adam Driver dans “Paterson” de Jim Jarmusch
Après un week-end dominé par les déceptions, l’espoir renait grâce à deux grands cinéastes venus des États-Unis: Jim Jarmusch qui présente la magique «Paterson» et Jeff Nichols qui signe «Loving».
Les chansons que mes frères m’ont apprises de Chloé Zao, avec John Reddy, Jashaun St John, Taysha Fuller, Irene Bedard, Travis Lone Hill, Eléonore Hendricks. Durée : 1h38. Sortie le 9 septembre.
Où sommes-nous? Les images donnent des éléments de réponse –dans une région rurale, pauvre, pas chez des Européens. Les dialogues et le comportement des personnages préciseront peu à peu: aux États-Unis, chez des Amérindiens, plus précisément dans la réserve de Sioux Lakota de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud –chez les descendants de Sitting Bull et de Crazy Horse.
Le tissage de ces attachements peu à peu explicités –à un territoire, à une collectivité, à une histoire, à une mythologie, à une réalité quotidienne contemporaine– sont l’enjeu du film. Celui-ci se construit autour d’une poignée de personnages dont on découvre donc peu à peu les liens. Au centre se trouvent deux figures très remarquables, un jeune homme, Johnny, et sa petite sœur de 11 ans, Jashaun.
Johnny est trafiquant d’alcool, denrée interdite mais très recherchée dans la réserve. Il cherche à gagner de l’argent pour pouvoir accompagner sa copine, admise dans une fac à Los Angeles. C’est à dire aussi pour abandonner les siens et le territoire où il a passé toute sa vie.
Évitant les manifestants indiens qui essaient de bloquer l’accès du poison distillé qui détruit la santé des individus et les liens sociaux de la communauté, affrontant les bandes rivales de trafiquants, dissimulant son projet de départ à sa mère et à sa sœur, Johnny affronte ses pulsions et ses contradictions. C’est un parcours initiatique, mais accompli de la manière la moins linéaire qui soit, en une succession de situations qui semblent d’abord détachées les unes des autres.
Il faut toute l’empathie –évidente– de la réalisatrice avec ses personnages, et ceux qui les interprètent, pour que le film engendre finalement un monde cohérent et une dramaturgie émouvante, à partir des ces éclats de vie diffractés. Il faut surtout qu’émerge l’idée que Ces chansons raconte aussi, sinon d’abord, mais de manière plus secrète, une autre initiation, celle de Jashaun. (…)
On est vivants de Carmen Castillo. Durée: 1h43. Sortie: 29 avril 2015
Howard Zinn, une histoire populaire américaine d’Olivier Azam et Daniel Mermet. Durée: 1h46. Sortie: 29 avril 2015
Est-ce la proximité du 1er Mai? Deux films sont sortis simultanément ce mercredi 29 avril sur les écrans français, portés par une semblable ambition et animés de motivations politiques comparables: On est vivants de Carmen Castillo et Howard Zinn, une histoire populaire américaine d’Olivier Azam et Daniel Mermet. L’un et l’autre, en s’appuyant sur une histoire longue, veulent témoigner pour un engagement radical dans le monde actuel.
Au principe du nouveau film de Carmen Castillo se trouvent, intimement nouées, trois motivations, toutes les trois dignes de la plus haute estime: l’amitié, le deuil, la fidélité aux engagements. Militante révolutionnaire chilienne obligée de s’exiler en France après le meurtre de son compagnon et de nombre de ses camarades par les tueurs de Pinochet (situation à l’origine de son précédent long métrage, Calle Santa Fe), la réalisatrice avait rencontré à son arrivée à Paris Daniel Bensaïd, philosophe, enseignant et militant trotskiste, auquel une longue amitié la liera. Daniel Bensaïd est mort le 10 janvier 2010.
Si le film, à partir d’archives et d’entretiens avec les proches, veut rappeler l’itinéraire de cet homme et saluer sa mémoire, il entend le faire en s’inscrivant dans la continuité de ce qui fut la dynamique de toute l’existence du cofondateur de la Ligue Communiste Révolutionnaire, qui n’aura cessé d’affirmer que «tout est encore possible» (titre d’un livre d’entretiens paru juste après sa mort aux éditions La Fabrique).
Carmen Castillo entend donc associer l’évocation de son ami à l’actualité des luttes et des avancées vers un changement de l’ordre du monde globalement assujetti aux normes du capitalisme. On est vivants fait ainsi alterner documents rappelant le passé et petits reportages tournés en divers endroits, surtout en Amérique latine –du Chiapas du sous-commandant Marcos aux mouvements des «Sans terre» brésiliens et des peuples indigènes boliviens– mais aussi, en France, au côté des activistes de Droit au logement, de militants syndicaux à Saint Nazaire ou chez Total en grève.
La voix off de la cinéaste dit ce qu’il faut éprouver et comprendre. Surtout, le parti-pris d’affirmation du film d’un état des rapports sociaux s’impose au choix des images et des situations, à l’organisation des séquences. (…)
Citizenfour de Laura Poitras avec Edward Snowden, Glenn Greenwald, William Binney, ainsi que Barack Obama et Julian Assange. Durée: 1h54. Sortie le 4 mars
Ce n’est pas parce qu’on connaît (plus ou moins) l’histoire qu’elle devient moins intéressante. Ce serait même plutôt le contraire.
Tout le monde a en mémoire les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance par les agences de sécurité américaines des courriers électroniques, des échanges sur les réseaux sociaux et des téléphones portables pratiquement de la terre entière. Avec ses corollaires, la connivence des grands groupes d’informatique et de télécom avec le gouvernement des Etats-Unis, l’opacité sur les usages, l’insulte aux pays alliés et à leurs dirigeants, la trahison par Obama de ses engagements de campagne –plutôt la manifestation de son impuissance face à des forces politiques et économiques supérieures à celles du président des Etats-Unis.
Laura Poitras raconte cela. Parce qu’elle le raconte bien, avec les moyens du cinéma, ces faits acquièrent une force émotionnelle et une richesse de sens et de questionnement inédites.
«Les moyens du cinéma» ne signifie pas faire des mouvements de caméras sophistiqués, convoquer des stars ou utiliser des effets spéciaux –encore qu’à bien y regarder, ces trois ingrédients ne sont pas absents.
Cela signifie filmer avec respect et attention ce qui est devant sa caméra, à commencer par les personnes. Cela signifie prendre du temps. Cela signifie construire par le filmage et le montage, par le travail sur le son aussi, un récit qui fait place au doute, à l’attente, à la complexité et à l’inconnu.
Au mois de décembre, résolu à porter au grand jour la gigantesque opération illégale et antidémocratique d’espionnage planétaire mise en place par son employeur, la NSA (National Security Agency) en profitant de mouvement sécuritaire enclenché par le 11-Septembre, Edward Snowden essaie de contacter un journaliste indépendant et collaborateur régulier du journal britannique The Guardian, Glenn Greenwald. Il le fait en utilisant le pseudonyme Citizenfour. Sur le moment, Greenwald ne réagit pas.
Snowden contacte alors une cinéaste remarquée pour ses documentaires sur la guerre en Irak (My Country, my country, 2006) et sur Guantanamo (The Oath, 2010), qui lui ont valu plusieurs récompenses, et une mise sous surveillance intensive de la part de la NSA ce que Snowden est bien placé pour savoir. Laura Poitras, elle, répond.
Après des échanges à distance où Snowden montre à la réalisatrice la nature et l’ampleur des révélations qu’il compte faire, elle contacte à son tour Greenwald. Celui-ci, accompagné d’un autre journaliste du Guardian, Ewen MacAskill, et Laura Poitras s’envolent pour Hong Kong, où ils retrouvent Snowden dans une chambre d’hôtel début juin. (…)
Voici près d’un demi-siècle que, par les moyens du cinéma documentaire, Frederick Wiseman travaille à observer et à comprendre le fonctionnement des systèmes qui organisent nos existences. Depuis Titicut Follies (1967, sur une institution psychiatrique), High School, Law and Order, Hospital, Juvenile Court, Welfare (sur un centre médico-social), The Store, Near Death (sur une unité de soins intensifs), Zoo, Public Housing (sur les logements sociaux), State Legislature (sur le parlement de l’Idaho) ou encore La Danse, le ballet de l’opéra de Paris, sont quelques repères majeurs d’une œuvre qui compte 66 titres attentifs aux procédures de l’espace social (public ou privé) caractéristique des sociétés occidentales (1).
Cet immense accomplissement en équipe légère, servi par un sens de l’écoute (sur ses tournages, Wiseman ne tient pas la caméra mais le micro) et du montage, atteint aujourd’hui un de ses sommets avec At Berkeley.
Ce documentaire-fleuve concerne un lieu en effet passionnant, l’université de Berkeley dans la baie de San Francisco, symbole de l’excellence de l’enseignement supérieur public dans un pays où l’enseignement privé est supposé roi –Berkeley est régulièrement classée troisième meilleure université du monde après Harvard et Stanford. Le berceau d’une recherche de haut niveau en sciences sociales comme en sciences dures, le cœur de la contestation et de la contre-culture américaines des années 1960-70 ayant cherché à en préserver une partie de l’esprit, une cité dans la cité, un énorme assemblage de populations diverses avec les singularités d’une «vie de campus» beaucoup plus intégrée que ce qu’on connaît ici.
Il donne les idées générales, les faits et les chiffres. Il montre les cours de physique théorique et de poésie, y compris en faisant rimer Thoreau et supernovas, Walden et les séminaires sur le «racisme de fait», les enseignements de médecine et de philo, les matches de hockey et les chorales. Il fait entendre les différents idiomes locaux et donne à voir les systèmes de signes en vigueur.
Il souligne aussi quel idéal démocratique américain représente cette université, soulignées par les paroles du vieil hymne de Steve Grossman City of New Orleans. Ce n’est plus un train mais l’université, ou plutôt ce qu’elle symbolise, qui chante:
«Good morning, America, how are you
Don’t you know me, I’m your native son.»
Mais si les quatre heures du film permettent d’aborder ces multiples facettes, le cinéaste fait néanmoins un choix aussi périlleux que finalement décisif: consacrer une bonne moitié de l’ensemble de ses séquences à des réunions où sont discutés entre personnels concernés les multiples problèmes de tous ordres qui doivent être réglés pour que vive et prospère une institution comme Berkeley, dans un contexte de violente diminution des ressources publiques allouées par l’Etat de Californie.
S’appuyant sur les descriptions précises du livre de Georges Devereux Psychothérapie d’un Indien des plaines (Fayard), Arnaud Desplechin a, pour son nouveau film Jimmy P., longuement imaginé personnages, lieux, accessoires, ambiances et lumières, afin de raconter cette histoire d’amitié entre un Indien Blackfoot ayant combattu en France, hospitalisé pour divers troubles à Topeka (Kansas), et son analyste, Devereux donc, pionnier de l’ethnopsychiatrie.
Pour ce faire, le réalisateur s’est nourri d’images envoyées par son ami Alexandre Nazarian, envoyé en éclaireur sur les lieux réels de l’histoire.
Revisitant aujourd’hui une partie des très nombreux documents accumulés au cours de l’écriture au long cours du scénario de Jimmy P., Arnaud Desplechin nous ouvre son ordinateur et revient sur quelques-uns des principaux enjeux de cette quête, quelques motivations essentielles à des choix qui éclairent, au-delà même de ce film en particulier, le processus créatif du cinéma.
Le cinéaste a commencé par envoyer Alexandre Nazarian là où était situé le véritable hôpital où exerçait George Devereux après la Seconde Guerre mondiale, à Topeka, capitale du Kansas.
(To the Wonder de Terrence Malick, The Master de Paul Thomas Anderson, At Any Price de Ramin Bahrani)
Dieu, la puissance et l’argent. Les trois films américains de la compétition présentés en début de Mostra (ceux de Brian De Palma et d’Harmony Korine complétant cette très forte délégation) exposent de manière insistante les forces que beaucoup considèrent comme décisives dans leur pays. Le moins intéressant des trois est aussi le plus attendu, To the Wonder de Terrence Malick. Franchissant un grand pas en avant dans le registre du kitsch métaphysique qui lestait déjà gravement The Tree of Life, le réalisateur tartine durant deux heures un emplâtre de cartes postales et de banalités sur le sens de la vie face à la puissance divine avec laquelle les hommes ne savent plus communiquer. La malédiction de l’amour impossible, de la pollution et de l’impuissance à faire le bien pèse dès lors sur eux comme une chape de plomb dont le film trouve une regrettable équivalence esthétique.
(attention, cette photo, la seule disponible,montre l’actrice Rachel McAdams, qui n’a qu’un tout petit rôle, avec Ben Affleck)
Une très belle russe francophone (Olga Kurylenko), le sculptural et laconique American Man Ben Affleck et le prêtre hispano Javier Bardem circulent en tous sens, du Mont Saint Michel aux plaines du Middle West et des supermarchés saturés de produits aux inévitables rivières malickiennes, tandis que pas moins de trois voix off régalent l’auditoire d’interrogations du type « Où est la vérité ? » « Pourquoi pas toujours ? », en trois langues pour convaincre de l’universalité de ces méditations.
Parmi les questions posées, la plus intéressantes est : « pourquoi on redescend ? ». Parce que contrairement à l’inquiétude mystique de Malick, chez ses deux confrères, on ne redescend pas. L’un et l’autre sont dédiés à la capacité, dans deux domaines différents, de produire toujours davantage, de ne pouvoir que foncer toujours en avant – idée aussi sous-jacente mais pas vraiment prise en compte dans To the Wonder. The Master de Paul Thomas Anderson raconte l’histoire d’un « maître à penser », mi-théoricien mi-gourou, qui dans les années 50 essaie de fonder une « école » où les élucubrations scientifiques servent de base à une mystique proche de la métempsychose. Il est rejoint par un ancien combattant de la 2e guerre mondiale à demi fou et complètement imbibé, dont les comportements erratiques servent au « maître » à la fois de terrain d’expérience, de déversoir émotionnel et, à l’occasion, de protection.
Philip Seymour Hoffman est The Master
Anderson ne manifeste aucune admiration particulière pour ses personnages, on en vient même assez vite à se demander pourquoi il raconte cette histoire de ratés plutôt pathétiques et assez antipathiques, qui n’annoncent pas vraiment la puissance des sectes et autres mysticismes plus ou moins homologués aux Etats Unis. Comme les précédents films du réalisateur, ce qui caractérise The Master est une sorte de puissance brute du filmage, appuyée sur la violence des situations, un indéniable savoir-faire dans le montage et le cadrage, et surtout l’interprétation : Philip Seymour Hoffman filmé comme Welles se filmait dans Citizen Kane et Joaquin Phoenix en allumé dangereux et sentimental en mettent plein les yeux, et les tripes. Pointe alors l’idée que Paul Thomas Anderson filme exactement comme œuvre le Maître de son film : en force et à l’esbroufe, avec une sorte d’intimidation permanente qui ne prend aucune distance avec ce qu’il entend décrire, ce qui risquerait de réduire son emprise sur les spectateurs. The Master, quelle que soit les dénonciations qu’il prétend faire, se révèle ainsi une exemplaire démonstration de force – force de la rhétorique et force physique, sensorielle – dont ses deux personnages principaux sont les représentants. Au lieu de les prénommer Lancaster et Freddie, il aurait dû les appeler Paul et Thomas.
Zas Efron en fils prodigue et speed racer dans At Any Price
Venu du cinéma indépendant, Ramin Bahrani s’approche de la grande forme hollywoodienne avec At Any Price, qui est pourtant aussi le seul des trois films qui prenne un peu de distance avec son sujet. Il s’agit ici, à travers l’histoire d’une famille d’agriculteurs de l’Iowa devenus aussi revendeurs en gros de semences OGM, et avec une variante du côté des courses de stock cars, de raconter la fuite en avant d’une société, la fatalité d’une surenchère sans fin, où l’argent est d’ailleurs moins le véritable objectif qu’une sorte de compteur pervers de cette course insensée. Avec le renfort de Zac Efron et Dennis Quaid, remarquables, Bahrani compose une sorte de fresque malade sur l société américaine dont le monde agricole ne serait qu’un cas particulièrement explicite, fresque qui se transformera en fable (im)morale. Son sens de la présence physique (les grands espaces américains aussi bien que les hommes éperdument lancés dans une fuite en avant) permet à Bahrani de retrouver le sens épique d’une longue tradition du cinéma américain dont deux des précédents grands représentants (T. Malick, P.T. Anderson) sont aujourd’hui ses compétiteurs à Venise. Avec At Any Price, à la différence de ses deux prestigieux ainés, lui trouve une possible circulation entre distance critique et prise en compte des puissances qu’il invoque.
lire le billetLizzie Brocheré (Aurore) et Pierre Perrier (Chris) dans American Translation de Pascal Arnold et Jean-Marc Barr
Sur le mode de la très légère déstabilisation comme du choc frontal, le nouveau film du tandem Arnold&Barr qui sort en salles ce 8 juin recèle nombre d’aspects intrigants. L’un des plus significatifs est sans doute son titre. Tout d’abord on n’en perçoit guère l’enjeu. Sans doute American Translation raconte les amours passionnées et fatales d’un jeune Français très français, natif d’une petite ville du Nord qui pourrait tout aussi bien se situer dans l’Ariège, le Cotentin ou la Creuse, et d’une jeune franco-américaine. Sans doute celle-ci aime-t-elle confier à son amant ses secrets dans la langue d’outre-Atlantique, que le garçon ne comprend pas. Mais ces aspects (la nationalité d’Aurore, l’ignorance de l’american language par Christophe) semblent longtemps marginaux.
Ce qui ne l’est pas est le fait de raconter, dans des paysages très français –Paris, les bourgades de province, la campagne – a une histoire que nous connaissons, que nous ne connaissons que comme une histoire américaine : celle d’un serial killer, pour le dire en VO.
Depuis qu’ils font des films, sur trois continents (Too Much Flesh était entièrement situé aux USA, une grande partie de Being Light se passait en Inde), les deux réalisateurs jouent avec les multiples formes du métissage. Il faut entendre « métissage » au sens large, et aussi avec ce que le mot contient d’effet de fusion, pas d’opposition entre des différences. Pascal Arnold et Jean-Marc Barr ne sont pas des provocateurs, ce sont des adeptes des glissements, de la caresse troublante, même si elle peut aller jusqu’à la mort. Là se trouve le charme très particulier de leurs réalisations. C’est, à rebours de tant de facilités, avoir compris que la transgression est et reste une posture moralisatrice, qui entérine les barrières des bonnes mœurs et des routines de pensée en les franchissant. De telles ruptures ne les intéressent pas du tout. Ils cherchent au contraire d’autre manière de regarder et de raconter qui ne tiendrait pas du tout compte de ces barrières, qui inventeraient d’autres distances, d’autres enchainements, d’autres logiques émotionnelles. C’est difficile, ça ne marche pas toujours, mais c’est toujours stimulant, comme un voyage dans la pénombre d’une terre inconnue.
Cette joie exploratoire concerne cette fois un territoire défini par deux types de paramètres. A un niveau, il s’agit de l’existence d’un garçon qui passe à l’acte meurtrier de manière compulsive et répétée, mais vue par une fille qui l’aimerait assez pour, sans l’approuver, ne jamais le juger. Et à un autre niveau, il est défini par l’opération critique de nos habitudes de spectateurs devant une histoire que nous connaissons bien (les tueurs en série sont des personnages pas vraiment nouveaux au cinéma) mais racontée dans un contexte que nous connaissons tout aussi bien, mais où ne se situent pas d’habitude de telles histoires. Il n’y a guère que Chabrol pour avoir ainsi abordé, selon une approche toute différente, cette double dérive problématique, avec une autre forme d’attention et de délicatesse, à l’époque du Boucher.
American Translation, qui aurait d’ailleurs pu s’intituler Lost in Translation, se déploie dans cette double faille, celle qui court de la psyché du garçon à la relation amoureuse nouée avec la fille, celle qui sépare le sujet du récit du cadre où il se déroule. On y éprouve un trouble singulier, où interfèrent effets de reconnaissance et de surprises, ondes sensuelles des scènes d’amour très physiques, éclats morbides des gestes au-delà du sens de l’assassin, fragrances hyperréalistes des espaces où s’inscrit l’action.
La double origine franco-américaine de J.M. Barr, son double parcours d’acteur et de réalisateur, la double signature avec P. Arnold de tous leurs films sont évidemment à la fois des moteurs et des indices pour cette manière de remettre en jeu, de multiples manières, les repères auxquels nous sommes accoutumés. Cette dérive vis à vis des impératifs moraux comme vis à vis des archétypes dramatiques passent à nouveau souvent par un pari éperdu sur les puissances de la présence physique, érotique, de ce qui est filmé : les corps des personnages, mais aussi la forêt, la camionnette qui roule, même le décor d’un lavomatique. Séducteur ténébreux et enfant perdu, physique d’ange noir un peu trop dessiné, Pierre Perrier n’est pas le plus grand bénéficiaire de cette démarche où le filmage table sur une évidence du regard qui trouve une trop évidente réponse dans l’évidence du look de l’acteur – rien à reprocher au comédien, mais la manière de filmer de PA&JMB réclame sans doute moins de littéralité chez les interprètes. Exactement ce qu’offre de manière remarquable Lizzie Brocheré, aux apparences beaucoup plus instables, ce qui ne l’empêche pas d’être extrêmement attirante lorsqu’il le faut. Ou, pour le dire autrement, Christophe se coltine des catégories avec majuscules (l’Enfant trop présent chez le jeune adulte, l’Animalité dans l’humain) quand Aurore est un personnage compliqué mais irréductible à des catégories.
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