Snowpiercer, Le Transperceneige de Bong Joon-ho avec Chris Evans, Song Kang-Ho, Ed Harris | En salles le 30 octobre 2013 | Durée: 2h05
Il y a une bande dessinée française des années 1980 devenue culte. Il y a un casting international de prestige (Ed Harris, Tilda Swinton, Chris «Captain America» Evans, John Hurt) et de gros moyens en effets spéciaux. Il y a un excellent réalisateur sud-coréen, Bong Joon-ho, auteur d’une oubliable pochade estudiantine, Barking Dog (2000) et de trois très bons films, Memories of Murder (2003), The Host (2006) et Mother (2009), le deuxième de la liste l’ayant imposé bien au-delà de la reconnaissance dans son propre pays et chez les cinéphiles occidentaux. Tout cela fait d’incontestables ressources, et les ingrédients d’un prévisible méga-bidouillage artificiel et tape-à-l’œil.
Et voici que pas du tout.
L’histoire du Tranceperceneige-le film (celle de la BD écrite par Jacques Lob et dessinée par Jean-Marc Rochette, Benjamin Legrand ayant succédé à Lob pour le scénario pour les albums 2 et 3, est assez différente), on l’a vue, ou lue, cinquante fois: c’est celle d’une révolte des misérables contre des très riches dans une société du futur fermée comme un œuf, ce qui n’empêche certes pas d’y voir des métaphores contemporaines.
Que le «monde du futur» soit ici un train roulant infiniment sur une planète dévastée et gelée plutôt qu’une cité souterraine ou une bulle de survie sur une planète refuge ou un vaisseau spatial échappé de la catastrophe ultime pourrait n’être qu’anecdotique.
Or pas du tout.
Et il est passionnant d’essayer de percevoir ce qui permet la réussite d’un film dont presque tous les composants sont on ne peut plus conventionnels.
Rose est la couleur de rien. Rose est le rectangle nu qui fait office d’enseigne d’un minuscule bar, au bout d’une jetée de béton et de débris, faubourg d’un port au bout du monde, monde déjeté, monde dépourvu de sens et de tendresse. Dépourvu de sens, le nouveau film de Jeon Soo-il, cinéaste coréen qui a connu en Europe un début de reconnaissance grâce surtout à La Petite Fille de la terre noire (2007), l’est aussi, à sa manière. Mais certainement pas dépourvu d’intensité, de beauté et de mystère. Chaque séquence semble portée par une inquiétude, un tremblement, un souvenir, un espoir ou une angoisse. Et c’est l’assemblage de ces forces qui compose l’univers absurde et incroyablement concret que fait naître le film, comme un poète ivre ferait en marchant surgir sous ses pas des images mentales, des musiques intérieures.
La jeune femme est arrivée sous la pluie. Nu, le garçon court à perte de vue dans l’infini champ de boue que laisse la mer à marée basse. Le vagabond a laissé sa guitare en dépôt, parfois, il passe et chante et disparaît. Les habitants campent dans la rue, ils essaient d’empêcher la destruction de leur quartier par les promoteurs, la mère du garçon est parmi eux, elle tenait le bar, elle a fait venir la jeune femme pour pouvoir se consacrer à son fils et à la lutte. Le jeune pêcheur est bien charmant, quand même la pieuvre qu’il apporte dans une bassine en plastique est assez inquiétante. Est-ce le monde qui se découpe dans les embrasures de fenêtres comme des coupes franches dans la matière ? Est-ce vrai que les œufs, dans le vieux frigo fatal et de guingois, donnent naissance aux mouettes ?
Peu, très peu de mots. Des fantômes.
La peur. La jeune fille qui s’occupe à présent du bar Pink a peur. Le garçon mutique a peur.
La peau. La peau nue qui cherche un contact moins érotique que rassurant, quelque chose d’humain, ou même peut-être d’animal.Il fait chaud, mais les corps, même transpirants, ont froid.
Les habitants du quartier ont peur, d’un avenir qui ne peut être qu’une défaite – qui ne peut que défaire ce qui les a constitués, et qui n’avait certes rien d’exaltant, mais c’était leur vie. Il y a eu un père incestueux. Il y a les autres à l’école qui battent l’enfant différent. Il y a les flics qui embarquent les protestataires. Il y a ces relations barrées, injouables. Pourtant, il n’y a pas de suspens. Jeon Soo-il ne filme pas pour alerter d’un danger qui vient, ni pour jouer sur la montée d’une menace. Il filme que la catastrophe a déjà eu lieu, que tout est déjà joué, et perdu. Le crime, la mort ne sont pas des conséquences, seulement des répliques, des épiphénomènes. Pourtant chaque moment est si chargé d’émotions contenues mais qui palpitent à fleur d’écran que ce désespoir est saturé de vie, quand même. Comme peut l’être un monochrome inspiré – dont l’abstrait rectangle qui sert d’enseigne au bistrot est non pas l’illustration mais le symptôme.
Les circonstances, qui ne sont pas le hasard, veulent que sortent sur les écrans français, trois mercredis de suite, trois films coréens. Chacun est signé d’un réalisateur remarquable, et aussi différent que possible des deux autres. Hong Sang-soo, signataire de Haewon et les hommes sorti le 16 octobre, est à bon droit une grande figure du cinéma d’auteur contemporain le plus relevé. Bong Joon-ho, dont Le Transperceneige sort la semaine prochaine, est aujourd’hui à juste titre reconnu parmi les grands réalisateurs internationaux. Jeon Soo-il, malgré neuf films tous remarquables depuis 16 ans, ne jouit pas (encore ?) de la même reconnaissance. La force expressive de Pink devrait permettre de faire diminuer cette injustice.
In Another Country de Hong Sang-soo s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.
Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de la mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux, où se retrouvent sous des configurations différentes les mêmes lieux (une auberge, la plage, la tente du maître nageur, le phare) et, plus ou moins, les mêmes protagonistes.
On songe à Eric Rohmer, pour la légèreté du ton et la profondeur de la méditation ainsi proposée sur la manière dont se regardent et se parlent les humains, avec et malgré les différences de langue et de références, pour l’interrogation amusée et attentive de ce qui fait narration, et ce qui fait personnage, dans certains agencements de situations.
Composés comme de rigoureuses aquarelles, les plans d’une vibrante élégance ouvrent tout l’espace aux puissances qu’ils mobilisent: puissance des ressources de jeu d’Isabelle Huppert qui jouit ici d’une exceptionnelle liberté, puissance de la mer et du vent, puissance du rire. A Cannes où le film était présenté en compétition, on a ri, beaucoup et de bon cœur dans la grande salle du Palais du Festival, avant que le public ne fasse au réalisateur et à ses acteurs un triomphe aussi mérité que réjoui. Les ovations sont fréquentes, les éclats de rire nettement moins.
César doit mourir est une belle surprise, qui permet de retrouver des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des réalisateurs de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le « vécu » du film, ce qu’on ressent durant la séance, est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la polyphonie riche de sens des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.
L’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien – la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de César doit mourir un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.
(Ce texte est composé de nouvelles versions de deux critiques publiées sur slate.fr lors de la présentation des films à Cannes et à Berlin)
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• In Another Country, de Hong Sang-soo avec Isabelle Huppert, Yu Junsang, Yumi Jung (compétition officielle)
• Like Someone in Love d’Abbas Kiarostami avec Rin Takanashi, Tadashi Okuno, Ryo Kase (compétition officielle)
A mi-Festival, il faut admettre qu’au moins pour ce qui est de la compétition officielle, le bilan se révélait plutôt mitigé. Surtout, même les films les plus accomplis, comme Au-delà des collines de Cristian Mungiu ou Amour de Michael Haneke (sur lequel on reviendra) ne distinguaient pas par leur grande légèreté. Et puis voilà que coup sur coup, deux films de joie et de grâce s’en viennent faire souffler sur Cannes un vent libérateur, dont on espère qu’il parviendra même à chasser la pluie qui inonde la Croisette depuis vendredi.
Aussi différents que possible, ces deux films ont pourtant un autre point commun: ils sont nés l’un et l’autre d’un croisement entre deux mondes.
In Another Country de Hong Sang-soo (compétition officielle) s’inscrit de plein droit dans l’œuvre au long cours du cinéaste coréen. Celui-ci y retrouve notamment son goût pour les récits construits sur des variations, bifurcations et répétitions, et l’humour vaporeux des conversations sous l’emprise du soju, alcool national absorbé en massive quantité. Mais lui qui avait naguère immergé son univers dans un cadre français (Night and Day, 2008) invite cette fois une actrice française, Isabelle Huppert, jouant le rôle d’une réalisatrice française, Anne, en brève villégiature dans une station balnéaire coréenne.
Trois histoires, ou plutôt trois possibilités d’histoires qui se répondent et s’éclairent, résonnent des sourires et de mélancolie que chacune réfracte sur les autres. Elles composent ce film ludique et lumineux …
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