• Mekong Hotel, d’Apichatpong Weerasethakul (Hors compétition)
• L’Etudiant de Darejan Omirbaev (Un certain regard)
• Laurence Anyways, de Xavier Dolan (Un certain regard)
Parmi les —nombreux— films découverts vendredi, aucun des plus marquants n’est en compétition officielle. Retrouvaille deux ans après avec le récipiendaire de la Palme d’or pour Oncle Boonmee, Mekong Hotel est un film d’une heure d’une extrême modestie, et d’une immense puissance suggestive.Apichatpong Weerasethakul retrouve un ami musicien dans un hôtel en bordure du Mékong, alors que menace la crue catastrophique qui va ravager la Thaïlande, et notamment Bangkok. Il y a deux femmes aussi, la mère et la fille, également belles, également mystérieuses, également inquiétantes. L’une est un fantôme, dit-elle, l’autre aussi peut-être. Il y sera question de dévorer humains et animaux, il y sera question de tendresse et de guerre, de ce que les jeans moulants font à l’entrejambe des hommes, et d’autres graves sujets.
Tout est là, visible, et tout est là, simultanément, d’autant plus présent de n’être pas exhibé. La surface du fleuve que parcourent comme des signes cabalistiques quelques jet-skis est telle la page infiniment recommencée, étale et mouvante, dangereuse et souveraine, où tous les poèmes du monde s’écrivent, s’écrivirent, s’écriront.
Bi, n’aie pas peur de Phan Dang Di.
Quelque chose est en train d’arriver, et on ne sait pas ce que c’est (air connu). D’arriver où ? Au Vietnam. Dans le monde, du fait de ce qui se passe au Vietnam. Dans le cinéma vietnamien. Aucun événement bouleversant jusqu’ici, mais des indices suffisamment nombreux et cohérents pour ne pas laisser place au doute. Bi, n’aie pas peur est, pour le cinéma – mais pas seulement – un de ces indices parmi les plus significatifs, dans ses réussites comme dans ses défauts.
C’est que le premier long métrage de Phan Dang Di est un curieux objet. Construit autour du regard sur son entourage d’un enfant de 6 ans à Hanoï, il ne cesse de recomposer ses personnages (les parents, le grand-père, la tante et quelques autres) selon des enjeux différents, sinon antagonistes. Dans l’usine de blocs de glace qui est un des terrains d’aventure du petit garçon, la caméra ne cesse de basculer d’une captation documentaire aux franges du fantastique à de l’imagerie décorative, pour soudain laisser entrevoir au-delà de la dureté du travail des jeunes gens qui y triment une oppression sexuelle imprévue. Dans la maison familiale délaissée par le père alcoolique et coureur, la circulation des femmes (mère, tante, cuisinière), l’absence du père puis sa présence hostile et imbibée, l’immobilité du grand-père revenu d’un exil opaque pour mourir composent un environnement d’autant plus complexe autour de l’infatigable petit garçon que nous manquons de clés pour identifier le statut de cette famille, comprendre de quoi elle vit ou d’où elle vient.
Dans cette chronique familiale au service d’un roman d’initiation (la découverte du monde par le petit Bi, schéma on ne peut plus classique), les espaces soudain ouverts, dans les rues et les bistrots en plein air mais surtout dans les campagnes, les marais et le bord de mer transformé en désert de blocs de béton surgissent comme des trouées déstabilisante au sein de ce sage récit. Une plante, un animal peuvent à tout moment devenir élément perturbant. Mais ce sont surtout les véritables saillies sexuelles, de plus en plus rapprochées et explicites, qui viennent de manière abrupte perturber le cours du film, et surtout du rapport confortable, mais passablement ennuyeux, qui semblait devoir s’établir avec lui.
Le désir violent du père pour une jeune masseuse, l’accomplissement lascif de ses devoirs conjugaux par la mère malgré l’indifférence de son mari, l’écartèlement de la jeune tante entre l’acceptation du fiancé que l’entourage lui destine et le désir éperdu pour un des lycéens auxquels elle enseigne, ou l’étrange match de foot joué par une bande de garçons nus dans un champ de boue, paroxysme de la présence obstinée de tous les fluides, naturels et humains, dans ce monde entre réalisme, illustration et onirisme, baigné de la sueur de la saison des pluies, n’en finissent plus de déstabiliser le cours d’un film qui se révèle de moins en moins tranquille.
Il en va de même dans sa réalisation. C’est d’abord l’embarrassante joliesse publicitaire des images qui frappe. Ainsi le côté mannequin supermaquillé et superéclairé des acteurs et surtout des actrices : Nguyen Thi Kieu Trinh, qui joue la mère, et Hoa Thuy, qui joue la tante, sont sublimement belles, elles n’ont vraiment pas besoin de ça, et du coup c’est Hoang Phuong Tao, la masseuse, qui devient la présence la plus touchante, parce que le fait son personnage vive dans un univers sordide la libère des affèteries d’image et lui laisse un peu plus d’existence humaine. Il en va de même du trop mignon petit garçon qui tient le rôle-titre, et des mimiques mièvres et autres gadgets « enfantins » (pas les bulles de savon, pitié) qui édulcorent un comportement par ailleurs loin d’être toujours si conforme. Heureusement, ces complaisances sont contredites par des brusqueries de montage, d’inattendues embardées vers une lande déserte, un coït sinistre au terme d’un weekend romantique, le suspens du temps dans la ronde des verres de bière et des conversations sans fin entre hommes saturés d’ennuis et d’alcool, le mystère inexpliqué d’une bestiole dans un pot de chambre…
En 2010, le film de Bui Thac Chuyen Vertiges (d’après un scénario de Phan Dang Di, le réalisateur de Bi) était le premier signe identifié de ce nouveau moment du cinéma vietnamien, et du pays lui-même. Il se distinguait par la recherche outrancière d’un érotisme exotique et décoratif. Bi n’est pas exempt de ces défauts, mais ils sont contrebalancés par un côté beaucoup plus cru, et des « irrégularités » esthétiques qui en grande partie le sauvent.
Ce caractère composite, sinon contradictoire résonne directement avec l’état d’un pays toujours marqué par la guerre, la pauvreté et l’autoritarisme politique et en même temps très avancé dans un développement occidentalisé et mercantile. L’an dernier, un très beau film du cinéaste libanais Mohamed Soueid, My Hearts Beats Only for Her, attestait du « devenir Dubaï » (1) du Vietnam, y compris de Hanoï où surgissent centres commerciaux géants, beach resorts et vastes avenues pour les limousines d’importation. Ce n’est pas ce que filme Phan, mais c’est dans sa manière de filmer. Et si l’injonction du titre incite clairement un petit garçon à envisager l’avenir sans crainte, malgré un présent qui n’a rien de serein ni de rassurant, son « n’aie pas peur » s’adresse clairement au pays lui-même. Et aussi peut-être aux possibles spectateurs étrangers du film, et des suivants qui ne manqueront pas de nous parvenir depuis le Vietnam.
(1) Cf. Le Stade Dubaï du Capitalisme de Mike Davis (éditions Les Prairies ordinaires).
lire le billetVous allez me prendre pour un sadique, mais c’est un spectacle dont je ne me lasse pas : une foule de gens de tous âges attendant par un froid polaire, de bon matin ou dans le soir qui vient. C’est qu’eux-mêmes ne se plaignent pas du tout, ils sont même d’une singulière bonne humeur, ces Nantais que j’ai vus, séance après séance, faire la queue pour ne pas manquer un documentaire colombien ou un premier film iranien. Et leur engouement est le plus rassurant symptôme d’une possible renaissance du Festival des 3 Continents, événement qui occupa une place importante dans l’histoire du cinéma moderne, mais semblait menacé sinon de disparaître, du moins de s’effacer dans une grisaille plus froide et triste que le grésil qui s’abat sur les environs de la place Graslin.
Petit flashback : au début des années 80, le Festival, né en 1978 dans les derniers soubresaut des mouvements tiers-mondistes, joue un rôle essentiel dans la découverte en France et dans tout l’Occident de l’émergence de cinématographies qui vont changer l’apparence même de la planète cinéma. Les fondateurs de la manifestation, les frères Alain et Philippe Jalladeau, jouent un rôle reconnu ici par ceux qui s’intéressent au sujet, mais deviennent de véritables personnalités de Taipei à Bogota et à Casablanca, de Bamako à Alma-Ata et à Manille, de Mexico à Seoul et à Trivandrum. Ça fait du monde.
Ça fait un monde. Ça fait aussi beaucoup de films, beaucoup de styles, de couleurs, de musiques, de rythmes, des visages différents. Beaucoup de réalisateurs, mais également beaucoup de spectateurs, à Nantes même où, année après année et notamment grâce à une bonne politique avec le monde enseignant, un public considérable se construit, se renforce et se stabilise.
Pourtant, une vingtaine d’années plus tard, les choses n’allaient franchement plus si bien. Le F3C se retrouvait au milieu des années 2000 en danger sinon de mort, du moins de marginalisation. En raison de trois crises nouées, toutes significatives au-delà du cas particulier de cette manifestation. 1) Le F3C avait été victime de son succès, les plus grands festivals du monde se disputaient désormais les cinéastes qu’ils avaient avec quelques rares autres (Rotterdam, Fribourg, Locarno, Pesaro) permis de révéler, rivalisaient de séduction pour être ceux qui découvriraient les nouveaux Kiarostami, Hou Hsiao-hsien, Souleyman Cissé, Hugo Santiago, Darejan Omirbaiev, Hong Sang-soo, Jia Zhang-ke, etc. Tant mieux si, confirmés ou émergents, les films venus de ces régions étaient devenus des must ! Sauf qu’il devenait de plus en plus difficile à la manifestation nantaise de jouer son rôle de tête chercheuse face à une concurrence si nombreuse et souvent plus puissante. 2) la fécondité de la planète cinéma avait évolué, et parmi les fameux « trois continents », si l’Asie aurait justifié à elle seule d’organiser dix festivals (ce qui se fit, et davantage), on se lamentait de ne trouver parfois qu’un film africain, et très peu de latino-américains regardables. 3) le F3C avait vieilli, rien de plus normal, et d’abord sa paire de directeurs, irremplaçables et devant être remplacés. Ça se passa aussi mal que possible. Ça arrive souvent, pas que dans le cinéma ni que dans les festivals.
Entre mutations planétaires et clochemerles affectifs et administratifs, on était mal parti. 2008 fut chaotique, 2009 calamiteux. Il semble, au vu de l’édition qui s’est tenue du 23 au 30 novembre, qu’on se trouve au contraire à nouveau sur une bonne voie, en tout cas qui inspire l’espoir.
La mise en place d’une nouvelle équipe pilotée par Sandrine Butteau et Jérôme Baron laisse augurer du juste changement sans reniement qui pourrait résoudre l’aspect local de la crise, pour peu que les finances entretemps gravement compromises puissent être rétablies. Il faut d’autant plus le souhaiter que la situation d’ensemble relégitime dans une large mesure la nécessité d’une telle manifestation, comme l’a montré sa programmation. On a vu en effet apparaître une flopée de films intéressants, et dans certains cas passionnants, qui ne trouveront pas place dans les programmations vedettes des grands festivals internationaux. Et on a vu se confirmer une tendance lourde de ces dernières années, l’efflorescence de films de grande qualité en provenance de la quasi-totalité de l’Amérique latine, sans que l’offre asiatique faiblisse pour autant. Il est certain que le « troisième », l’Afrique, continue de rester très en retrait, raison de plus pour ne pas laisser tomber. Argentine, Brésil et Mexique bien sûr, mais aussi Pérou (le très beau Octubre sort en France en janvier), Paraguay (deux films !), Chili, République dominicaine, Cuba… Une manifestation comme le F3C est, avec d’autres, indispensable pour observer ce phénomène massif, qui est évidemment en phase avec les évolutions sociopolitiques du continent lui-même. Pour trier aussi, en termes de qualité mais d’abord de spécificités locales et nationales, parmi cet afflux désormais massif de films latinos.
The Ditch de Wang Bing
Parmi les films asiatiqu3es, avec cette année une attention particulière à la Chine, se dégageait clairement un film extrêmement impressionnant, l’évocation du « goulag » chinois dans le désert de Gobi à la fin des années 50, Le Fossé. Réalisé par Wang Bing, auteur d’un immense documentaire qui a marqué le début des années 2000, A l’Ouest des rails, mais aussi de He Feng-ming, chronique d’une femme chinoise, bouleversant témoignage sur ces années noires dont l’évocation demeure interdite en Chine, le film est une des plus justes et émouvantes réponses à l’éternelle question de la représentation de la douleur extrême à l’écran. Requiem incarné, chant funèbre aux victimes oubliées qui par centaines de milliers périrent dans le glacial Nord-Ouest chinois, Le Fossé fait du même mouvement travail d’histoire, travail de deuil, travail de sens et d’émotion.
Le film (déjà présenté au Festival de Venise) est un peu hors norme, au sein d’une sélection qui a permis de découvrir aussi bien un très beau poème aux déshérités d’une ville pétrolière d’Iran (Gesher de Vahid Vakili Far, la photo en tête d’article), un très dynamique jeune auteur japonais (Tetsuya Mariko avec Yellow Kid), le toujours vivace cinéma malaisien (Tiger Factory) et thaïlandais (Mundane History), l’émotion d’une enquête très personnelle menée par la Paraguayenne Renate Costa (Cuchillo de palo), un intrigant récit d’initiation ourdi par le Taïwanais Chung Mong-hong (The Fourth Portrait), la beauté comme outil documentaire chez le Colombien Nicolas Rincon Gille (Los Abarazos del Rio)… La qualité de ce travail de découverte prend tout son sens et toute sa puissance dans sa capacité retrouvée à susciter la curiosité et souvent l’enthousiasme de ce public qui reste la plus belle réussite du Festival. Un festival que l’état paradoxal du cinéma, plus fécond que jamais mais en pleine dérive d’exclusion du « non mainstream », rend d’une nécessité au moins aussi urgente qu’à l’époque de sa création.
lire le billetLes trois stars du Festival de Tokyo, Catherine Deneuve, le tapis vert et la Prius “écolo” promue par le sponsor Toyota.
C’est un événement bizarre, dont les faiblesses sont aussi instructives que les accomplissements. Labellisé comme un festival de première catégorie, à l’égal de Cannes, Venise ou Berlin, le TIFF (Tokyo International Film Festival), dont la 23e édition se tient du 23 au 31 octobre, est une entreprise considérable mais largement inefficace, malgré l’importance des moyens mis en œuvre. En Asie, son influence est très inférieure au festival le plus important, celui de Pusan en Corée, et la qualité de sa programmation n’approche pas celle du Festival de Hong Kong, d’autres festivals coréens plus pointus mais exigeants comme à Jeonju et au Cindi de Séoul, ou le très bon quoiqu’infiniment moins riche Filmex, à Tokyo même un mois plus tard.
C’est que le TIFF est exemplaire d’un mauvais agencement entre exigence artistique, ancrage dans les réalités de l’économie et articulation aux intérêts politiques locaux et nationaux – combinaison qui, lorsqu’elle fonctionne bien, est le socle même d’un festival efficace, c’est à dire à la fois d’une manifestation qui produit des effets significatifs, pour les films, pour les professionnels du cinéma, pour le cinéma en général, pour le tourisme local, pour la reconnaissance de la ville ou du pays organisateur. Ce qui fait, en ce cas, pas mal de retombées de diverses natures.
D’autres gros festivals sont victimes d’héritages bureaucratiques qui les plombent inexorablement – par exemple Shanghai, Moscou ou Le Caire. Le TIFF est lui victime d’une relation incestueuse avec l’industrie du spectacle : entièrement contrôlé par les Majors japonaises et américaines, ne disposant pas de sa propre équipe mais dépendant des employés des studios mis à disposition pour l’occasion, jusqu’à son président, Tom Yoda, patron de la dynamique société de production et de distribution Gaga, il est utilisé prioritairement comme vitrine pour le lancement des produits commerciaux de fin d’année. Installé dans le quartier chic, et pas du tout culturel ni cinéphile de Roppongi, le TIFF n’est pas un rendez-vous dans l’agenda des personnalités culturelles qui comptent. Il ne l’est pas non plus chez les grandes pointures du cinéma mondial, et contraint de ne présenter en compétition que des inédits dans d’autres manifestations, il peine à attirer grandes stars et films de première magnitude : entre Venise ou Toronto en septembre et Pusan début octobre, d’autres destinations se taillent chaque année la part du lion.
Une des rares vedettes à avoir fait le voyage cette année, Catherine Deneuve, n’était là que parce que Potiche de François Ozon sort aussitôt, et que le distributeur japonais était prêt à un gros effort pour profiter des retombées médiatiques de la venue de la star française. Mais du coup, le Festival de Tokyo en est réduit à mettre l’accent sur des gadgets extra-cinématographiques, le plus visible ayant été le remplacement du traditionnel tapis rouge par un green carpet inlassablement mis en avant, symbole d’un engagement en faveur de l’environnement droit sorti de la gamberge d’un cabinet de communication. La nature ne s’y pas trompée: un typhon a obligé à avancer en catastrophe l’annonce du palmarès.
Cette faiblesse du Festival est clairement à rapprocher d’un phénomène auquel un séminaire, afin d’analyser les causes d’une diminution présentée comme aussi massive que regrettable de la présence des films européens sur les écrans japonais, diminution considérée comme un marqueur de la baisse d’une diversité culturelle sur les écrans japonais. Or en se penchant attentivement sur les statistiques, on découvrait une situation fort différente. D’abord il apparaissait que l’assimilation entre diversité d’origine géographique et diversité culturelle était largement factice. La première n’est pas menacée, la seconde, si, et gravement.
Côté nationalités des films, le Japon se caractérise d’abord par la domination de ses propres productions (448 films sur un total de 762 en 2009, et 57% des recettes), ce qui est plutôt un signe de santé, ensuite par la stabilité de la présence américaine. Le phénomène nouveau, et irréprochable sur le plan culturel, est la montée en puissance des productions asiatiques non-japonaises, avec désormais une centaine de titres chaque année dont la moitié venue de Corée du Sud.
Le nombre de films distribués chaque année au Japon, répartis entre films japonais et étrangers. En 2009, 170 films américains, 55 coréens, 41 français. (Source: UniJapan)
Cela réduit la part des Européens, un peu en valeur absolue, beaucoup en pourcentage, mais du point de vue de l’offre au public il n’y a aucune raison de s’en offusquer. Parmi les films européens, les productions françaises continuent de tenir, sur les tableaux d’Unifrance, le haut du pavé avec plus du tiers du total. Encore faut-il savoir si on parle du nombre de films, qui témoigne d’un réel dynamisme, ou du nombre d’entrées, où on constate un tout autre phénomène : l’immense majorité des spectateurs sont pour des films qui ne sont « français » que sur les documents officiels. Ce sont en fait soit des productions d’origine indiscernable pour le public japonais, exemplairement le documentaire Océans (distribué par Gaga) qui fait en ce moment un triomphe, soit des films d’action hollywoodiens produits sous pavillon tricolore, en général par Luc Besson, comme Transporteur ou Taken.
Le vrai critère, autrement difficile à mettre en œuvre que le nom du pays figurant sur le bordereau de distribution, concerne donc la nature des films. Et à cet égard on constate bien une chute de la diversité de l’offre, notamment sous l’effet de l’essor des multiplexes qui éliminent les salles proposant des films différents. Avant même les grands cinéastes européens, ce sont les auteurs japonais qui sont les premières victimes de ce phénomène : les Shinji Aoyama, Kiyoshi Kurosawa, Naomi Kawase, Nobuhiro Suwa ont de plus en plus de mal à tourner, et à trouver une exposition décente pour leurs films. Il est évident que le phénomène affecte, aussi, les auteurs étrangers, notamment européens, mais c’est moins une question de nationalité que d’ouverture à une diversité de styles et de tonalités.
Et il est clair que, parmi d’autres facteurs, le fait que le plus grand festival du pays, le TIFF, soit incapable de jouer son rôle de mise en avant d’œuvres proposant des alternatives fortes aux blockbusters est une des causes majeures de cet état de fait. C’est aussi le symptôme le plus visible d’un environnement hostile à l’art du cinéma, environnement auquel contribuent aussi chaines de télévision, grands médias, dirigeants économiques et décideurs politiques. Plutôt que son « écologie » de convenance, purement publicitaire, le TIFF ferait mieux de se préoccuper de l’écosystème cinématographique, qui le concerne bien plus. La biodiversité du cinéma au Japon en a un besoin urgent.
Memory of a Burning Tree de Sherman Ong et Hi-So d’Aditya Assarat.
Même en milieu hostile il arrive qu’apparaissent des formes de vie inattendues. Malgré l’absence de grandes œuvres à Tokyo on y pouvait découvrir ici et là quelques réalisations dignes d’attention. Parmi elles, il fut possible de repérer une poignée d’œuvres significatives de la fécondité actuelle de l’Asie du Sud-Est. Ainsi du très beau Memory of a Burning Tree du singapourien Sherman Ong, intrigante collision Sud-Sud où un jeune cinéaste formé au réalisme méditatif asiatique installe sa caméra dans une métropole africaine, Dar-Es-Salam. Ainsi du troublant Hi-So du thaïlandais Aditya Assarat, belle histoire d’amour et de cinéma hantée par la mémoire du Tsunami. Ainsi du délicatement brutal Tiger Factory du malaisien Woo Ming-jin, ironique, sensuel et désespéré.
442, Live with Honor, Die with Dignity de Junichi Suzuki
Ou encore, loin de l’art du cinéma mais néanmoins d’une force incontestable, le documentaire de Junichi Suzuki 442, Live with Honor, Die with Dignity, consacré au régiment le plus décoré de l’histoire de l’armée des Etats-Unis. Composée d’Américains d’origine japonaise, cette unité formée dans les camps d’internements où furent brutalement (et illégalement) enfermés les descendants de japonais après Pearl Harbour fut utilisée pour les pires missions durant la Deuxième Guerre mondiale, de Montecassino à Dachau en passant par la bataille des Vosges. Ces Américains-là, qui avaient vécu comme une iniquité d’être déchus de leur nationalité, gagnèrent au prix de sacrifices incroyables le droit à ce commentaire du Président Truman le jour de la dissolution du 442e : « vous n’avez pas seulement combattu l’ennemi, vous avez combattu les préjugés. Et vous avez vaincu. » Les survivants, très vieux, très japonais et hyper-américains qui témoignent dans le film sont d’étonnants et complexes personnages, couturés de cicatrices, de traumatismes, de contradictions et de constructions idéologiques. On regrette seulement que réalisation et commentaire ne leur réservent que la plus conventionnelle des places.
lire le billetAvec l’aide du numérique, mais surtout le sens de la solidarité de ses protagonistes, le jeune cinéma de Malaisie révèle une remarquable créativité. A découvrir au Centre Pompidou.
Love Conquers All de Tan Chui-mui
Renouant avec une tradition historique de la présence du cinéma au Centre Pompidou, la découverte de cinématographie nationales, la responsable du cinéma à Beaubourg, Sylvie Pras, organise une rétrospective durant deux mois et demi (du 16 décembre au 1er mars) particulièrement bienvenue. Celle-ci de na va pourtant pas de soi. D’abord parce que la Malaisie et Singapour ne sont pas exactement au centre de notre imaginaire (qui sait même exactement où se situent ces deux contrées à la fois liées et désormais distinctes ?). Ensuite parce que cette histoire st assez complexe, avec d’abord (du temps où Singapour faisait encore partie de la Malaisie) un cinéma de studio fondé sur la maîtrise des codes de genres populaires, mélodrames et comédies musicales notamment, ensuite l’émergence successive de « nouvelles vagues », d’abord à Singapour, puis à Kuala Lumpur et dans les divers parties de la composite Malaisie. Le cinéma contemporain de Singapour est dominé par la figure d’Eric Khoo, depuis la révélation de Be With Me en 2005, confirmée par My Magic en 2008 – Il n’est pas seul, souvent avec son soutien, d’autres jeunes artistes se font connaître : il faut notamment guetter l’œuvre prometteuse de Sherman Ong. Mais c’est pourtant du côté de la Malaisie que se joue le plus important.
La découverte du jeune cinéma malaisien est en effet le plus bel exemple récent de la mutation de la planète cinéma à laquelle on assiste depuis 20 ans. Exemplaire, cette découverte l’est d’abord parce qu’elle s’inscrit dans l’immense mouvement créatif venu d’Extrême-Orient. Ensuite parce qu’elle est intimement liée à l’essor des techniques numériques, qui sont pour le cinéma l’autre changement décisif du dernier quart de siècle. Sans les possibilités de légèreté matérielle et financière qu’autorise le numérique, il est douteux qu’une vingtaine de jeunes gens aient pu devenir en quelques années réalisateurs de longs métrages. Et cela dans un environnement hostile, caractérisé par un marché cadenassé par l’industrie locale, une censure politique toujours active, l’absence d’aides publiques, et des divisions ethniques, linguistiques et culturelles de la population qui rendent plus difficile de construire un public.
Exemplaire également aura été l’existence d’un « passeur » grâce auquel a pu commencer de se construire un désir de cinéma en marge des codes dominants. En l’occurrence Wong Tuck-cheong, animateur du Kelab Seni Filem, le Cinéclub de Kuala Lumpur où la découverte des grandes œuvres du cinéma international a réuni les futurs protagonistes du nouveau cinéma, puis a donné à leurs premiers courts métrages la possibilité d’être projetés. L’autre figure tutélaire de cette génération pas si spontanée étant la cinéaste Yasmin Ahmad, la « mère » du jeune cinéma malaisien, dont les films calmement audacieux, sur le plan formel comme sur celui des enjeux politiques – et notamment de la cohabitation entre Malais, Chinois et Indiens qui composent la population Malaisienne, sujet toujours épineux. Outre ses trois longs métrages, Chinese Eyes (2004), Anxiety (2006) et Mukhsin (2006) elle a joué un rôle majeure auprès de ses jeunes confrères, avant de mourir prématurément, à 51 ans, le 25 juillet dernier.
Mukhsin de Yasmin Ahmad (2006)
Une des principales, et des plus réjouissantes caractéristiques du mouvement malaisien se distingue en revanche par son côté collectif. Ainsi, le film-véhicule 15Malaysia, qui réunit la plupart des cinéastes concernés, montre leur étonnante diversité de ton et de style, ainsi que la grande variété des références culturelles et ethniques qu’ils fédèrent et tendent à dépasser, mais en même temps témoigne de leur capacité à travailler ensemble, comme cinéastes et comme citoyens engagés.
Halal de Liew Seng-tat, un des courts métrages qui composent 15Malysia
Cette dynamique politique en même temps qu’esthétique est cristallisée par un groupe qui en offre l’image la plus visible et la plus cohérente. Il s’agit des quatre cinéastes réunis dans la société de production Da Huang. Parmi eux, Amir Muhammad a ouvert la voie, avec The Big Durian (2003, le « A bout de souffle malaisien ») et s’est depuis imposé grâce à la vigueur et à la subtilité chaleureuse de ses documentaires mettant en lumière les zones d’ombres politiques de l’histoire récente dont The Last Communist, 2006, et People Village Radio Show, 2007, jusqu’au remarquable Malaysian Gods (2009). La réalisatrice Tan Chui-mui avec Love Conquers All, et ses collègues Liew Seng-tat (Flower in the Pocket) et James Lee (Things We Do When we Fall in Love, 2007, Before We Fall In Love Again, 2006) explorent quand à eux, par la fiction, de multiples aspects de la vie quotidienne, urbaine ou rurale, dans tous les milieux sociaux, avec un sens du récit et une attention au réel exceptionnels. Comme est exceptionnelle leur manière de travailler ensemble, James Lee officiant ainsi comme producteur pour Amir Muhammad et comme chef op pour Tan Chui-mi, laquelle prend en charge la production des films de Lee, jusqu’au récent et passionnant Call If You Need Me (2009), sorte de Mean Streets à Kuaka Lumpur. Etc. Chaque titre révèle à la fois une proximité d’approche et la singularité de chacun des auteurs.
Call if You Need me de James Lee
Bandes-annonce des films Da Huang
Les quatre membres de Da Huang ne se contentent pas de se serrer les coudes, ils participent à la défense de tout le cinéma de leur génération, dans leur pays comme à l’étranger, produisent et distribuent (en DVD sur leur site www.dahuangpictures.com ) de jeunes collègues. Que Pete Teo, producteur de 15Malaysia, soit aussi un des acteurs principaux de Call If You Need me est un autre exemple de cet engagement qui s’est également manifesté, notamment dans les festivals internationaux, aux côtés de Bird House (2006) de Eng Yow-khoo, Rain Dogs (2006) de Ho Yu-hang ou de Woman on Fire Looks for Water (2009) de Woo Ming-jin. Si la force des œuvres prises une par une reste la question primordiale, cette solidarité offre au jeune cinéma malaisien un gage de longévité inhabituelle.
(Ce texte est une nouvelle version d’un article rédigé pour le programme du Centre Pompidou. Les titres en italique gras font partie de la programmation).
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Le Festival de Pusan, plus importante manifestation cinématographique en Asie, permet de repérer une part essentielle de ce qui travaille l’univers des images dans le monde. Par exemple une étonnante expérience malaisienne.
Dans le plus grand port coréen, ou plus exactement dans la station balnéaire qui désormais le redouble à quelques kilomètres sur la côte de la Mer du Japon, se tient depuis 14 ans un événement dont l’importance dépasse celle d’un grand festival de cinéma. Le Pusan International Film Festival, PIFF pour les amis, est aujourd’hui un rendez-vous majeur sur l’agenda des professionnels et un grand moment pour les adolescents de la ville qui se pressent en cohortes innombrables pour ovationner les stars locales mais aussi pour assister aux films – les quelque mille séances sont toutes complètes, y compris pour les documentaires ou les films aux recherches esthétiques les plus audacieuses. Mais au-delà de sa réussite comme Festival, due pour beaucoup à l’énergie et l’intelligence politique de son fondateur, Kim Dong-ho, le PIFF aura été synchrone de deux mouvements de nature tout à fait différente.
D’une part sa création fut liée au retour à la démocratie de la Corée du Sud : à une époque où les dictateurs d’extrême droite tenaient solidement en mai le cinéma national depuis Séoul, les hommes politiques et les industriels progressistes avaient fait de Pusan leur principal bastion, et c’est avec leur soutien que les gens de cinéma purent créer ce qui fut d’emblée conçu comme un immense projet artistique, économique et médiatique. Le succès de Pusan aura été tel qu’il est question de déplacer dans la ville, où sont en train de voir le jour de nouvelles installations, la plupart des infrastructures liées au cinéma (studios, laboratoires, palais des festivals, école de cinéma, cinémathèque, jusqu’à l’administration d’Etat chargée du cinéma, le Kofic).
Le succès et l’importance du festival aura également tenu au choix effectué depuis le début de se dédier à ce qui n’existait pas réellement en tant que tel au début des années 90 : le cinéma asiatique. S’il y avait bien sûr de nombreux films réalisés dans toute l’Asie, c’est depuis une quinzaine d’année que s’est levé l’immense mouvement qu’on peut à bon droit désigner du terme générique de « cinéma asiatique » – encore que pour être plus précis il faudrait parler de « cinéma de la façade Pacifique », les pays réellement concernés étant la Chine, la Corée du Sud, le Japon, Taiwan, Hong Kong, et désormais les Philippines, la Thaïlande, la Malaisie et Singapour, l’Indonésie faisant figure de plus sérieux prochain candidat. Le Piff, et son bras armé dans le domaine de la production, le PPP (Pusan Production Project) auront accompagné, amplifié et dans de nombreuses occasions contribué à susciter des films où se fédèrent les énergies, les moyens financiers et les participations artistiques et techniques de plusieurs pays de la région. Ce que l’Union européenne n’est jamais parvenu à faire exister sur notre continent (ni pour le cinéma ni plus largement en termes de culture commune), une nébuleuse d’interventions dont le Festival de Pusan aura été le centre l’a fait, et ne cesse de continuer à le faire en Asie.
C’est le véritable sens de cette idée de « hub » revendiquée aujourd’hui comme le slogan officiel de la manifestation : une plate-forme opérationnelle où se croisent en permanence des talents et des représentants de puissances financières et politiques, avec comme objectif de tisser un réseau toujours plus serré de coproductions, de bourses de projets, de circulation des noms et des visages les plus connus. Et le Festival y aura d’autant mieux participé qu’il a été, et reste, programmé selon une haute exigence artistique, qui fait large place aux singularités nationales et locales comme aux innovations technologiques, et, en contribuant à leur reconnaissance, en tire à son tour une partie de sa propre force.
Exemplaire aura été de ce point de vue, cette année, la découverte en salle d’un film à bien des égards exceptionnel. Les habitués des festivals de cinéma ont depuis 4 ou 5 ans repéré l’apparition d’une génération de jeunes et talentueux réalisateurs en Malaisie – ce dont une grande rétrospective témoignera prochainement au Centre Pompidou. Ces réalisateurs figurent pour la plupart au générique de 15Malaysia présenté pour la première fois en salle. Il est fréquent que les « films véhicules » réunissant de nombreux réalisateurs se révèlent des opérations fourre-tout, où l’affiche vaut plus que ce qui se passe sur l’écran (qu’on se souvienne du récent gadget Paris je t’aime). Rien de tel ici, où 15 jeunes cinéastes ont réalisé chacun un film très court inspiré par la situation contemporaine de leur pays, situation notamment marquée par la montée des tensions intercommunautaires, la répression politique et des mœurs, le racisme et l’aggravation des inégalités sociales.
Avec le concours de stars de l’écran et de la chanson, mais aussi d’hommes politiques acceptant de se prêter au jeu de fictions pas toujours à leur avantage, c’est une kaléidoscopique et ludique interrogation sur l’identité nationale à partir d’une approche ouvertement non-nationaliste que réussit ce film. Initié et coordonné par le jeune producteur (et musicien) Pete Teo, 15Malaysia a été conçu pour le public malaisien, mais en sachant n’avoir aucune chance de pouvoir jamais sortir en salles, encore moins être diffusé à la télévision, vu la censure règnante. Aussi le film a-t-il été distribué sous la forme d’un épisode mis en ligne gratuitement tous les deux jours sur YouTube (on peut tout regarder avec http://15malaysia.com ). Il a connu en Malaisie un tel succès (figurant parmi les 10 programmes les plus vus de Youtube durant plusieurs semaines) qu’il est devenu un événement politique national d’importance, et que les dirigeants, du premier ministre aux chefs de l’opposition, sollicitent à présent les auteurs. Lesquels affichaient d’ailleurs, lors du débat qui a suivi la projection de leur film à Pusan, une vive défiance envers cette soudaine sollicitude.
Là aussi, il y a convergence entre la créativité individuelle de cinéastes comme Tan Chui-mui (Love Conquers All), James Lee (Things We Do When We Fall in Love), Amir Muhammad ( Village People Radio Show), Liew Seng-tat (Flower in my Pocket) et les autres … et bien sûr Yasmin Ahmad (Mukshin), la « mère » du cinéma malaisien, décédée brutalement cet été et dont la contribution à ce film collectif aura été la dernière œuvre, entre ces talents très personnels, donc, un mouvement créatif plus général, et des enjeux politiques situés encore à une autre échelle.
15Malaysia fait penser à ce qu’aurait été Paris vu par qui, quatre ans après l’apparition de la Nouvelle Vague française, réunissait certains de ses plus brillants protagonistes (Godard, Rohmer, Chabrol, Rouch, Pollet…), s’il avait en plus cherché à mettre en place une réflexion collective sur la réalité, l’imaginaire et les angoisses de la France de l’époque, y compris en réquisitionnant des figures politiques et intellectuelles influentes. Dans le cas de 15Malaysia , la cohérence entre recherche artistique, acuité politique et’intelligence du recours aux nouveaux moyens de diffusion, le tout récompensé par l’écho suscité dans leur propre pays par le film, établit la singularité et l’importance de cette œuvre … un des 354 films présentés au festival de Pusan.
JMF
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