«The Day the Clown Cried»: le film invisible de Jerry Lewis sur la Shoah

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C’est un des plus célèbres parmi la vaste cohorte des films invisibles. C’est aussi, de par son sujet, la Shoah, et son réalisateur interprète, la star comique Jerry Lewis, un des plus intrigant. Il s’appelle The Day the Clown Cried («Le jour où le clown a pleuré»), et officiellement il n’existe pas.

S’il a bien été écrit et presqu’entièrement tourné, et même dans une certaine mesure monté, non seulement il n’a jamais été terminé et donc jamais montré, mais un concours de circonstances complexe où son propre auteur a fini par jouer un rôle particulier l’assigne à une inexistence peut-être éternelle. Etre des limbes, film fantôme. Ce qui est assez approprié compte tenu de son sujet.

The Day the Clown Cried est effectivement un film-songe –un film-cauchemar pour être plus précis. Il conte l’histoire d’un clown allemand, Helmut Doork, interprété par Jerry Lewis, qui se retrouve accompagner des enfants juifs dans une chambre à gaz à Auschwitz.

Est-il nécessaire d’ajouter que ce n’est pas un film drôle? C’est à vrai dire un des films les plus tristes qui soient. Mais c’est bien, en très grande partie, un film dont l’enjeu est le rire, ce que c’est que faire rire, être drôle, faire profession d’être drôle: un sujet sur lequel Joseph Levitch, mieux connu sous le nom de Jerry Lewis, possédait quelques connaissances en 1971 quand il s’est lancé dans ce projet, après plus de 30 ans de carrière comme stand-up comedian, acteur et réalisateur comique.

Si The Day the Clown Cried n’existe pas, du moins officiellement, il n’en va pas de même de son scénario, disponible sur Internet.

Le film suit plutôt fidèlement les grandes lignes narratives de ce scénario, où on trouve une phrase qui aurait pu devenir le slogan:

«Quand la terreur règne, un éclat de rire est le plus effrayant de tous les sons.»

Ces paroles sont prononcées par le Révérend Keltner, compagnon de cellule d’Helmut. A ce moment de l’histoire, on a vu comment celui-ci, ex-plus grand clown d’Europe, est tombé en disgrâce, devenant un faire-valoir avant d’être viré du cirque. S’étant enivré pour noyer son désespoir, il s’est mis à insulter un portrait d’Hitler. Arrêté par la Gestapo, il a été envoyé dans un camp de concentration pour prisonniers politiques.

Capture d’écran du scénario de The Day the Clown Cried

Jusque-là, Helmut ne s’intéressait qu’à son cas personnel. Bien que vivant dans l’Allemagne nazie, il ne se préoccupait que de sa gloire perdue et des humiliations que lui infligeaient le directeur du cirque et le nouveau clown tête d’affiche.

Déporté, il proclame qu’il est un grand artiste de renommée internationale, et refuse de parler aux autres prisonniers. Pour tromper leur peur et leur ennui, ceux-ci lui demandent de les faire rire, et ainsi de prouver ses dires. Quand Helmut refuse avec mépris, ils deviennent agressifs et finissent par le cogner afin de le forcer à les faire rire. Seul le Révérend Keltner prend le parti du clown, et essaie de le protéger.

Peu après, de l’autre côté des barbelés qui délimitent le camp où se trouve Helmut est installé un nouveau camp destiné à des enfants juifs. Les prisonniers politiques ont interdiction absolue d’entrer en relation avec eux, mais alors qu’il exécute sans conviction des sketchs sous la menace des prisonniers, Helmut s’aperçoit qu’il fait rire les enfants.

Stimulé, le clown se lance cette fois dans un numéro complet, qui plaît à tout le monde: les enfants qui portent l’étoile de David, les politiques avec leur triangle rouge, et même les gardes allemands du haut de leurs miradors. Le commandant du camp, lui, ne rit pas, il interrompt brutalement le numéro. Plus tard, Helmut et le Révérend Keltner sont violemment battus par les SS, et un autre prisonnier est abattu après avoir aidé le clown à distraire les enfants. C’est une des scènes vraiment violentes du film, qui en compte plusieurs mais toujours traitées de manière stylisée, où par exemple on ne voit jamais de sang.

Jusque-là, Helmut s’est comporté comme s’il ne comprenait rien à la situation générale, guidé par son seul égoïsme, puis son désir irrépressible de faire rire un public dès qu’il en a l’occasion: il est un jouet aisément manipulable par les nazis, et le restera presque jusqu’à la fin. (…)

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“Interstellar”, poussif vaisseau spatial

Interstellar-2014-Poster-WallpaperInterstellar de Christopher Nolanavec Matthew McConaughey, Anne Hathaway, Michael Caine, Jessica Chastain. Sortie le 5 novembre | Durée: 2h49

Le dixième long métrage de Christopher Nolan est un étrange engin spatiotemporel, dont l’aérodynamisme reposerait sur une base énorme et assez informe qui irait en s’effilant à mesure que le film avance.

Les premiers étages de l’énorme fusée (une bonne heure et demi) sont fabriqués avec un amalgame de thèmes convenus, ponts aux ânes de la science-fiction fermement agrippée à la mythologie américaine. Curieusement, tout y est à la fois schématique et empesé, la description d’une vie sur terre tentant de réinventer une possibilité de survie après une catastrophe écologique qui revient pourtant, l’existence d’être surnaturels guidant l’humanité vers une possible rédemption, l’envoi d’une mission spatiale pour découvrir dans une autre galaxie une planète alternative, les paradoxes temporels associés au voyage à travers les années-lumières et à proximité des trous noirs.

A quoi s’ajoute la très prévisible triple dose de sentimentalisme familialiste, cette fois à base de relation fusionnelle papa-pilote de fusée et fifille visitée par des visions. Deux excellents acteurs, Matthew McConaughey et Jessica Chastain sont ainsi réduits à des emplois crispés sur une grimace pour elle, deux pour lui.

On sait que l’espace réel est encombré par des tonnes de débris, l’espace du cinéma de SF est, lui, encombré de débris des précédents films dans le même contexte, et si 2001 et Gravity sont ici les deux références les plus évidentes, le vaisseau spatial armé par Nolan ne cesse de télescoper d’innombrables autres scories, qui ne peuvent que ralentir sa course. Le réalisateur recroise même certains de ses propres reliefs, par exemple lorsque la seule idée pour inventer (encore!) une planète inconnue à l’écosystème inédit est de faire surgir d’une mer uniformément plate des vagues vertigineuses, mais qui sont surtout des réminiscences de l’extraordinaire soulèvement des immeubles parisiens dans Inception.

Il y a en effet une grande différence entre remettre sur le métier les motifs de prédilection d’un auteur (ce qui est bien l’enjeu de ce film) et recycler des trouvailles visuelles, surtout si elles sont nettement moins intéressantes la deuxième fois. Les motifs de prédilection de Christopher Nolan, qui vont finir par s’installer au cœur du film et lui offrir sa matière la plus intéressante, concernent deux enjeux liés mais tout de même différents et qui, ensemble, fournissent une assez belle approximation de ce qu’est le métier de metteur en scène.

Il s’agit du temps, et s’il s’agit de la possibilité de composer, d’associer, de synchroniser des composants hétérogènes. La remise en cause du caractère linéaire et à sens unique du temps était le sujet même du premier film qui fit remarquer Nolan, Memento, et le matériau travaillé avec finesse, inventivité et brio par Inception. La puissance de transformation du monde, ou de la perception du monde, grâce à la bonne coordination d’actions et de personnes, était la clé du passionnant Le Prestige, un des meilleurs films sur le spectacle (donc sur le cinéma et sur l’organisation sociale) des 20 dernières années.

Cette fois-ci, tout l’énorme arsenal d’arguments plus ou moins scientifiques, de gadgets visuels, de débordements sentimentaux et d’énigmes magiques qui constituent les premiers deux tiers vise à finalement créer l’occasion de mettre en scène de manière explicite une succession de synchronisations –entre humains et robots, entre homme et femme, entre deux machines en principe inaptes à se brancher l’une sur l’autre, entre générations… Et surtout, grâce à un pur coup de force de mise en scène, entre des êtres séparés par des milliards de kilomètres et par des décennies. (…)

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Lignes à haute tension

At Berkeley, de Frederick Wiseman (durée: 4h04)

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Voici près d’un demi-siècle que, par les moyens du cinéma documentaire, Frederick Wiseman travaille à observer et à comprendre le fonctionnement des systèmes qui organisent nos existences. Depuis Titicut Follies (1967, sur une institution psychiatrique), High School, Law and Order, Hospital, Juvenile Court, Welfare (sur un centre médico-social), The Store, Near Death (sur une unité de soins intensifs), Zoo, Public Housing (sur les logements sociaux), State Legislature (sur le parlement de l’Idaho) ou encore La Danse, le ballet de l’opéra de Paris, sont quelques repères majeurs d’une œuvre qui compte 66 titres attentifs aux procédures de l’espace social (public ou privé) caractéristique des sociétés occidentales (1).

Cet immense accomplissement en équipe légère, servi par un sens de l’écoute (sur ses tournages, Wiseman ne tient pas la caméra mais le micro) et du montage, atteint aujourd’hui un de ses sommets avec At Berkeley.

Ce documentaire-fleuve concerne un lieu en effet passionnant, l’université de Berkeley dans la baie de San Francisco, symbole de l’excellence de l’enseignement supérieur public dans un pays où l’enseignement privé est supposé roi –Berkeley est régulièrement classée troisième meilleure université du monde après Harvard et Stanford. Le berceau d’une recherche de haut niveau en sciences sociales comme en sciences dures, le cœur de la contestation et de la contre-culture américaines des années 1960-70 ayant cherché à en préserver une partie de l’esprit, une cité dans la cité, un énorme assemblage de populations diverses avec les singularités d’une «vie de campus» beaucoup plus intégrée que ce qu’on connaît ici.

Il donne les idées générales, les faits et les chiffres. Il montre les cours de physique théorique et de poésie, y compris en faisant rimer Thoreau et supernovas, Walden et les séminaires sur le «racisme de fait», les enseignements de médecine et de philo, les matches de hockey et les chorales. Il fait entendre les différents idiomes locaux et donne à voir les systèmes de signes en vigueur.

Il souligne aussi quel idéal démocratique américain représente cette université, soulignées par les paroles du vieil hymne de Steve Grossman City of New Orleans. Ce n’est plus un train mais l’université, ou plutôt ce qu’elle symbolise, qui chante:

«Good morning, America, how are you
Don’t you know me, I’m your native son.»

Mais si les quatre heures du film permettent d’aborder ces multiples facettes, le cinéaste fait néanmoins un choix aussi périlleux que finalement décisif: consacrer une bonne moitié de l’ensemble de ses séquences à des réunions où sont discutés entre personnels concernés les multiples problèmes de tous ordres qui doivent être réglés pour que vive et prospère une institution comme Berkeley, dans un contexte de violente diminution des ressources publiques allouées par l’Etat de Californie.

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(1) A lire, le livre de  Maurice Darmon: Frederick Wiseman / Chroniques américaines, PUR 2013

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Un film en retard

12 Years a Slave de Steve McQueen

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12 Years a Slave de Steve McQueen raconte l’enlèvement d’un noir libre du Nord des Etats-Unis dans les années 1850, envoyé en esclavage dans le Sud où il est traité avec la plus extrême brutalité, avant qu’un Canadien de passage lui permette d’être libéré.  Et 12 Years a Slave ne raconte que cela. C’est à dire que chaque plan, chaque scène, chaque ligne de dialogue sont voués à cette unique thématique. Plus le film avance et plus, malgré la puissance des moyens mis en œuvre (puissance de l’interprétation, puissance des images, puissance de la brutalité des situations représentées), s’impose le sentiment que 12 Years a Slave n’existe que comme film qui devait avoir été fait, ou plus exactement qui aurait dû avoir été fait il y a longtemps sur l’esclavage aux USA – idéalement dans les années 50, lorsque la grande démocratie étatsunienne vivait encore sous un régime d’apartheid que viendrait abolir le mouvement des droits civiques et la mobilisation noire durant la décennie suivante.

Aujourd’hui, Obama regnans, il n’y a littéralement aucun enjeu politique à un tel film, les formes multiples et extrêmes de l’oppression n’ayant nullement disparu mais ne pouvant en aucun cas être figurées, même métaphoriquement, par ce qui arrive au malheureux et courageux Solomon durant ses 12 ans de calvaire tel que raconté par Steve McQueen. On ne voit d’ailleurs pas à qui le film peut poser la moindre question. Mais si quelqu’un dans la salle est en faveur de l’esclavage, qu’il lève la main.

Autant la vague de films revenant sur le génocide des amérindiens dans les années 60-70 (Buffalo Bill et les indiens, Le Soldat bleu, Little Big Man, Jeremiah Johnson, etc.) comme événement fondateur de l’Amérique entrait en collision avec une image encore active, et se construisait en écho explicite avec l’actualité (la guerre du Vietnam), autant 12 Years a Slave ne contredit ni ne trouble personne. Autant Django de Tarantino posait intelligemment la question de ce qu’avait fichu le cinéma holywoodien à propos de la terreur esclavagiste, deuxième pilier économique et politique de la naissance de l’Amérique, autant 12 Years a Slave n’existe que pour colmater cette absence criante d’un film grand public consacré à ce thème (qui a vu les films avec Paul Robeson dans les années 30 ?).

Un tel film, aujourd’hui, apparaît stricto sensu comme un film bouche-trou, d’où l’idée d’un certain soulagement comme composant du succès du film au Etats-Unis où il a commencé à récolter les récompenses à pleines brassées. Le réalisateur de Hunger et de Shame est un cinéaste très doué (et un artiste de première grandeur). Britannique, il effectue pour les Américains  ce qu’eux-mêmes ne sont jamais parvenu à faire, 100 an après le film fondateur du cinéma hollywoodien, l’ultraraciste Naissance d’une nation de D. W. Griffith, premier long métrage étatsunien. Même Spielberg s’y était cassé les dents avec Amistad.

Nul ne dit que le rapport des Etats-Unis à leur population noire, hier et aujourd’hui, ne reste pas un enjeu de cinéma : il y a 20 films à faire, dont, éventuellement, le récit du massacre des militants noirs par le FBI dans les années 60 si puissamment raconté par James Ellroy dans Underworld USA. Mais le film de McQueen, qui aborde en tête la dernière ligne droite de la course aux Oscars, peut plus probablement tenir lieu de substitut aux enjeux qu’il est souhaitable que le cinéma US prenne en charge. Ce n’est pas très réjouissant.

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Perdu en mer, sauvé par lui-même

All Is Lost de J.C. Chandor avec Robert Redford | Durée: 1h46 | Sortie le 11 décembre 2013

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J.C. Chandor est un jeune réalisateur américain qui aime les défis. Il n’est pas le seul. Mais, cas nettement plus rare, il aime les défis utiles, où la prise de risque ouvre sur autre chose que l’esbroufe ou la vaine gloire de battre un record. On l’avait vu avec son premier film, Margin Call en 2011, tentative sérieuse de comprendre les mécanismes de la crise financière avec les moyens du spectacle hollywoodien. On le constate à nouveau avec son deuxième et passionnant long métrage, All Is Lost, une des heureuses découvertes du dernier Festival de Cannes.

 Robert Redford joue un navigateur solitaire qui a l’âge de Robert Redford, et fait route à bord du Virginia Jean. Ce voilier bien équipé, mais sans luxe particulier, croise à près de 2.000 miles nautiques de Sumatra, en plein océan indien, loin de toute terre habitée ou des routes maritimes habituels, quand il est heurté par un container dérivant. Coque trouée, grosse voie d’eau.

Dès lors, le film accompagnera méthodiquement le combat de l’homme pour sauver son bateau, ou à défaut se sauver lui-même (l’équivalent français de la formule de marin du titre est «Sauve qui peut»).  Seul, bientôt privé des outils de télécommunication, le marin met en œuvre ce qu’on comprend être des procédures standards, puis invente des expédients de plus en plus précaires pour faire face aux obstacles et dangers qui s’accumulent sur son chemin. (…)

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Vertige de l’amour

The Immigrant, de James Gray, avec Joaquin Phoenix, Marion Cotillard, Jeremy Renner… 2h.

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Le cinquième long métrage de James Gray, The Immigrant est, comme les quatre précédents, un film de genre. Le genre ici mobilisé est le mélodrame. Soit l’histoire de deux sœurs polonaises arrivant à Ellis Island, candidates à l’immigration aux Etats-Unis au début des années 20. Elles sont immédiatement séparées par les autorités: seule Ewa atteint New York grâce à l’intercession d’un mystérieux protecteur, tandis que Magda, tuberculeuse, est mise en quarantaine en attendant d’être réexpédiée d’où elle vient.

Qui est ce Bruno qui a acheté l’accès à terre d’Ewa? La première réponse viendra vite: un mac qui va la prostituer. On aurait tort de croire pouvoir s’en tenir là. Le showbiz, l’amour, l’ambition tirent d’autres ficelles, qui parfois s’entremêlent.

Qui est Ewa elle-même, accusée de mœurs dissolues sur le bateau venu d’Europe? Et quelle est la raison de la haine qui oppose Bruno et Orlando, le magicien de cabaret? Plus encore que les questions qu’ouvre le scénario, c’est le beau mystère de la mise en scène qui fait de tout le début de The Immigrant un parcours fantomatique, aux repères fuyants, aux lignes de sens instables au-delà des obsessions revendiquées de chacun, volonté farouche de retrouver sa sœur pour Ewa, désir, jalousie et esprit du lucre chez Bruno, désir aussi, et aspiration à un autre mode de vie chez Orlando.

Le seul repère visible durant la première partie du film est la puissance d’interprétation de Marion Cotillard, Joaquin Phoenix et Jeremy Renner. Qui a des yeux pour voir sait que l’actrice française est une des meilleures comédiennes qu’on ait eu la chance de pouvoir admirer, pratiquement toujours bien meilleure que les films qu’elle a interprétés. Ici, pour ce qui est sans hésiter son meilleur rôle jusqu’à présent, elle fait palpiter un composite de dureté, de fragilité, d’obstination, de séduction et d’incertitude très étonnant, qui serait comme la formule même du film.

Celui-ci se développe autour d’une idée mouvante et émouvante, qu’on appellera la croyance. A l’exact point de bascule entre croyance comme foi, certitude butée et inaltérable, et croyance comme pari, comme tentative expérimentale. A la croisée des chemins entre la vie comme ce qui se défend bec et ongles et la vie comme ce qui reste toujours à inventer, l’histoire d’un médiocre souteneur de Brooklyn, d’un magicien de pacotille et d’une petite pute s’ouvre doucement, sombrement, tendrement et brutalement dans les pénombres sculptées par le chef-op Darius Khonji (qui lui aussi n’a jamais été aussi sensible et précis). Sans que le film ait jamais cherché à prendre en otage son spectateur, The Immigrant distille une émotion troublante, dont les ressorts apparemment simples (le film de genre) jouent de manière étonnamment complexe, pour ouvrir vers d’autres horizons.

Ce texte est une nouvelle version de la critique publiée sur Slate.fr lors de la présentation du film à Cannes.

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«Inside Llewyn Davis», ballade pour une défaite

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Inside Llewyn Davis raconte l’histoire de Llewyn Davis, musicien folk à New York au tout début des années 60, mais n’est pas un biopic. Non seulement parce que Llewyn Davis est un personnage de fiction, ce qui ne serait pas forcément un problème, mais parce que ce personnage est moins le sujet que le moteur du film.

Un film qui se rattache à un schéma classique du cinéma américain (et de l’idéologie de l’american way of life), la success story. Mais pour en prendre l’exact contrepied: le nouveau film des frères Coen est, de manière rigoureuse, une failure story.

Accompagnant les tribulations peu glorieuses de ce musicien habité de rêves qui ne s’accompliront pas, les auteurs de Miller’s Crossing et de No Country for Old Men s’abstiennent délibérément de tous les numéros de bravoure dans lesquels on les sait exceller. Grâce aussi à l’admirable prestation de l’acteur principal, Oscar Isaac, ils accomplissent quelque chose d’autrement complexe, d’autrement touchant.

Touchant parce que les Coen n’ont aucun surplomb, aucun posture de jugement ou de domination. A ce qui arrivent, ils portent une qualité d’attention rare.

On le voit dès la séquence d’ouverture, où il se passe une chose toute simple et très forte. Dans un bar, un type qu’on ne connaît pas (c’est Llewyn Davis) chante une chanson. Et on l’écoute, on l’écoute en entier.

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«Blue Jasmine»: Woody Allen complètement à l’Ouest

Avec son héroïne totalement piquée expédiée de New York vers San Francisco, qu’interprète magistralement Cate Blanchett, le nouveau film du cinéaste est une très grande réussite dans le registre de la comédie tissée de part d’ombre.

 

Complètement piquée, cette Jasmine. Qui ne s’appelle pas Jasmine. Sûr que, depuis quarante ans que, contre vents et marées, il fabrique un nouveau film par an, Woody Allen sait mettre en place un personnage et une situation s’il le veut.

Et là, il veut. Et propulse telle une roquette siphonnée son héroïne dans le décor, lui aussi brossé en deux plans trois répliques, d’un San Francisco prolétaire, tout aussi inattendu que l’irruption de Kate Blanchett en ex-hyper-richarde de Manhattan brusquement expulsée de sa planète Cartier-Gucci.

Attendez… Woody Allen? A San Francisco, Californie? Non seulement il fait de la métropole de la côte Ouest, région jadis objet de son inexpiable ressentiment, un portrait attentif et affectueux, mais il en fait surtout le contrepoint d’un New York huppé comme un vol de grues, repaire des pires gangsters (qui malgré la concurrence ne sont ni à Las Vegas, ni à Hollywood mais bien à Wall Street) et territoire des plus ineptes modes de socialisations.

Est-Ouest, riches-pauvres, hommes-femmes… La virtuosité de Blue Jasmine est bâtie sur un jeu de multiples oppositions binaires, dont chacune serait simpliste, mais dont l’assemblage aérien et constamment rebondissant donne au film une vitalité et une profondeur du meilleur aloi.

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Blanche et noire, la pure beauté de «The Connection»

De la pure! Un voyage sans ceinture de sécurité ni GPS, un flash au long cours d’une foudroyante beauté. Ça s’appelle The Connection et c’est réalisé par Shirley Clark.

Vous ne connaissez pas Shirley Clarke? C’est triste, mais c’est normal, son nom est aussi peu connu que ses films. Elle et eux incarnent pourtant un des épisodes les plus vivants, et les plus féconds de l’histoire américaine.

Après avoir été danseuse, elle se passionne pour le cinéma à partir de la fin des années 1940 dans le sillage de l’autre grande artiste du cinéma indépendant américain, la pionnière Maya Deren. Elle s’impose dans un milieu massivement masculin, femme blanche qui s’en alla filmer les noirs, fille de riches qui élut domicile parmi les parias du rêve américain. Elle a joué un rôle décisif dans l’émergence de ce qu’on a appelé le «Nouveau cinéma américain», pendant new-yorkais de la Nouvelle Vague française, dont John Cassavetes devait devenir la figure la plus reconnue.

Shirley Clarke est au cœur des mouvements créatifs d’alors, de l’explosion du be-bop en route vers le free, de la Beat Generation et de la montée en puissance du Pop Art. Elle sera cosignataire du manifeste Statement for a New American Cinema en 1961 et cofondatrice de la Filmmakers Cooperative avec notamment Jonas Mekas et Stan Brakhage. Robert Frank, Salvador Dali, Andy Warhol, Agnès Varda, Allen Ginsberg croisent dans les parages.

Vous connaissez Shirley Clarke, le nom et les informations la concernant, jusqu’à ses documentaires consacrés à Ornette Coleman et au poète Robert Frost? C’est égal.

L’expérience qu’est la rencontre avec ce film incroyable qu’est The Connection, premier long métrage de la réalisatrice en 1961, est tout aussi stupéfiante, à tous les sens du mot.

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Au-delà des candélabres

Ma vie avec Liberace de Steven Soderberg, avec Michael Douglas, Matt Damon, Dan Aykroyd, Debbie Reynolds. 1h58.

Le nouveau film de Steven Soderbergh accompagne l’existence du jeune Scott Thorson (Matt Damon), devenu au milieu des années 70 l’amant éperdument chéri du vieillissant Liberace, pianiste star, vedette de Las Vegas et des plateaux télé durant près de 40 ans, phénomène de scène, inventeur du showbiz kitsch démesuré, préfiguration de Michael Jackson, de Madonna et de Lady Gaga. Nous n’avons aucune idée, en France ou d’ailleurs où que ce soit en dehors des Etats-Unis, de ce qu’a été la gloire immense de ce performer porté par une intuition géniale des lois du spectacle, à défaut d’avoir quoique ce soit de mémorable sur le plan artistique. Produit de très grande consommation en grande partie fabriqué par lui-même et surtout ayant assuré une incroyable longévité en combinant les modes les plus archaïques de séduction et les techniques alors modernes (les shows télévisés), Liberace est un symbole américain dont le film révèle la richesse de sens.

Michael Douglas et les départements déco et costume (et perruque) s’en donnent à cœur joie pour déployer à l’écran le délire d’exhibitionnisme rutilant d’or, de verroterie, de fourrure et de strass qui est à la fois le décor de scène de Liberace et l’environnement dans lequel il vit. Ce vertige de spectaculaire comme condition vitale (Can you see me now?) est raconté avec une attention scrupuleuse, sans ironie ni complaisance. Cette folie du paraître, ce délire m’as-tu-vu sont la manifestation particulière d’une manière d’être au monde qui abolit la séparation entre la vie et la scène et aspire entièrement l’humain dans un moule qui le dévore —les scènes de boucherie de la chirurgie esthétique sont explicites.

Contrainte à la clandestinité dans l’Amérique de l’époque, Amérique dont le puritanisme ne fait jamais que se déplacer sans vraiment faiblir, l’homosexualité de Liberace est finalement moins importante que la confusion des sentiments qui l’habitent. Tout aussi excessive que ses tourbillons de paillettes est la pulsion affective qui emporte le personnage, au point de vouloir faire de son amoureux aussi son fils adoptif. C’est le grand mérite du film de ne jamais faire de tel ou tel épisode, comme la rencontre avec la mère de Liberace (Debbie Reynolds! 100 ans après avoir jailli du gateau de Chantons sous la pluie, peut-être le plus grand film de Hollywood sur lui-même) ou même la mort à cause du sida, une métaphore ni une clé.

Chez Soderbergh aussi, une retenue dans la manière de filmer, malgré toutes les surenchères visuelles dont il est question, une affection pour ses personnages, aussi abracadabrants soient-ils (c’était déjà une des qualités majeures des très beaux Girlfriend Experience et Magic Mike) et une attention pour la manière dont les choses sont faites, les cheminements, les processus, donnent à Ma vie avec Liberace une force qui excède de bien loin ses aspects folkloriques et le côté Guiness Book de la performance de Michael Douglas. Parce que, aussi, Wladziu Valentino Liberace aime véritablement Scott Thornton, et que le réalisateur ne néglige ni ne méprise cet amour, malgré tout le reste.

Cinéaste lui-même excessif, ne serait-ce que dans sa boulimie de tourner et la variété de ses réalisations, Steven Soderbergh annonce que ce film, qui pour être produit par une société de télévision, HBO, n’en est pas moins du très bon cinéma, sera son dernier. On ne peut que le regretter, tant il prouve ici, comme il a su le faire à de multiples reprises depuis la révélation de Sexe, mensonges et vidéo en 1989, combien il est capable de porter un regard singulier, à la fois critique et émouvant, sur ce qu’on a pris l’habitude d’appeler la société du spectacle. Ses meilleurs films sont ceux où, sans agressivité ni volonté démonstrative, sont mis en évidences les mécanismes de la représentation contemporaine tels qu’ils se sont construits à partir des années 60, aux USA puis dans le monde entier. Une industrie placée sous le signe d’excès qui sont à la fois sa force, sa limite et sa part d’horreur.

Cette critique est une nouvelle version de celle publiée sur slate.fr lors de la présentation du film au Festival de Cannes 2013.

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