64e Berlinale, jour 2: le plongeon festivalier

Ours

Un festival de cinéma, a fortiori un grand festival international comme l’est celui de Berlin, est supposé présenter une sélection de films triés sur le volet. La Berlinale, plus que les autres manifestations comparables, se distingue au contraire par un assemblage énorme où il est bien difficile de repérer des lignes directrices. On trouve de tout dans ce programme, du pire et du meilleur, du mainstream et du très pointu, énormément de cinéma local et des objets venus des lieux les moins attendus, des courts, de l’animation, des documentaires, du LGBT, des films pour enfants, des vidéos d’art – la seule chose qu’on ne trouve pas cette année, et c’est une première, c’est un film russe, et pratiquement rien en provenance de l’Europe de l’Est : absence d’autant plus remarquable que la Berlinale fut fondée en pleine guerre froide comme espace de rencontres entre films de l’Est et de l’Ouest, et que la manifestation allemande fut longtemps un lieu privilégié pour la découverte des cinéastes de cette partie du monde.

En tout cas l’extrême diversité et l’absence de repère à propos des films sélectionnés donne un côté joueur, entre roulette et colin-maillard, dans le choix de ceux qu’on y verra, étant entendu que cela ne peut être qu’une infime partie de l’offre. Ayant raté The Grand Budapest Hotel de Wes Anderson, le film d’ouverture, pour cause de Qumaira (mais je vais le rattraper), je décide de me lancer dans l’inconnu total : mon premier après-midi sera dédié à deux films dont je ne connais absolument rien, ni le réalisateur, ni les acteurs, ni le sujet ni même le pays d’origine. Seul les lieux et les horaires de projection m’ont décidé. Il s’avèrera que le premier, ‘71, est britannique et le second, 10 Minutes, coréen. Et comme pratiquement toujours, l’effet de montage sauvage résultant de l’enchainement de projections par un festivalier, enchainement imprévisible même par le plus habile des programmateurs, produit des effets de sens inattendus.

20140777_1_IMG_543x305Jack O’Connell dans ’71

Ces deux films ont en effet l’intérêt de susciter une relation diamétralement opposée chez le spectateur. ‘71 est le premier long métrage de Yann Demange, réalisateur né en France,  mais ayant fait toute sa carrière en réalisant des séries télé en Grande Bretagne. Il raconte l’histoire d’un soldat anglais assez naïf qui se retrouve au milieu des violents affrontements entre catholiques et protestants à Belfast en 1971. Situation politique complexe et sens de l’action semblent d’abord les atouts d’un film qui va ensuite s’empêtrer dans une scénarisation alambiquée au service d’un message aussi appuyé qu’inconsistant. « The war, lad, suching a fucking mess », certes certes, mais plus le private Gary s’enfonce dans le sac de nœuds des haines, des rivalités et des coups tordus, moins le film a d’intérêt. Comme si l’accumulation des morceaux de bravoure et des astuces de narration venaient ligoter tout ce que le film pouvait avoir de vivant et de brûlant, pour évoquer ce qui fut en effet une véritable guerre civile en pleine Europe occidentale durant le dernier tiers du 20e siècle.

20147785_2_IMG_543x305Baek Jong-hwan dans 10 minutes

C’est tout le contraire avec 10 Minutes, également un premier film, de Lee Yong-seung. De prime abord, on se sent piégé dans une sitcom autour d’un jeune homme falot, entre sa famille déprimante et le bureau d’une administration où il est stagiaire zélé. Il ne se passe presque rien dans le film, en tout cas rien de spectaculaire, ni poursuite, ni explosion, ni amour torride. Et pourtant, petit à petit, le récit, l’interprétation et surtout la mise en scène attentive aux petits gestes, à leur cruauté banale, aux nuances de folie, d’espoir ou de désespoir qui y vibrent imperceptiblement, peu à peu transforme cette chronique entre un cauchemar très réel, aussi angoissant qu’émouvant – et parfois très drôle. A partir d’un certain moment, mais à partir d’un certain moment seulement, chaque séquence paraît meilleure que la précédente, en fait elle se nourrit de ce qui s’est passé, ce presque rien qui finit par peser si lourd, et qui recèle une richesse et une complexité inattendue, autour de personnages qui semblaient d’abord monolithiques et se révèlent bien autre chose, pour donner son ampleur à cette tragi-comédie d’un jeune homme ordinaire. Il est courant d’entendre de bons esprits dire qu’en un quart d’heure on sait si un film est bon ou mauvais, après bien d’autres, celui-là leur apporte la preuve qu’il faut voir les films en entier pour savoir un peu de quoi on parle.

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Clôture, fermeture et ouverture

63e Berlinale, J10

N’ayant pas vu tous les films en compétition, on se gardera ici d’émettre un jugement sur l’ensemble du palmarès annoncé au soir du 16 février par les jurés et leur président, Wong Kar-wai. Ayant vu celui qui a reçu l’Ours d’or, Child’s Pose du Roumain Călin Peter Netzer, on ne peut que regretter le choix d’une réalisation aussi sinistre que dépourvue d’enjeu.

Cornelia est une grande bourgeoise de Bucarest. Elle est en conflit avec tous les membres de sa famille. Lorsque son fils unique écrase un enfant dans une petite ville de province, elle se lance, et le film scotché à elle, dans un combat désespéré pour sauver son rejeton. Cela se traduit par une série de face à face avec toutes les personnes impliquées dans l’accident, jusqu’au climax dans la famille de la victime. Entièrement télécommandé par son programme, le film empile psychologie et pathétique avec une lourdeur aggravée par une caméra dont l’incessante agitation prétend traduire l’instabilité émotionnelle des personnages, procédé d’un simplisme lassant.

Le seul intérêt de cette récompense serait de susciter une comparaison avec l’autre Roumain l’ayant précédé parmi les récipiendaires de statuettes aurifiées dans un grand festival, 4 mois, 3 semaines, 2 jours de Cristian Mungiu, Palme d’or à Cannes en 2007. Superficiellement, on pourrait rapprocher l’atmosphère glauque et la mise en scène à l’arrache des deux films. En fait, tout ce qui était organique, vibrant de sincérité et de nécessité intérieure chez Mungiu semble artificiel et inconséquent chez Netzer, les yeux fixés sur une performance aussi extrême que vaine. Au petit jeu des rapprochements, on pourra aussi noter que Child’s Pose est basé sur le ressort sentimentalo-dramatique que Pieta de Kim Ki-duk, Lion d’or du dernier Festival de Venise, même si le traitement est très différent. Apparemment l’amour au-delà de tout d’une mère pour son fils est un thème qui fonctionne auprès des jurys, avis aux candidats.

A Berlin, lors de la remise de la récompense, la productrice du film lauréat a évoqué l’abandon de l’aide au cinéma par les actuelles autorités roumaines, judicieux cri d’alarme dont on aurait rêvé qu’il soit appuyé sur une œuvre plus convaincante.

Si le palmarès a très injustement oublié le Camille Claudel 1915 de Bruno Dumont, de loin le film le plus fort parmi ceux vus en compétition, il a en revanche bien fait de saluer l’Américain David Gordon Brown pour son très plaisant Prince Avalanche, duo masculin loufoque sur une route en pleine forêt, même s’il n’est pas certain que le prix à la mise en scène soit la récompense la plus appropriée. Et même sans l’avoir vu, on se sera réjoui de l’Ours d’argent décerné à Denis Côté pour son bien nommé Vic+Flo ont vu un ours, alors que le fait de récompenser Harmony Lessons d’Emir Baigazin seulement pour le travail de son chef opérateur au demeurant remarquable – paraît bien en dessous des qualités du film.

Parmi les autres prix annoncés, il faut relever la « mention spéciale », au titre du premier long métrage, attribuée à un film de Guinée Bissau, La Bataille de Tabata de João Viana.  Rarement une projection aura donné ainsi le sentiment de pénétrer dans un monde aux règles bien établies mais parfaitement inconnues. L’histoire plurimillénaire de la civilisation mandingue y est invoquée magiquement par musiques et palabres, échos de guerres antiques et contemporaines, gags et drames, irruption somptueuse de rituels dont on ignore sans dommage, et même avec joie, le départ entre tragique et carnaval, mythologie et documentaire. Un bonheur de spectateur.

 

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Frontières du film, frontières du cinéma

63e Berlinale, J9

Révélé en août dernier au Festival de Locarno, l’extraordinaire film Leviathan de Lucien Castaing Taylor et Verena Paravel n’a depuis plus quitté les programmes des grands festivals du monde entier, et cela ne semble pas près de s’arrêter. A Berlin, il est l’occasion de mettre en œuvre ce qui est devenu une des formes les plus fécondes de mutation du cinéma, l’organisation sous des formes infiniment variées de trafics entre cinéma et arts plastiques. Le grand poème organique pour grand écran des deux réalisateurs est en effet l’occasion de trois installations qui, sous l’intitulé général Canst Thou Draw Out Leviathan with a Hook ?, développent en ce sens les richesses de cette épopée matérialiste et mythologique tournée selon de procédures inédites à bord d’un bateau de pêche dans l’Atlantique Nord.

Organisée par la branche la plus expérimentale de la Berlinale, le Forum Expanded, ces trois installations accompagnent la projection du film proprement dit, toujours aussi envoutant. La première installation, He Maketh a Path Shine After Him.  One Would Think the Deep to be Hoary, est une projection selon un rythme distordu, qui ralentit et saccade le déroulement du film, désormais porté de 87 minutes à 6 heures – pas exactement un ralenti, mais une série qui semble infinie de plongées enchainées dans la matière même des images devenues muettes. Car si le film lui-même invente une relation inédite à la matière du monde, à la présence du réel où n’existerait plus de frontière entre esprit, chair, choses et éléments, les installations travaillent la même quête mais du côté de la matière des images.

C’est également ce que font les deux œuvres présentées dans un ancien crematorium berlinois, reconverti de façon assez appropriée en lieu d’accueil de fantômes. Castaing Taylor et Paravel y ont mis en place deux propositions spectrales. L’une est une projection d’images devenues quasi-abstraites, et qui pourtant se souviennent de Marey, d’immenses envols de mouettes sous la coupole d’un lieu qui fut peut-être religieux. L’autre consiste en un choix de spectres, parmi tous ceux apparus dans leurs images, comme les cinéastes les retraversaient sans fin durant le processus du montage. Ces fantômes effrayants ou grotesques, témoins des présences innombrables qui hantent leur film – c’est à dire qui hantent le monde tel que leur film est capable de le faire éprouver – sont comme les messagers (les bons critiques ?) d’un projet artistique exceptionnel.

Si l’œuvre déployée autour de Leviathan est exemplaire des ressources désormais fréquemment explorées de la circulation entre cinéma et arts plastiques, on croise également, et avec grand plaisir, d’autres mises en jeu des limites usuelles dans le champ cinématographique – ce qui n’implique nullement la disparition ou la dissolution de celui-ci, comme on aime à le rappeler régulièrement ici, récemment en appui d’un judicieux ouvrage de Jacques Aumont. Plutôt que les limites du cinéma, il faudrait parler cette fois des limites du film, comme objet construit, circonscrit, dépositaire de son sens autonome et de son régime d’énonciation.

C’est exemplairement ce que remet en question, avec légèreté, profondeur et obstination, le réalisateur coréen Hong Sang-soo. Dans une logique qui rappelle et radicalise la démarche des « collections » d’Eric Rohmer aussi bien que le diarisme sans limite de Jonas Mekas, Hong Sang-soo a transformé son activité de cinéaste en une succession de chapitres d’une sorte de carnet de notes sans fin, explorant sous des modes différents, et avec des personnages différents mais en grande partie interchangeables, les mille facettes du désir amoureux, de la trahison sentimentale, de la brutalité et de la perversité des rapports affectifs, de l’impuissance relationnelle. Après la lumineuse comédie In Another Country avec Isabelle Huppert, découvert à Cannes 2012, l’infatigable Hong revient avec une œuvre beaucoup plus sombre, Nobody’s Daughter Haewon, ce qui n’enlève rien d’ailleurs aux qualités comiques d’un réalisateur à l’humour ravageur. Le film se regarde avec un grand plaisir et non moindre intérêt pour lui-même, mais il ne prend son véritable sens qu’à l’intérieur de ce processus au long cours qu’est l’ensemble des réalisations initiées il y aura bientôt 20 ans avec Le Jour où le cochon est tombé dans le puit, sans rupture de continuité depuis.

On ne pourrait évidemment en dire autant de Viola du jeune argentin Matias Piñeiro, puisqu’il s’agit d’un premier long métrage. Pourtant, sa manière – très rohmerienne elle aussi – d’enchainer des situations d’échanges de paroles entre une succession de protagonistes, féminines et très charmantes pour la plupart, sans exigence d’aucun « développement dramatique » explicite, relève de la même préférence accordée au cinéma, dans les puissances complexes et séduisantes de son avènement possible instant par instant, plutôt qu’à la construction d’un film comme architecture structurée et éventuellement bouclée. De maison en maison, voire dans le refuge provisoire de l’habitacle d’une voiture, dans une salle de répétition ou une autre destinée à l’enregistrement de musique, des filles et des garçons se parlent, avec leurs mots ou avec ceux de Shakespeare ou d’une chanson, se séduisent, se trahissent, se trompent et essaient d’exister. Dès lors qu’on entre dans cette ronde (qui n’invoque pas en vain le nom de Marcel Ophuls), un charme juste, juste au sens où la mise en scène pourrait être juste comme la musique, opère et séduit, laisse déjà attendre moins une suite qu’un rebond, une bifurcation, une relance.

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Un monde, mille mondes

63e Berlinale, J8

Dans la jungle des propositions de film qu’est cette Berlinale capable d’offrir bien des découvertes mais définitivement inapte à construire l’intelligibilité d’une programmation, il est possible de capter de multiples échos venus de la terre entière. Un peu comme la navigation sur ces radios ondes courtes qui captent des émissions venues de toutes parties du globe, l’entrée plus ou moins au hasard dans les multiplexes qui accueillent Compétition, Panorama et Forum sont l’occasion de rencontres ô combien inégales, mais parfois réjouissantes. Florilège après deux jours et demi de présence :

–       En compétition officielle, une véritable découverte, celle d’un jeune réalisateur de Kazakhstan, Emir Baigazin. Son film, Harmony Lessons, est d’une rigueur brutale, accompagnant sans fléchir le parcours « darwinien » d’un adolescent ostracisé par ses camarades, et qui va construire les conditions de sa survie. Cette fable cruelle, constat sans phrase de la violence sociale, s’impose par la précision de sa composition, sa capacité à ne pas détourner le regard comme à choisir l’ellipse qui ouvre sur le temps, l’espace et l’intelligence.

–       Dans un tout autre esprit, Kai Po Che (Brothers for Life) d’Abhishek Kapoor semble de prime abord un pur produit de Bollywood, avec stars draguant éhontément la caméra et bons sentiments à la louche. Et de fait… c’est exactement ça. Mais ça au service d’une interrogation sur ce qui divise et unit la collectivité nationale indienne, avec une capacité à regarder en face la violence des conflits de communauté, de sexe, d’âge et de statuts sociaux qui ne cesse de surprendre. Autour de l’histoire de trois copains passionnés de cricket qui créent leur petite entreprise tandis que montent les antagonismes qui mèneront aux pogroms anti-musulmans du Gujarat en 2002, le film témoigne fièrement des capacités d’un cinéma classique, délibérément adressé au grand public, de prendre en charge de manière frontale les grands enjeux de sa société – une démarche dont on a quelques difficultés à trouver l’équivalent dans les cinémas occidentaux.

–       Sur un mode encore très différent, voici une comédie venue du Mexique, et intitulée Workers. Ce premier long métrage de Jose Luis Valle semble d’abord plonger avec détresse dans l’univers fort peu exaltant de quelques travailleurs de Tijuana, un « technicien de surface » salvadorien approchant à l’âge d’une retraite qu’il ne pourra toucher, et les serviteurs d’une riche vieillarde excentrique. Très vite pourtant, des détails d’abord infimes, une distance ou un décalage qui ne feront que se préciser, sans s‘alourdir, travaillent de l’intérieur ces chroniques qui s’avèrent aussi implacables que loufoques. Et l’humour slow burn se révèle un excellent ressort critique, renforcé par l’évidente affection du réalisateur pour ses personnages.

–       De l’humour, il y en a également beaucoup dans A World Not Ours du Palestinien Mahdi Fleifel. Il n’y a pourtant pas vraiment de quoi rire, en suivant cette chronique intime et violente de l’existence dans le camp de réfugiés d’Ain Al-Hilweh au Liban, camp dont la famille du réalisateur est originaire, et où ses proches et ses copains n’en finissent plus de végéter, usés par la fatalité du sort de leur peuple. Avec sa caméra utilisée comme pour des films de famille et sa voix off à la fois lucide et ironique, Fleifel dresse un portrait terriblement sombre et tout à fait sans complaisance des multiples sources du désespoir dans lequel s’enlise toute une population. Le recours à des documents d’archives, parfois méconnus, inscrit ces instants de vie dans un contexte à tant d’égard trop connu, et qui trouve pourtant ici un nouveau et juste éclairage.

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Juliette Claudel et les Chinois

63e Berlinale, J7

En principe, un compte-rendu quotidien d’un grand festival de cinéma consiste chaque jour à composer un ensemble aussi significatif que possible à partir de quelques uns des films vus dans la journée. Sauf que là, à peine arrivé, bing ! la grande baffe. Dès la première séance, dans l’immense Friedrischstad Palace bondé, un choc comme on en éprouve pas souvent – au cinéma ou ailleurs.

Qui connaissait le projet de Bruno Dumont de filmer une évocation de Camille Claudel après son internement dans un asile près d’Avignon, avec Juliette Binoche dans le rôle principal, pouvait légitimement s’interroger sur les enjeux d’un tel choix, les effets de la rencontre avec une vedette d’un réalisateur qui a toujours préféré les acteurs non-professionnels, l’étrangeté de sa part à se lancer dans un film d’époque, ou la possibilité pour l’actrice de succéder à la mémorable interprétation d’Isabelle Adjani dans le film de Bruno Nuytten. Interrogations et éventuelles préventions sont balayées par Camille Claudel 1915.

Oh, pas immédiatement. Le film met quelques séquences à imposer son rythme et sa distance, à accoutumer ses spectateurs à la présence infiniment troublante de Juliette Binoche comme jamais vue, à instaurer cette égalité de traitement des mots, des paysages, des visages, qui permet la mise en œuvre d’un programme minimal et bouleversant : regarder la souffrance en face. A mille lieux de tout pathétique, avec une totale dignité dans la manière de montrer chacune et chacun, dans sa folie, son orgueil, ses défenses scientifiques et religieuses, sa générosité ou son égoïsme, ou les deux, le film de Bruno Dumont et Juliette Binoche (il est juste de les associer tant ce qu’elle fait participe de la création même de l’œuvre) envoute et transporte, suscitant en chacun vibrations inédites et interrogations mystérieuses. Sous le soleil froid de Provence, celui-là même qu’avait peint le pauvre Vincent, nait un grand film exigeant, il tarde déjà d’y revenir.

Pas très envie de mêler cette rencontre-là à celle d’autres films. Mais dans les grands festivals, il n’y a pas que les films. Il y a notamment l’occasion d’informations variées. Par exemple la découverte en piles imposantes un peu partout dans tous les lieux de la Berlinale d’un nouveau magazine intitulé The Chinese Film Market, avec le visage énigmatique de Wong Kar-wai en couverture. La seule existence d’une publication de ce titre est significative, les informations qu’elle recèle, notamment sur les modalités de la croissance de la fréquentation en Chine (+30% l’an dernier), la multiplication vertigineuse des multiplexes, ou le secteur émergent des acteurs sino-américains visant clairement une carrière des deux côtés du Pacifique en font, même sur le mode corporate, une assez excitante plongée dans un univers en expansion.

L’étude de cas du premier film chinois à dépasser le milliard de yuans de box-office, la comédie Lost in Thailand, est tout aussi riche d’indications sur l’évolution d’une production commerciale qui avait jusqu’à présent misé sur l’imitation des blockbusters hollywoodiens avec débauche d’effets spéciaux, « sinisés » par la référence au passé légendaire du pays et par les arts martiaux.

L’introduction en bourse des deux géants de la production chinoise, China Film Group et Shanghai Film Group, jusqu’à présent entreprises d’Etat, est aussi de nature à faire évoluer les stratégies de ce qui est devenu, sur le plan financier, la deuxième cinématographie du monde, sans dissimuler son objectif d’atteindre un jour le premier rang.

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Prélude (63e Berlinale, J6)

 

Arrivée à Berlin, polaire, pour la fin de la 63e édition, qui se clôturera le 17 février avec l’attribution d’ours qui auraient quelques raisons cette année d’être blancs : en référence à la température, en signe de solidarité avec cette espèce menacée de disparition du fait de la gabegie humaine. Mais aussi blancs comme le vote blanc face à l’absence d’enthousiasme suscité par les films en compétition, à en croire du moins les comptes-rendus des confrères arrivés depuis le début. Mais pas d’inquiétude, Dieter Kosslick, le patron de la Berlinale, est un ami, il a simplement attendu mon arrivée pour sortir ses atouts maîtres.

De son programme, j’ai d’ailleurs déjà vu un film, un excellent film, The Grand Master de Wong Kar-wai, qui a fait l’ouverture le 7 au soir. Virtuosité graphique et chromatique, sens du rythme, jeu sophistiqué entre vérité historique, impératifs du genre et touches personnelles autour de la biographie réinventé d’Ip Man, le maître d’arts martiaux de Bruce Lee, interprété par un Tony Leung toujours parfait, et Zhang Yiyi à son meilleur. Mais est-ce le même film qui a été montré en ouverture, y retrouve-t-on l’interrogation mélancolique au cœur des scènes de combats spectaculaire qui irise le film tel que je l’ai vu quelques jours avant sa première berlinoise ? Fidèle à son interventionnisme compulsif, Wong Kar-wai, qui avait déjà sensiblement modifié la version internationale par rapport à celle présentée en Chine, aurait encore repris le montage. Réponse aux abords du 17 avril, date annoncée de la sortie française.

Faute d’avoir pu assister à leur projection, il y a lieu de regretter parmi les réalisations déjà montrées en compétition les nouveaux films de Gus van Sant, de Steven Soderbergh et du toujours stimulant québécois Denis Côté, le Gold du jeune allemand Thomas Arslan, le nouveau film tourné semi-clandestinement par Jafar Panahi, sans oublier la curiosité que peut susciter la nouvelle adaptation de La Religieuse par Guillaume Nicloux. Mais il ne s’agit là que de la compétition, élément le plus visible mais loin d’être toujours le meilleur d’une manifestation qui se caractérise par son offre pléthorique, essentiellement dans ses deux grandes sections parallèles, le Panorama, programmé par les responsables de la Berlinale, et le Forum, résultat d’une programmation alternative globalement plus audacieuse.

En route pour les projections…

(et un post par jour jusqu’à dimanche)

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Si loin, si proches

Berlinale Report 6 (et dernier)

Après avoir insisté sur les inconvénients d’une sélection pléthorique et incohérente, clôture de cette série d’aperçus du 62e Festival de Berlin avec quelques bons souvenirs glanés au fil des séances. Cinq films aussi différents que possible, cinq distances au monde, qui composent de manière fortuite une possible (parmi tant d’autres) réflexion sur l’état des images, des représentations, des imaginaires actuels.

 

A l’enseigne des « Chevaux d’or », institution qui soutient les films à Taiwan et décerne chaque année les récompenses du cinéma national, 10+10 est ce que les anglo-saxons appellent un « film porte-manteau », réunissant 20 réalisateurs pour autant de courts métrages. L’addition du titre est supposée souligner la rencontre entre des représentants de deux générations, même si la réalité est moins simple – et si, bien sûr, les plus âgés ne font pas forcément des films moins jeunes que ceux de leurs cadets. Il est inévitable qu’un tel film soit inégal, et quasi-impossible que le résultat soit une grande œuvre de cinéma. Cela admis, 10+10 se regarde avec un plaisir presque constant, et une curiosité intriguée.

C’est en effet rien moins qu’un état d’un imaginaire collectif, et les moyens de cinéma disponibles pour les prendre en charge, qui doivent s’accrocher à ce porte-manteau-là. Question singulièrement sensible dans un pays à l’histoire chaotique, à l’avenir problématique et à l’identité incertaine. Ces aspects transparaissent dans nombre des petits films réunis, alors même qu’ils donnent une représentation assez inattendue de leur île. Prédominent les paysages ruraux et les petites villes de province, peuplées surtout de personés âgées, au point de rendre quasiment invisible la grande ville moderne de Taipeh, suractive, hightech et juvénile.

De la même région du monde, et aux antipodes stylistiquement, voici une énorme production signée par celui qui est devenu quasiment le cinéaste officiel du régime chinois, l’ancien leader de la dissidence cinématographique Zhang Yimou. Homme de spectacle surdoué, il s’installe dans un des contextes les plus dramatiques de l’histoire chinoise du 20e siècle (qui n’en manque pas), l’occupation de Nankin et les massacres qui s’ensuivirent en 1937-1938. Batailles, grands sentiments, surdramatisation des conflits aussi bien intimes que de masse, Zhang Yimou surcharge tous les éléments de Flowers of War, il en fait des tonnes dans l’utilisation du son, des couleurs, des musiques en inventant la cohabitation jeunes filles pensionnaires d’un couvent et de prostituées de luxe dans une cathédrale encerclée, sous la direction d’un faux prêtre américain droit sorti d’un western (Christian Bale). Mêlant sans complexe trucs de jeux vidéo, mélodrame et films d’action, il atteint à une sorte de monument kitsch qui dégage une bizarre énergie, comme si l’extrême de l’artifice retrouvait une forme de naïveté.

On reste en Asie, mais avec un film qui prend aussi différemment que possible une autre catastrophe, d’une toute autre nature : pendant des semaines, le réalisateur Toshi Fujiwara a arpenté les territoires désolés de la région de Fukushima, après la triple tragédie du tremblement de terre, du Tsunami et de l’explosion de la centrale nucléaire. Son documentaire No Man’s Zone est un extraordinaire relevé des présences et des absences de la vie dans cette région. Avec un sens très sûr du cadre et une très grande inquiétude quant à sa propre place, à son propre regard dans un tel environnement, Fujiwara écoute et observe, capte les vibrations infimes de la survie, ou même de la renaissance au sein même d’un paysage visiblement et invisiblement massacré.

Autre documentaire, autre geste très personnel, la manière dont le cinéaste égyptien Namir Abdel Nasseh construit le surprenant, hilarant et subtil La Vierge, les coptes et moi. Interrogation sur un phénomène culturel (les apparitions de la vierge aux coptes d’Egypte), film de famille et méditation joueuse sur le cinéma aujourd’hui, LVLCEM chemine de Billancourt au Caire et du Caire à un village de Haute Egypte pour inventer un voyage dans la notion même d’apparition. Aux côtés de paysans du Nil filmés avec une infinie affection se construit l’idée d’un territoire commun des croyances et représentations populaires dont le cinéma serait une manifestation contemporaine d’autant plus mystique qu’elle se donne comme réaliste.

Documentaire, encore, personnel ô combien, en phase avec l’actualité à sa manière encore entièrement différente, retour à Paris avec Jaurès, le nouveau film de Vincent Dieutre. A côté du Canal Saint Martin et de la station de métro qui donne son nom au film (mais ce n’est pas la seule raison, évidemment), Dieutre montre la vie d’un camp de réfugiés afghans en plein Paris durant plusieurs années. Ce sont des images filmées de la fenêtre de l’appartement où le réalisateur aura chaque jour retrouvé un homme profondément aimé, récit amoureux qui se dit, le plus souvent off, sous la forme d’un dialogue avec Eva Truffaut. Le « montage » fut réel – ces gens habitaient en face du domicile de Simon (qui ne s’appelait pas Simon) – l’assemblage de la mélancolie intime du narrateur-filmeur et de la colère et de l’interrogation face au sort des migrants que les flics finiront par faire disparaître se renforcent et se troublent l’un l’autre.

Dieutre y ajoute un petit tour d’imaginaire supplémentaire, en incrustant des formes dessinées dans ses images captées. Elles déploient avec un humour qui soutien l’émotion la force intérieure de ces plans d’une saison dans la vie d’un homme, d’une ville d’une société, qui au cinéma gagne à ne pas laisser oublier qu’il s’agit toujours aussi d’une invention.

Voilà, cette fois je m’arrête ici. De la Berlinale, qui se poursuit jusqu’au 19, on ne tirera aucun bilan sinon celui d’une abondance désordonnée, qui ne sert pas beaucoup les films pris un par un. Mais de l’état du cinéma contemporain, il est possible de dire à nouveau combien il recèle de possibilités d’ouverture et d’angles d’approche réjouissants, entre lesquels se tissent, pour peu qu’on y prête attention, de singuliers échos.

 

 

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Dans la jungle du monde

Berlinale report 4

Attendu depuis le début des festivités, voici donc le film qui impose un changement d’échelle, relativise tous les autres découverts dans la programmation, malgré leur intérêt ou leur attrait. Captive de Brillante Mendoza raconte extraordinairement une histoire extraordinaire. L’histoire est celle d’une prise d’otages qui advint au début de l’été 2001 aux Philippines, lorsque des membres de la guérilla islamiste Abu Sayaff s’emparèrent d’occidentaux qu’ils forcèrent pendant plus d’un an à crapahuter avec eux dans la jungle, tandis que des rançons se négociaient au cas pas cas. Qu’est-ce qui est le plus extraordinaire dans cette histoire ? L’exceptionnelle durée de la prise d’otage, ou l’environnement extrême dans lequel il se situe, ou le fait que pendant qu’il se déroule advient un certain 11 septembre, ou l’incroyable complexité des relations entre les différents otages, dont le nombre et les composants ne cessent d’évoluer, entre les preneurs d’otage, avec les populations, le gouvernement philippin, l’armée, les médias ?

Cette histoire extraordinaire, le cinéma, ou du moins sa forme dominante sait comment la prendre en charge : un dosage bien organisé de scènes d’action, de moments émouvants, d’évolution psychologique de quelques personnages centraux, et de moments symboliques permettant d’affirmer clairement ce qu’il convient de penser des terroristes, des politiciens, des journalistes, des religions et de deux ou trois autres sujets d’intérêt général. Il était frappant, au lendemain de la projection de Captive, de retrouver pratiquement les mêmes termes chez quasiment tous les commentateurs croisés : trop comme ci et pas assez comme ça. Sans même y avoir réfléchi, tout le monde sait déjà comment il fallait filmer l’histoire extraordinaire de la prise d’otage de Mindanao. Les professionnels et les critiques présents au Festival, mais aussi les spectateurs : ils l’ont déjà vue ! Pas cette histoire-là, mais la manière dominante, et qui tend à devenir hégémonique, dont on raconte les histoires de ce type.

C’est exactement ce que ne fait pas Brillante Mendoza. Depuis qu’on connaît un peu le travail du jeune réalisateur philippin, découvert en 2005 (Le Masseur) et dont chaque film confirme le talent et l’originalité, on sait combien chacun de ses films tend davantage à mettre en en place un réseau de relations qu’une récit linéaire, et combien il sait faire vire à l’écran un « univers », fut-il défini par un bidonville de Manille (Tirador) ou une salle de cinéma (Serbis). Avec Captive, Mendoza change d’échelle. C’est le monde, ou plutôt un monde tout entier qui est ici invoqué. Il y a de la Genèse et de l’Apocalypse dans ce récit qui trouve le moyen d’être à la fois épique et incroyablement quotidien, et même trivial. Au niveau des godasses perdues et des démangeaisons grattées se compose une histoire du cosmos, où les humains, les animaux et les végétaux, la lumière et les couleurs, les peurs et les espoirs deviennent comme des séries de touches qu’assemblerait un art secret de l’agencement des formes.

Cet agencement, et c’est sans doute la plus étonnante réussite du film, est infiniment mobile. Captive est comme un arbre immense dont le feuillage serait sans cesse en mouvement, chaque « feuille » (personnages, situations, rebondissements, significations) bougeant selon son propre mouvement tout en faisant partie du tout. Parcourant à pied des centaines de kilomètres d’un territoire hostile, émaillé d’affrontements entre eux aussi bien qu’avec soldats et milices, les guérilleros et leurs otages ne cessent de voir leur monde se reconfigurer relativement. Pas de coup de théâtre psychologique ou de « moment de vérité » dramatique, mais un incessant miroitement de sensations, de sentiments, de perceptions qui réorganisent, le plus souvent de manière subie plutôt que voulue, la place de chacun dans le monde réel et dans les représentations qu’il s’en fait – le « chacun » étant aussi bien les spectateurs que les personnages, pour autant que lesdits spectateurs acceptent cette véritable aventure qu’est ce spectaculaire film d’action.

C’est à l’intérieur de ce processus ambitieux et complexe qu’il faut saluer ce que fait d’unique Isabelle Huppert, dont on ne compte plus les interprétations magnifiques. Le plus beau, le plus juste et le plus émouvant de sa participation au film dans le rôle d’une missionnaire française est la manière dont elle est ici parfaitement en phase avec son personnage : à la fois un individu singulier, vedette française connue dans le monde entier, et un composant de cet ensemble. On cherche en vain quelle autre garde actrice serait aussi bien capable de se fondre dans le fourmillement des hommes, des bêtes, des éléments naturels, des bruits, des signes, des ombres et lumières, comme elle le fait ici. Il y a sans aucun doute là infiniment plus d’art que dans les innombrables numéros de virtuosité occupant tout l’espace narratif et spectaculaire, ces « performances » qui plaisent tant aux médias et aux votants des oscars et des césars. Berlin s’apprête à en offrir une caricature avec La Dame de fer (sortie française le 15 février), le biopic indigent, pour ne pas dire crétin, de Margaret Thatcher qui mise tout sur Meryl Streep, très grande actrice assignée à un emploi de monstre surdoué.

Aux antipodes de ce cirque qui fait disparaître le monde, Captive, Brillante Mendoza, Isabelle Huppert ouvrent un espace immense et immensément peuplé, dérangeant et vivant.

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L’éléphant et le serpent

Berlinale report 3

Est-ce à cause du titre du nouveau film de Denis Côté, Le Bestiaire (pas encore vu) ou du fait de la ménagerie qu’est le circuit des récompenses festivalières (ours de Berlin, tigres de Rotterdam, lions de Venise, étalon, gazelle, hirondelle, condor, fauves et volatiles divers un peu partout dans le monde) ? Toujours est-il que c’est une comparaison animalière qui vient à l’esprit à propos des deux films les plus mémorables vus aujourd’hui, en attendant toujours la rencontre avec une grande œuvre – l’an dernier mon premier film à Berlin avait été le choc du Cheval de Turin de Bela Tarr, mais ça ne peut pas se produire chaque année.

Pachydermique, et trompant un peu sinon énormément, le nouveau film avec Shah Rukh Khan, Don, The King Is Back était un des événements berlinois les plus attendus. Sous la direction de Dieter Kosslick, la Berlinale s’est en effet débrouillée pour être le seul festival occidental offrant un accueil à sa mesure à la plus grande star du cinéma indien, donc à la plus grande star du monde. Il se trouve que cela s’est produit avec deux films remarquables, à de multiples égards passionnants quoique fort différents entre eux, Om Shanti Om et My Name is Khan. Rien de tel cette fois, avec un sequel du déjà guère passionnant film d’action policière Don, histoire de casse émaillé de dizaines de meurtres où il est plutôt navrant de voir Shah Rukh répéter les cascades de James Bond ou d’Ethan Hawk Hunt.

Il y a bien sûr matière à s’amuser au second degré du kitsch de certaines scènes, et le magnétisme de SRK surjouant son statut de superhéro supermacho fait quelque fois sourire, mais c’est bien peu pour les 140 minutes de la projection. Chaque apparition de sa majesté SRK déclenche une émeute, c’est connu, mais dans l’immense salle du Friedrichstadt-Palast, les fans aussi avaient l’air de s’auto-parodier tandis que la star, flanqué de sa costar Pryanka Chopra Roma, du réalisateur Farhan Akhtar et de Kosslick, se démenait pour donner à cette rencontre une consistance, ou une euphorie, ou une folie décidément absentes.

Prévisibles et appesantis de trop de contraintes et de conventions, le film et sa projection étaient à l’exact opposé de la découvert faite aussitôt avant. Aussi inattendu que discret, insaisissable et dérangeant, Modest Reception de Mani Haghighi (au Forum) est la bonne surprise du jour. Le film se présente d’abord comme une fable burlesque – oui, oui, un film iranien burlesque, et vraiment drôle. Deux comparses au volant d’une luxueuse Lexus parcourent les routes des montagnes kurdes, le coffre rempli de sacs de billets de banque qu’ils tentent de distribuer aux habitants de cette région déshéritée. L’humour, potache, noir, non-sensique, mène d’abord cette parabole à plusieurs facettes, qui prend par le travers le devoir de faire l’aumône, obligation cardinale de tout bon musulman, en même temps qu’il fait un écho grinçant aux massives distributions d’argent opérées par Ahmadinejad pour acheter le vote de familles et de clans entiers. On peut aussi y déceler, parmi d’autres références, une interrogation sur le cinéma, cette activité bizarre qui permet à des gens de la ville pleins de fric de débarquer dans des coins reculés pour intervenir dans la vie des gens et modifier lieux et existences.

Mais à mesure que les rencontres successives engendrent des situations plus improbables, une obscure angoisse s’insinue, avant de rendre cauchemardesque ce conte beckettien décidément troublant. Le film va plus loin sur une voie déjà empruntée par la précédente réalisation de son auteur, Men at Work, découvert au même Forum en 2006, et dont il est très regrettable qu’il n’ait jamais été projeté dans les salles françaises. Insidieusement, talentueusement, il ouvre sur des abîmes intimes, difficiles d’abord, impossibles à esquiver.

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Corps perdus, corps en surplus

Berlinale Report 2

Les habitués des festivals connaissent bien un des effets les plus intéressants de ce type de manifestation : l’ « effet montage » qui fait que des films, réalisés tout à fait séparément, commencent subrepticement à se faire écho, au fil des projections qui dépendent pourtant en grande partie des choix subjectifs de chaque festivalier, dès lors que l’offre est suffisamment vaste pour permettre plusieurs parcours. Mais à Berlin, l’offre est tellement large, hétérogène, et pour tout dire confuse, qu’il est très rare que ce phénomène toujours stimulant se produise. Rien à relier avec rien en tout cas en cette journée de samedi, malgré de multiples tentatives. Emergent du lot un intrigant documentaire-enquête entre Burkina et Côte d’Ivoire, et une belle surprise italienne.

Espoir-voyage, de Michel K. Zongo (au Forum) suit pas à pas la recherche du réalisateur burkinabé, sur les traces de son grand frère parti plus de 20 ans auparavant chercher fortune dans le pays voisin comme tant de ses compatriotes, et qui y est mort, sans qu’on sache bien comment ni quand. Le caractère dramatique de la quête entre en résonnance avec la multiplicité des rencontres et détails souvent triviaux qui émaillent son parcours, en nuancier de situations aux sens et intensités très variés. Aussi rigoureux que sensible, le film touche d’autant mieux que jamais il ne sacrifie aux artifices d’une dramatisation pourtant toujours à portée de caméra, tout en captant les ressources spectaculaires de beaucoup de ceux qu’ils croisent, et dont la présence irradie l’écran. Ce sont eux, quidams entrevus ou témoins décisifs, qui alimentent la quête de Zongo, emplissent et débordent son film, lui donnant ainsi un sens bien au-delà du drame familial qui l’a mis en chemin.

Bon, voilà que j’ai médit. En l’écrivant, je vois soudain combien finalement cela fait écho à l’autre film, Cesare deve morire, « César doit mourir ». Belle surprise, en effet de retrouver avec un tel film des cinéastes très admirés jadis, mais depuis le début les années 90 considérés comme ayant atteint le moment de se retirer des voitures, les frères Taviani. Réalisé dans la prison de haute sécurité de Rebibbia près de Rome, le film des cinéastes de Saint Michel avait un coq et de Chaos accompagne la préparation et l’interprétation du Jules César de Shakespeare par des condamnés de droit commun purgeant tous de très lourdes peines. Il y a bien une intention dans ce film: montrer combien le texte classique peut trouver d’effets symboliques ou métaphoriques dans la réalité des taulards. Quelques répliques, quelques effets viennent l’indiquer sans grande légèreté aux spectateurs distraits. Mais heureusement, l’essentiel est ailleurs, ou plutôt le vécu du film, ce qu’on ressent durant la séance est ailleurs. Il est dans tout ce qui excède et complique le message socio-culturel – les grandes œuvres nous parlent toujours du réel d’aujourd’hui, ok. C’est vrai, mais on n’y gagne rien à le dire comme ça. L’essentiel est dans l’étrangeté des corps, obèses, tatoués, dangereux, charmeurs, effrayants, dans la gouaille des accents régionaux, dans les gestuelles et les pratiques de la langue, qui se bousculent, s’imposent, se chevauchent.

A nouveau c’est l’enregistrement de ces présences fortes de non-professionnels, qui se trouvent être des assassins et de grands trafiquants ou des chefs mafieux, mais cette fois confrontés à une situation de spectacle, et à du discours, ô combien –  la grande prosodie du pouvoir, de la liberté, de la soumission qui enflamme de bout en bout le texte de la pièce – , c’est la collision incontrôlable malgré les efforts de tous (acteurs, metteur en scène, gardien, acteurs eux-mêmes) pour se l’approprier, qui fait de Cesare deve morire un passionnant, angoissant, burlesque et juste brûlot. Parce que lorsqu’ensuite ils retournent en cellule, personne ne sait ce qui s’est vraiment passé.

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