Festival de Venise, prise N° 5

Moyen-Orient, passé, présent, futur (mais toujours le présent)

(Lullaby to my Father d’Amos Gitai, Winter of Discontent d’Ibrahim El Batout, Wadjda de Haifaa Al Mansour)

Plusieurs films originaires du Moyen Orient attirent l’attention dans cette Mostra. Ainsi d’abord, le très beau, très émouvant et passablement déroutant Lullaby to My Father d’Amos Gitai. Il s’agit ici d’invoquer, au sens le plus fort, médiumnique, un absent, un disparu. La solution trouvée par le cinéaste consiste à faire le choix d’une extrême hétérogénéité de moyens, chacun d’entre eux, dans sa singularité, étant appelé à contribuer à cette magie blanche. Témoignages, archives, scènes jouées, explications, morceaux de musiques, s’assemblent peu à peu pour retrouver la présence d’un homme qui s’appelait Munio Weinraub, qui est le père du réalisateur, juif polonais qui fut architecte, membre du Bauhaus à Dessau jusqu’à sa fermeture par le régime hitlérien, emprisonné et battu par les nazis, expulsé en Suisse d’où il rejoindra la Palestine, et deviendra, à Tel-Aviv et dans des kibboutz, un des importants bâtisseurs d’Israël.

Mettre à jour les traces de son père, c’est pour Gitai aussi bien parler d’histoire, d’architecture, du travail, de l’art, de sa mère et de ses enfants à lui, et bien sûr de lui-même. La grande beauté du film tient à sa capacité, en approchant ainsi d’une double intimité, celle du père, celle du fils, de ne cesser des échos amplement plus vastes et différenciés. Faisant pendant à Carmel consacré à sa mère, ce récit par touches, ou plutôt ce collage cubiste en X dimensions se déploie à travers la voix de Jeanne Moreau, une brechtienne reconstitution d’un procès nazi, la beauté rayonnante de Yael Abecassis, des accords et désaccords de violon, des plans d’architecte et des souvenirs de moments noirs et de gestes clairs deviennent les matériaux d’une quête à la fois très personnelle et entièrement ouverte. Par cet enchantement délicat, Amos Gitai donne au passé une manière de faire partie de l’existence, de l’actuel, du vivant, qui n’en nie pas du tout la nature révolue, et inscite dans sa propre histoire, mais le transforme en une force active et touchante.

Le rapport entre passé et présent est aussi au centre de Winter of Discontent de l’Egyptien Ibrahim El Batout. Le long passé de l’état policier selon Moubarak et le présent de la révolution de janvier 2011, mais aussi déjà le bref passé de la Place Tahrir et l’incertain présent de ses suites. Construit sur des allers et retour entre  2009, quand régnait l’arbitraire et la corruption, et les journées de janvier-février 2011, et centré sur trois personnages, un ancien activiste, torturé et brisé, qui va reprendre du service, un responsable zélé des services de sécurité et une présentatrice de la télévision officielle qui cessera de (se) mentir, le film a les avantages et les limites d’une réalisation tournée dans l’énergie d’un moment de bouleversement. Comme souvent en pareil cas, beaucoup de ce qui dynamise le film vient de ses limites matérielles – les mouvements populaires confinés sur la bande son, les comités citoyens de défense des quartiers incarnés par trois figurants, le recours pas forcément choisi, mais efficace à une distanciation qui donne au film son caractère sec, lorsque le risque du pathos était omniprésent.

C’est vers le futur qu’est tourné Wadjda de Haifaa Al Mansour, logiquement fort remarqué à la Mostra, pour être le premier film réalisé par une Saoudienne – et d’ailleurs le premier long métrage de cette origine présenté par un festival international. Le film mérite mieux que ces labellisation pour Livre des records : racontant les tribulations d’une collégienne de Riyad décidée à tout faire pour pouvoir s’acheter un vélo, Wadjda, entièrement filmé sur place avec des acteurs locaux, donne à voir nombre d’aspects intrigant du monde dont il est issu, du rapport compliqué au Coran dans les établissements publics à la difficulté pour les femmes d’aller travailler en étant interdites de conduire, de la description d’un intérieur de classe moyenne à l’omniprésence du contrôle des mœurs et à la violence de l’abandon des épouses par les maris selon les exigences de la famille. Les maisons, ce qui décore les murs, les voitures, les habits, les chaussures, le maquillage, les coiffures, tout devient intéressant dans le film. Pas seulement parce qu’on y découvre un société pratiquement jamais montrée à l’écran, et pour cause, mais parce que pour les habitants eux mêmes, tout fait puissamment signe quand tout peut faire l’objet d’un contrôle et d’un interdit. Clairement voulu comme un jalon dans une évolution vers une société moins archaïque, Wadjda est aussi un dispositif volontairement simple, mais attentif et respectueux de ce qu’il montre, d’enregistrement d’un présent d’autant plus intéressant qu’il ne fait aucune place à l’exotisme.

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