Les derniers jours de Raymond (1/3)

On se croirait revenu 16 ans en arrière. Un fameux France-Bulgarie, un crime, une Coupe du monde ratée… Depuis, l’équipe de France s’en est plutôt bien sortie avec un titre (1998) et une finale (2006) en trois éditions. Mais voilà que se profilent les petits hommes verts. Une double confrontation qui ravit d’avance la presse sportive tricolore. Une qualification, et c’est l’assurance d’un voyage en Afrique du Sud pour une palanquée de journalistes. L’occasion de disserter sur cette “équipe qui est née”, et ce “groupe qui a enfin trouvé une âme”, derrière son “leader charismatique, Thierry Henry”.

Une élimination, et c’est la promesse d’un déchaînement de violence anti-Domenech, qui sera désigné unique responsable du fiasco. Domenech, l’ennemi public numéro un depuis l’élimination à l’Euro 2008, un mec qui insupporte les journalistes parce qu’il se fout ouvertement de leur gueule: pour le pire (“Estelle, marry me”), et pour le meilleur (“l’odeur du sang et les lois d’exception”). Derrière L’Équipe, RMC ou le 10 Sport, ils sont nombreux à avoir voulu sa peau depuis un an et demi.

Mais de campagnes de presse appelant à sa démission en revirements savoureux, Domenech est resté. Il a concentré l’essentiel de l’attention, ses joueurs sont passés à travers les gouttes, et on a peu parlé du jeu. Passons sur cet aspect, malheureusement consubstanciel à la presse sportive française.

A l’heure d’attaquer les – éventuels – dix derniers jours de Ray dans le foot, Plat du Pied Sécurité a décidé de scruter le traitement réservé à son coach préféré dans la presse sportive française.

J-9 avant l’échafaud

En allant au boulot lundi, petit arrêt au kiosque. J’achète So Foot et – un peu honteux – Le Quotidien du Foot. 95 centimes. Bon, pour le même prix que L’Équipe, j’ai quand même droit à l’édito de Bobby Laffont, sous un titre plein de promesses “Qui vivra Vieira”. “Il est gonflé, le Raymond. Ne pas sélectionner Vieira, le grand Bleu de 33 ans avec ses quelques 107 sélections à son actif(…). Il faut le faire et “en avoir” comme on dit du côté du Parc des Princes, à moins que ce ne soit de l’inconscience ou de la provoc”. Vieira, c’est bien le type qui n’a pas joué plus de 20 matchs par saison depuis trois ans ? Celui qui est barré par le meilleur joueur du Real Madrid depuis un an, Lassana Diarra, et l’homme aux quatre poumons malgré ses tempes grisonnantes, Jérémy Toulalan? Après l’Euro 2008, on a reproché au sélectionneur de ne pas avoir écarté ses anciens en bout de course. Là, au moins, il prend ses responsabilités.

En pages intérieures, un papier sur “les 50 qui font le foot français”. Numéro un ? Raymond ! “L’ancien latéral droit de l’OL a sans doute réussi le plus beau coup de sa carrière en devenant le sélectionneur de l’équipe de France en 2004 (après un séjour de 10 ans chez les Espoirs, sans avoir jamais rien gagné). Détesté par tout le public français, son arrogance agace toujours autant les supporteurs. Constamment lynché sur la place publique, ses années à la tête de la sélection nationale vont forcément laisser des traces sur cet homme de théâtre.” Tout en nuances.

Dans L’Équipe, pas grand chose à se mettre sous la dent, à part cette Une, quand même: “Un truc de ouf !”. Pour saluer le 5-5 entre l’OL et l’OM.

J-8

Petit sourire gêné, toujours, en achetant le Quotidien du Foot. Et déception. A la page “Équipe de France”, un simple papier sur Aly Cissokho, le défenseur lyonnais, qui “tient la corde pour le match de Dublin”. L’Équipe, qui a l’habitude en matraquage de sélectionneur depuis les années Jacquet, fait monter la sauce petit à petit, avec une simple photo légendée. “Bercy hue Domenech”. Après le Jamel Comédie Club, Ray a en effet organisé une sortie tennis, au Masters de Paris-Bercy. Aux résultats peu glorieux, selon le quotidien de référence: “C’est après que les choses se sont un peu compliquées, quand la troupe des sportifs à crampons a rejoint les gradins en ordre dispersé, dans un anonymat relatif. De timides “Allez les Bleus” commencèrent à résonner avant que le caméraman ne capte le visage du sélectionneur en gros plan. Et qu’advint-il? Des huées, puis de légers encouragements lorsque le zoom se posait sur Henry”. Les huées du public, un révélateur à la fiabilité toute relative. Comme dans le stade, où l’on sait qu’il est si facile de baisser ou de monter le volume des micros d’ambiance…

J-7

Pas de Quotidien du Foot en ce jour d’amitié franco-allemande retrouvée. En revanche, L’Équipe met le paquet et fait péter le compte à rebours en une. “J-3”. Et en page deux, une prophétie que beaucoup souhaiteraient auto-réalisatrice. Soit: des barrages contre l’Irlande. Étant donné que: Raymond a déjà paumé cinq des six barrages qu’il a eu à disputer dans sa carrière de coach (dont trois échecs avec Mulhouse dans les années 80 pour accéder à la D1, et c’est pas plus mal ainsi). Conclusion: on est mal barrés contre l’Eire. CQFD. Les chiffres ne mentent jamais.

J-6

On commençait à se demander si l’exercice valait vraiment le coup. Si Domenech intéressait tant que ça. En ouvrant mes deux canards jeudi, je ne suis pas déçu. Deux unes de toute beauté, visant directement Ray. L’Équipe se fend d’un “Leur chance, c’est lui”, avec un photomontage plaçant l’ancien moustachu devant des Irlandais soudés. Où comment un raccourci facile (les Irlandais trouvent Domenech nul) sert à légitimer une thèse qu’on ne souhaite pas assumer franchement. Notons aussi l’usage du point d’exclamation, une tendance récente dans le quotidien sportif. Les Cahiers du Foot avaient consacré un article à ce sujet, soulignant la “tentation de glisser d’un sensationnalisme ordinaire vers une démagogie plus ou moins assumée. La ligne éditoriale reste en tout cas plus proche d’un journalisme d’exclamation que d’un journalisme d’opinion”.

Le contenu est sans surprise: les Irlandais trouvent que Domenech n’a pas su tirer le meilleur de ses joueurs. Exemple cité: Karim Benzema, qui a rechigné à entrer contre la Roumanie. Sauf que Benzema s’est depuis excusé, et que surtout, sa position sur le banc était tout sauf illogique. Pas si performant l’an passé à Lyon, guère meilleur cette année à Madrid, il fait pâle figure face à un Anelka classieux et un Gignac besogneux mais qui fait toujours plaisir (et qui marque des buts sacrément importants).

Cette ouverture de L’Équipe n’est pas surprenante. Difficile de réfréner ses ardeurs anti-Domenech, mais difficile aussi de l’attaquer trop ouvertement. Chez Amaury, on reste traumatisé par l’édito d’excuses qu’il avait fallu écrire à Aimé Jacquet après le 12 juillet 1998, un homme traité auparavant de “brave type qui émet des soupirs”.

Alors on hésite, on ne sait pas trop sur quel pied danser. Après la mauvaise entame des Bleus dans ces éliminatoires, à l’automne 2009, Domenech est éreinté. Jusqu’au match nul en Roumanie, et ce fameux “Nous, on a aimé” de L’Équipe. “Prescripteurs d’opinion devant l’éternel, les mecs sentent le vent tourner et nous le disent clairement: “Nous, on a aimé”. Bientôt, on aura peut-être droit à des “Nous, on a trouvé ça moyen” ou des “Nous, on s’est fait chi锓, raconte Tertulia à l’époque.

Le Quotidien du Foot, lui, ne s’embarrasse pas et balance, sur la photo de Benzema, un “Fais-le jouer !” à Domenech. Suit un chapeau assez délirant: “Grosse pression sur Domenech qui doit choisir entre plusieurs options: Benzema ou Gignac, Henry ou Anelka, Abidal ou Squillaci, Lloris ou Mandanda”. Soit au moins deux débats inexistants. Quant au “cas” Benzema, Domenech semble tout de même avoir choisi depuis un certain temps, et les résultats ne lui ont pas spécialement donné tort.

Image: Reuters/Charles Platiau

PS-PDPS: Si vous avez repéré d’intéressantes contributions d’autres éditorialistes (Le 10 Sport, Métro, Direct Soir…) au débat: “Y-a-t-il d’autre solution que de crucifier en place publique Raymond, ce loser?”, merci de nous les signaler.