Cette enquête est parue dans le numéro de GQ France, de mai 2010. Elle représente le troisième volet d’une enquête dont les deux premiers épisodes sont parus sur ce blog. «Nous accusons la Société Générale de violation des lois fédérales» (1/2) et «Nous accusons la Société Générale… d’avoir laissé faire Jérôme Kerviel» (2/2). Les actionnaires américains de la Société Générale, regroupé au sein d’une plainte collective déposée à New York, font trois reproches à la banque: les informations trompeuses ont été diffusées, elle a couvert les agissements de Jérôme Kerviel et les dirigeants ont profité d’informations privilégiées.
Le 16 mai 2007, c’est la belle vie. Le Festival de Cannes fête ses 60 ans, Apple vient d’obtenir le feu vert de l’administration fédérale américaine pour commercialiser l’iPhone et Nicolas Sarkozy fait son entrée à l’Élysée. Un ultime entretien avec Jacques Chirac et il deviendra président de la République.
Daniel Bouton, le PDG de la Société Générale, est lui aussi aux anges. Jamais l’action de la banque n’a été si haute. Elle trouvait preneur à 140 €, contre 23 € dix ans plus tôt (FR0000130809- GLE). À ce prix-là, personne ne songerait à attaquer la banque la plus rentable de la planète finance. Bouton s’apprête à fêter ses dix ans à la présidence de la banque, entamée en novembre 1997. Au septième étage de Chassagne, l’une des trois tours du siège de la banque à La Défense, Jérôme Kerviel prend lui aussi du bon temps. Tout au long de ce mois de mai, le «middle office» – les chiens de garde des traders – pointent une demi-douzaine d’opérations suspectes, faites de méthodes baroques, d’écarts inexpliqués ou de dates intriguantes. Mais à chaque fois, le trader donne des explications alambiquées et ça passe. Personne ne semble se soucier de savoir s’il dit la vérité et quand la hiérarchie est prévenue, elle ne bouge pas. Dixit l’Inspection générale de la banque. On parle tout juste de 1 à 2 milliards mis sur la table, il faudra attendre le 18 janvier 2008, 50 milliards engagés et 5 milliards de pertes affichées pour que les dirigeants se réveillent.
Le parcours sans faute d’un banquier français
Pour l’heure, personne ne songe à troubler la quiétude du 36e étage présidentiel. Daniel Bouton incarne le modèle de la banque à la française, dite universelle. À la fois banque de dépôts qui prête pour les petites dépenses, et banque d’affaires, qui finance les grandes entreprises. De recopiage en recopiage, la presse dessine un portrait touchant du boss. Né le 10 avril 1950, à Paris (Xe) dans un milieu modeste (son grand-père était garde-barrière), élève brillantissime, second du concours général d’histoire à 17 ans. À 23 ans, il sort de l’ENA plus jeune Inspecteur des Finances, à 36, il dirige le cabinet du ministre du Budget, Alain Juppé. Il faut ajouter une touche plus personnelle, avec la passion du golf et de l’architecture, ce disque de Maria Callas découvert à 12 ou 13 ans, qui lui donna le goût de l’opéra et son appartenance à la Confrérie des Chevaliers du Tastevin qui atteste de son goût pour les vins de Bourgogne. Pas de grands banquiers sans gros cigares, et voilà un notable républicain doté de tous les attributs.
Un comportement irréprochable donc, sauf peut-être quand il parle avec rudesse à ses collaborateurs. On le surnomme alors: «357 Magnum». Mais on ne dirige pas une entreprise de 130.000 personnes en balançant des fleurs à tout bout de champs. En fait, il n’a qu’une mauvaise manie: il boursicote et parfois au plus mauvais moment. Pesons nos mots, il n’y a, dans ce qui va suivre, rien d’illégal. Juste quelque chose de déplacé, de gênant, un manque d’élégance. Symptomatique du capitalisme financier d’aujourd’hui: cynique, mais dans les clous. Les faits sont établis, vérifiés et documentés. Après avoir à plusieurs reprises sollicité l’ancien président de la Société Générale, nous avons obtenu un e-mail de sa part. Nous le reproduisons dans son intégralité à la fin de cet article.
Entre 2006 et 2008, le PDG boursicoteur fera réaliser par son chargé d’affaires une quarantaine d’opérations en son nom sur les titres de la banque qu’il dirige. Cela frise la frénésie: 160.686 actions vendues en deux ans pour un montant de 14 millions d’euros et une plus-value de 5,2 millions d’euros en 2007 et 2008. Rappelons la règle du jeu. Primo, l’abstinence. Administrateurs et dirigeants doivent s’abstenir d’effectuer des opérations sur les titres des entreprises quand ils disposent d’informations privilégiées. Deuzio, la transparence. Ils sont tenus de déclarer les achats et les ventes auprès de l’Autorité des marchés financiers, l’AMF. Daniel Bouton connaît d’autant mieux ces règles qu’il les a lui-même rédigées à la demande du Medef en 2003 1. Le conseil d’administration de la Société Générale a même forcé le trait dans son règlement: «Les administrateurs (…) s’abstiennent d’effectuer des opérations spéculatives (…) à cet effet: [ils] conservent les titres acquis pendant au moins deux mois.»
Montant contesté et plainte collective
«Faites ce que je dis, ne faites pas ce que je fais», semble dire le rédacteur de ce code de bonne conduite. En tout cas, il n’y a aucune trace de déclaration de sa part avant le 17 mars 2006. Pourquoi se dévoiler ce jour-là? Une semaine plus tôt, le 9 du mois, l’AMF rappelle la règle de la transparence et fixe une date butoir, Bruxelles l’exige: le 21 mars. Quatre jours avant donc, Daniel Bouton rédige, ou fait rédiger, la déclaration de vente d’actions Société Générale pour 1,5 million d’euros. Pour retrouver ce document de la petite histoire du capitalisme hexagonal, il faut en appeler à l’Inspecteur Gadget. Elle se trouve sur le site de l’AMF, mais pas dans les déclarations des dirigeants, ce serait trop simple, elle est devenue un communiqué de presse ! Et n’allez pas le chercher sur le site de la banque, il ne s’y trouve pas. Comprenne qui pourra.
La Générale rachète ses titres
Bien caché, le document serait, en plus, erroné. C’est en tout cas ce que disent des actionnaires américains qui ont déposé, le 10 janvier, une plainte collective devant le tribunal fédéral de New York (district sud) pour violation des lois boursières américaines. Selon leurs avocats, le montant de la vente était de 10 millions d’euros. Daniel Bouton n’a pas souhaité expliquer cette différence. Il assure avoir pris l’habitude de déposer en début d’année son programme de cessions chez un notaire, selon un porte-parole de la banque. Nous n’avons pas pu les consulter. Mais ne chipotons pas sur les détails, à partir de cette première vente de 2006, nous pouvons suivre ses opérations pas à pas, une déclaration après l’autre. Observons l’année 2007. C’est la belle vie à Paris, même si le marché de l’immobilier américain, sur lequel la banque s’est imprudemment engagée, commence à s’effondrer. On ne s’affole pas à la première alerte. Les « dérivés » de prêts hypothécaires ont permis d’afficher des résultats spectaculaires l’année précédente. Seulement voilà, plus personne n’en veut. Invendables, allez donc leur donner un prix. On fait alors tourner des modèles mathématiques qui disent que, si on a un peu de temps devant soi, ils vaudront « X ». Mettez « X » dans les comptes
et croisez les doigts.
Pour l’heure, la Société Générale rachète ses propres titres détenus par le public afin de mieux contrôler son capital. Du coup, l’action grimpe. Cette opération de rachat devrait amener les dirigeants et les administrateurs de la Société Générale à s’abstenir, mais non. Le 12 janvier, le 15 février, le 15 mars, les 15 et 16 mai et les 15 et 16 juin, cinq fois en six mois, Daniel Bouton réalise des « allers-retours ». L’opération de rachat de ses actions par la banque a été approuvée en assemblée générale six mois plus tôt : elle est donc publique, fait-on remarquer aujourd’hui au siège de la banque. Bouton serait donc couvert. Ce qui est moins public, c’est le calendrier et surtout la date à laquelle les rachats s’arrêtent brutalement, le 31 mai. De toute façon, 1,1 milliard dépensé en rachat d’actions sur plusieurs mois ne pèse pas face aux 600 millions d’euros d’actions Société Générale échangés chaque jour sur le marché, poursuit le porte-parole. C’est oublier que la présence d’un acheteur quasi compulsif soutien indéniablement le titre. D’ailleurs, quand le 31 mai 2007, la banque cesse d’acheter ses titres, les dirigeants cessent logiquement de vendre. Encore un aller-retour à la mi-juin et puis plus rien ni personne. L’action Société Générale entame une descente interrompue de deux années jusqu’à ne plus valoir que 18 €, le 9 mars 2009 !
Impunité et simplicité
Décortiquons l’opération du 16 mai 2007. La veille de la prise de fonction de Nicolas Sarkozy à l’Élysée, Daniel Bouton exerce des stock-options. En clair, il échange 11 000 stocks qui lui ont été attribués par le conseil d’administration contre des actions à la valeur unitaire de 50 €. Le 16 mai, Daniel Bouton les revend trois fois le prix de départ et fait de l’or : 900 000 € de plus-value en quelques heures. Comment peut-on défendre ces « allers-retours » quand on a soi-même rédigé le règlement du conseil d’administration de la banque qui impose de conserver deux mois les actions avant de les revendre ? La réponse est toute simple, il suffit de déclarer que l’exercice de stock ne vaut pas détention d’actions, comme nous l’explique une porte-parole de la « Générale ». Le débat est pointu et ne peut être suivi que par des théologiens spécialistes de la transmutation du vin en sang du Christ. Les stock-options vont bien se transformer en actions mais uniquement quand elles se trouvent entre les mains de l’acheteur. C’est à la fois tout bête et diablement intelligent. Bref, terriblement français. C’est cette attitude décomplexée qui étonne le plus chez celui dont Le Monde souligne l’« intelligence rare » quand il tire son portrait. Le quotidien parle du « meilleur de sa génération ». Guillaume Pépy, le patron de la SNCF y évoque sa « suprématie intellectuelle » : « Je l’ai eu comme prof à Sciences Po. Son intelligence troublait tout le monde. On s’amusait à dire qu’il avait deux cerveaux. » Un pour sauver son entreprise en pleine crise, un autre pour contourner les préceptes qu’il a lui-même édictés et s’enrichir ?
Confiance anéantie
En 2006, on cache un peu sa première déclaration, en 2007, on ne s’embarrasse pas de vendre pendant que l’entreprise rachète ses actions. Et en 2008, on atteint un sommet d’architecture baroque. Aux États-Unis, la crise des subprimes provoque l’effondrement de la banque Merril Lynch, la faillite de la banque Lehman Brothers en septembre et la nationalisation de l’assureur AIG deux mois plus tard. En France, l’été bancaire est pourri. Les produits toxiques qui ont provoqué la plus grande crise financière depuis 1929 ont bel et bien traversé l’Atlantique. La confiance entre les banques est anéantie. Plus personne ne prête à personne. La Banque centrale européenne doit injecter 95 milliards d’euros pour éviter le blocage du système. Et que fait Daniel Bouton ? Il abandonne la direction générale, en mai, à Frédéric Oudéa. Il devient président non exécutif mais reprend ses opérations. Le banquier vend, ou fait vendre, le 3 juillet, le 6 août, le 4 septembre et une dernière fois, les 1er, 2 et 6 octobre, organisant ses allers-retours comme s’il fallait faire vite. Il est vrai qu’il y a le feu. Cette fois, il réalise 3,3 millions d’euros en quatre mois, mais encore un peu et c’était 0. Selon ses déclarations à l’AMF, il exerce ses stocks à 57,17 € et vend à 66 €. La plus-value est de plus en plus réduite. Cette fois encore, l’AMF ne trouve rien à redire.
«En France, les têtes ne roulent plus »
Soyons sport, en 2009, Daniel Bouton ne vend plus. Il a bien exercé quelques stocks en avril, mais il se retrouve avec 8 175 actions à 47,57 € alors que l’action Société Générale plafonne à 45 € à la mi-mars. Plus question donc de plus-value, il peut se tourner vers la poubelle. Alors qu’il a échappé au limogeage souhaité par Nicolas Sarkozy pendant l’affaire Kerviel, c’est encore une affaire de stock-options qui le fait tomber de son piédestal. En mars, la presse apprend que le conseil d’administration a voté l’attribution de 70 000 stock-options à son président Daniel Bouton. Cette fois-ci, le tollé est trop fort. Finalement, celui que Laurent Fabius qualifiait « d’honnête homme », renonce aux stocks, à toute indemnité,
et quitte l’entreprise le 6 mai 2009, avec tout de même une retraite annuelle de 730 000 €. Il s’avoue touché : « Les attaques répétées qui me visent depuis quinze mois -m’affectent » et concède « comme tout dirigeant avoir certainement
fait des erreurs ».
Si de ce côté de l’Atlantique les ennuis sont terminés, il n’est pas sûr que les juges de la Cour Fédérale de New York laissent tranquille celui qui, en 2002, estimait dans son rapport sur la gouvernance d’entreprise que les règles américaines « sur beaucoup de points protègent mieux contre les excès et les errements ». Ils ont en effet estimé que la plainte collective déposée le 10 janvier était recevable. Daniel Bouton a mandaté quatre avocats américains pour préparer sa défense. Il sait que New York a toujours regardé de haut ses déboires. Quand il est resté en poste après l’affaire Kerviel, le New York Times titrait : « En France, les têtes
ne roulent plus. » Le Fonds de retraite national des chaudronniers et des forgerons, ou celui des enseignants du Vermont ne reprochent pas à l’ancien PDG de s’être enrichi. Ils auraient adoré s’enrichir en même temps. Mais ils estiment avoir été floués 2 par de fausses informations.
(1) « Pour un meilleur gouvernement des entreprises cotées » (sept. 2002)
puis « Le gouvernement d’entreprises des sociétés cotées » (oct. 2003).
Nous avons transmis une série de questions à Daniel Bouton sur les opérations réalisées sous sa responsabilité sur des titres de la Société Général en 2006, 2007 et 2008. Quinze jours plus tard nous avons reçu un mail de mise en garde que nous avons reproduit en totalité dans le magazine GQ.
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[…] la Société Générale… d’avoir laissé faire Jérôme Kerviel» (2/2). Le troisième volet, A la Société Générale, pendant la crise le patron s’enrichit est paru dans le magazine GQ en kiosque actuellement. 16/04/2010, 6:30 PM […]
[…] dans le numéro de GQ France de mai 2010 et sur le blog du journaliste Mots clefs: actions, boursicoteur, Daniel Bouton, plus-value, Société […]
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