Quel récit !
Eben ou les yeux de la nuit est d’ailleurs bien davantage qu’un récit.
C’est un témoignage rare.
En effet, qui a entendu parler du génocide des Hereros et des Namas par les troupes coloniales allemandes ? Pas grand monde. Pourtant, entre 1904 et 1907, les soldats allemands ont quasiment exterminé ces deux peuples du “Sud-Ouest africain”, l’actuelle Namibie.
Vers 1880, les Allemands s’implantent en Namibie, pays qui n’est alors revendiqué par aucune puissance européenne. Il faut dire que le territoire est grand (deux fois la France) mais qu’il est désertique et inhospitalier. Peu importe, les Allemands s’intéressent au négoce qu’il peut s’y faire. Ils y développent des plantations et des élevages de bétail. Très vite, ils sont présents sur toutes les côtes du littoral atlantique. C’est alors qu’ils découvrent de fantastiques gisements de diamants. La belle affaire ! Le Chancelier allemand Bismarck place aussitôt la Namibie (rebaptisée “Deutsch-Südwest Afrika”) sous l’autorité du Reich ; nous sommes en 1884 et l’Allemagne manque alors cruellement de colonies en Afrique. Pour les Allemands, c’est une aubaine, pour les populations locales, c’est le début de la fin. Travaux forcés, terres et troupeaux confisqués, la politique coloniale est plus qu’agressive.
En 1904, las d’être spoliés, les Hereros et les Namas, les deux grands peuples pasteurs du pays, décident de se révolter. Leur soulèvement est à la hauteur des expropriations, des confiscations et de la justice expéditive qu’ils subissent depuis l’arrivée des colons. Le mouvement Herero est conduit par un charismatique chef guerrier : Samuel Maherero. Avec ses hommes, dans la nuit du 11 juin 1904, il mène une expédition punitive à travers tout le pays. Dans les fermes, près de 200 colons allemands sont massacrés. Seuls, les femmes, les vieux et les enfants sont épargnés. La fureur des Allemands est hors normes. Ils décident de se débarasser définitivement des “Babouins”, comme ils les surnomment. Il faut dire qu’en Allemagne, au même moment, on est en pleine idéologie racialiste (Volkisch)…
Pour gérer cette crise coloniale, le Kaiser Guillaume II, qui juge le gouverneur local Von Leutwein “trop faible” , nomme à sa place le terrible général Von Trotha. L’homme arrive de Chine où il a affronté de lourdes rébellions ; il est surnommé “Le Requin” et sera le bourreau idéal pour mâter celle de Namibie. Il se met au travail arguant que “la nation Herero doit être exterminée ou expulsée du territoire” . Il donne l’ordre d’exécuter tous les prisonniers et d’envoyer les femmes et les enfants dans le désert du Kalahari… dont il empoisonne consciencieusement chaque puit d’eau potable. Plus de 30 000 personnes meurent alors dans des conditions atroces. C’est le premier génocide du XXème siècle.
Après une année de répression et d’exactions indescriptibles, l’ordre d’extermination est levé sous la pression (essentiellement) de l’opinion publique et des missions chrétiennes. Nous sommes fin 1904. Les quelques survivants du génocide, affamés et terrorisés doivent alors se rendrent aux autorités allemandes, qui les tatouent des lettres GH (Gefangene Herero, “herero capturé”) et les expédient dans des camps de concentration. Notamment sur Shark Island, la bien nommée “ île aux requins” dont il est impossible de s’échapper… La moitié des Hereros meurt en détention ou sur les chantiers du chemin de fer. Leurs cadavres sont dépecés, décapités, jetés aux requins ou utilisés pour des expériences scientifiques menées par un médecin anthropologue, Eugen Fischer, dont la plupart des idées sur “la dégénérescence de la race blanche” seront reprises dans Mein Kampf, et qui aura pour disciple, quelques années plus tard, un certain Josef Mengele …
Nous sommes trois décennies avant les crimes nazis. Tout est déjà là.
En 1907, le Kaiser met fin à l’état de guerre. En sept ans de répression, 80 % du peuple Herero a été exterminé, 50% du peuple Nama.
Il reste bien quelques survivants : 15 000 Hereros… 10 000 Namas… Cependant, ils ne sont pas autorisés à regagner leurs terres. Tels du bétail qu’il faut parquer, ils sont dispersés dans des fermes avec, autour du cou, un disque de métal où figure leur numéro de matricule. Ils y termineront leurs vies, devant affronter les épidémies, le viol, la famine et l’esclavage… après les tortures et les massacres.
“Eben ou les yeux de la nuit”, c’est toute cette histoire. Celle de ce génocide vu à travers les yeux d’un jeune garçon, Eben, dont la pupille bleue est l’amer souvenir du drame vécu par ses ancêtres. Une marque à vif dans sa chair, un rappel de l’impardonnable comportement des soldats Allemands envers les femmes et les filles Hereros qui ont survécues. Des yeux bleus dont Eben est aujourd’hui prisonnier comme l’ont été avant lui ses ancêtres, avec leurs disques de métal autour du cou ou leurs tatouages GH sur l’épaule. Indélébiles, les yeux d’Eben, bleus comme le ciel, racontent ici la nuit de l’Histoire, la plaie ouverte de la Namibie.
C’est en découvrant ce génocide méconnu, ou plutôt volontairement oublié par le reste du monde, que la romancière française Élise Fontenaille-N’Diaye a posés ses mots lents et d’une grande loyauté sur cette histoire. Elle en a fait deux récits : “ Blue Book” tiré du seul document éponyme existant sur le sujet (un rapport officiel occulté par les Allemands) et ce court roman destiné aux jeunes “Eben ou les yeux de la nuit”.
Avec ce petit livre, elle réussit l’extraordinaire exercice de style qui consiste à distiller par le langage une forme de douceur qui réfute toute forme de jugement, laissant au lecteur le choix -et le droit-de se faire sa propre idée quant à l’ampleur des évènements ; leur essence, leur conséquence, leur résonnance.
Petite fille du Général Mangin, journaliste devenue écrivain, Élise Fontaine-N’Diaye sait manier l’Histoire. Faites lui confiance, n’ayez pas peur de ce que vous pourriez lire, de ce que vos enfants pourraient lire. Son écriture est là, talentueuse, forte, vraie, donnant un souffle nouveau et légitime à un domaine jusqu’alors réservé aux historiens : les grands drames de l’Histoire.
Ah oui, j’oubliais… Au début des années 2000, comme si les fantômes des victimes hereros décidaient de réveiller une conscience collective, les vents ont soulevés des milliers de squelettes dans le désert namibien. Dévoilant l’ampleur de la tragédie. Des ossements blancs dispersés sur le sable du Kalahari, des images folles, insupportables, déterminant le peuple Herero a exiger un procès devant les Nations Unies.
Il leur sera refusé.
Pire : à l’heure actuelle, les Hereros n’ont toujours pas récupéré leurs terres spoliées. Et l’Allemagne, principal bailleur de fonds de la Namibie, si elle reconnaît du bout des lèvres ce génocide, n’envisage toujours pas de réparation financière autre que son aide au développement économique du pays… Pourtant, dans ce pays là, ce magnifique pays de pasteurs, aujourd’hui, près de 25 000 germanophones vivent agréablement, enfants et petits-enfants des colons d’alors.
Qui peut croire qu’ils en ignorent l’Histoire ?
SB.
“Blue Book” – Calmann Levy, 17€
“Eben ou les yeux de la nuit” – Le Rouergue. Dès 12 ans.