Dans un billet début février, Jean-Christophe Féraud estimait que le journalisme de données était «fortement éloigné des préoccupations réelles du lecteur» et était devenu «la dernière tarte à la crème» du journalisme. D’après lui, le journalisme de données finit en jolis graphiques colorés qui ne servent pas à grand chose.
Jean-Christophe Féraud oppose le journalisme de données au journalisme «traditionnel», mais pourquoi? Pourquoi opposer Albert Londres à l’ordinateur, le «journalisme de narration» au «journalisme de données»? Les données peuvent se transmettre sous forme d’une carte ou d’un graphique interactif, aider un journaliste à enquêter pour son article/ sa vidéo/etc, ou les deux. Au passage, le journaliste peut mettre en ligne, à la disposition de ses lecteurs, ses documents sources dans un format plus facilement exploitable.
Il me semble que ce qui sous-tend le journalisme de données, c’est l’idée que le grand public devrait avoir accès à toutes les données possibles de façon à pouvoir les utiliser, dans sa vie quotidienne ou pour son information générale. Un peu comme le but du journalisme quoi.
Comme il le note, le «data journalism» est très à la mode en Angleterre et aux Etats-Unis. A Columbia, sans compter le tout nouveau double cursus entre l’école de journalisme et l’école de sciences de l’informatique, pas moins de quatre cours concernent de près ou de loin la façon d’utiliser des données en tant que journaliste: les étudiants en «computer-assisted reporting» apprennent à naviguer dans des bases de données privées et publiques et à en tirer des outils pour leurs articles, ceux en «techniques d’enquêtes» appliquent directement l’analyse de données au journalisme d’investigation (une spécialisation à part entière à Columbia) et l’incorporent au reportage traditionnel, et le cours «Visual Storytelling: Making Graphics with Impact» enseigne l’art du graphique qui n’est pas que joli et coloré, mais permet également de transmettre des informations clairement.
Dans mon «interactive workshop», nous venons de rendre un «numbers-driven interactive», un reportage codé sous Flash composé essentiellement de données. L’exercice nous a forcés à chercher des sujets où il y avait un intérêt à sortir des données, puis à réfléchir à la façon de présenter ces données de la manière la plus logique et claire.
Pour les lecteurs matheux du Medialab, ça paraît peut-être évident, mais la plupart des étudiants en journalisme sont des littéraires avec un lourd passif anti-mathématiques. Flash et son language, Action Script 3.0, avaient déjà commencer à nous décoincer (le jour où on a réussi à comprendre ce que voulait dire “myImageLoader.load(myImage); i=i+1; if(i>=myXML.photo.length()){i=0}”, on n’a plus eu peur de réviser nos règles de trigonométrie). N’empêche que quand j’ai ouvert les rapports annuels de la police et des cours judiciaires new-yorkaises pour obtenir les chiffres d’arrestations dont j’avais besoin pour mon projet, et commencé à tester plusieurs types de graphiques pour les représenter, je n’ai pas fait ma fière.
Une grande partie de notre «interactive workshop» cherche à nous faire réfléchir sur ce qu’on peut et ne peut pas présenter de façon graphique: au début de chaque cours, un élève présente son «site de la semaine» qui raconte une histoire grâce à l’image, grâce à des données, ou grâce aux deux, et toute la classe le critique.
A chaque «pitch» que l’on doit écrire et présenter oralement pour convaincre nos profs de nous laisser mettre en œuvre nos projets, on passe des heures à discuter de l’intérêt de présenter notre sujet visuellement plutôt que dans article classique. Leur question, la même que mes profs de presse écrite ou de vidéo, est tout simplement «What story are you trying to tell?»
Et nos profs ne veulent surtout pas qu’on délaisse le texte. A mon dernier cours, alors que plusieurs groupes avaient «pitché» leur nouveau projet en soulignant qu’ils cherchaient à utiliser moins de texte que dans leurs deux premiers, Gabriel Dance, de l’équipe multimédia du New York Times, a jugé bon de nous rappeler que «le texte est toujours le meilleur communiquant que nous ayons, donc vous ne devriez pas avoir peur d’utiliser autant de texte que vous jugez bon. Le texte fait partie du multimédia et nous n’avons rien contre».
Il ne s’agit pas de vouloir parler de tout avec des données, mais de savoir reconnaître les sujets qui s’y prêtent. Et surtout, d’avoir l’envie et les capacités d’aller fouiller dans des bases de données et de savoir les réorganiser utilement, pour pouvoir les utiliser ensuite aussi bien dans des infographies que dans des enquêtes écrites de 40 pages.
Il n’y a qu’à regarder le dernier projet de l’équipe multimédia du New York Times: une carte qui permet de traquer heure par heure les déplacements des taxis new-yorkais, grâce aux données GPS relevées entre Janvier et Mars 2009. Gadget? Pas quand on la regarde de plus près. La carte montre le désert de taxi au nord de Central Park, dès que vous rentrez dans Harlem. Ce n’est pas étonnant en soi, il suffit de s’être baladé dans le quartier pour se rendre compte qu’il est bien plus difficile d’y trouver un taxi qu’à Chelsea, mais la carte le montre, elle en donne la preuve flagrante sur toute une semaine. La carte est accompagnée d’un article, comme c’est très souvent le cas sur le New York Times, qui se concentre justement sur ce problème.
Ou regardez encore ce que l’équipe a sorti au moment de la proposition de Barack Obama pour son budget 2011: chaque poste budgétaire est représenté sous forme d’un carré (sa taille est proportionnelle au montant attribué), avec des sous-carrés à l’intérieur pour plus de détails. Et un clique suffit pour comparer cette visualisation au budget 2010.
En même temps, l’équipe multimédia du New York Times a des journalistes avec des diplômes d’ingénieurs, de graphisme, et même une statisticienne. On est loin de leur niveau en France, pour des raisons (moyens humains, financiers, culture…) très bien expliquées ici par Caroline Goulard, et «exemplifiées» par la lutte de Nicolas Kayser-Brill pour réussir à obtenir les emplacements des bureaux de votes français, à l’occasion des dernières régionales.
Car avant de faire du journalisme de données, il faut commencer par trouver ces données. Et ça, ce n’est pas le plus simple.
Et vous, que pensez-vous du journalisme de données? Avez-vous des exemples qui vous ont convaincu, d’autres qui vous ont fait détester les reportages interactif?
Cécile Dehesdin
Des questions, des envies, des idées? Dites-moi tout dans les commentaires, sur Twitter (@sayseal), sur la page Facebook du medialab, ou envoyez-moi un mail à cecile.dehesdin (@) slate.fr
(Photo: data slide, par bionicteaching via Flickr)
[…] Ce billet était mentionné sur Twitter par Melissa Bounoua, Cédric Motte chouing, Cecile Dehesdin, Arnaud@Thurudev, ProjetJ et des autres. ProjetJ a dit: Journalisme de données: pas juste pour les geeks? (via @misspress @sayseal) http://bit.ly/d0tCyZ #datajournalism […]
Il faut tout de même reconnaitre que le data journalism apporte une véritable dimension aux infos et ouvre un horizon créatif a ce qui était encore il y a peu une marrée de chiffres indigestes. Ce serait bon qu’on cesse en France de regarder dans le retro et qu’on finisse par adopter les nouveaux outils (multimédia, flash pour data etc) et les méthodes qu’on trouve ici depuis maintenant un certain temps. J’ai l’impression – a la lecture de ceci: http://culturevisuelle.org/clindeloeil/2010/04/09/cr-du-colloque-nouvelles-perspectives-pour-les-photographes-professionnels/ – que c’est loin d’être gagne. Égoïstement je dirai qu’au moins, on est du “bon” cote de la barrière.
Ce qu’on en pense ? Qu’il faut pour cela embaucher des journalistes intelligents et travailleurs. Et c’est tout le contraire que veulent faire les patrons de presse français : virer leurs journalistes fainéants et moutonniers. Mais pas pour les remplacer par des petits jeunes pleins d’appétit et prêts à être payés des clopinettes. Non, pour les remplacer par personne vu qu’il n’y a plus d’argent pour les payer et que le modèle économique de la presse se désintègre sous ses yeux sans qu’elle bouge le bout d’un orteil, tétanisée par la peur de se tromper, incapable de prendre le moindre risque. C’est donc très joli sur le papier mais vu la somme de boulot que cela demande et la précarisation, voire la prolétarisation accélérée, à laquelle la profession est désormais soumise, c’est tout simplement antithétique avec l’évolution naturelle du métier, qui va vers plus de piges vites faites mal faites. Pour manger, juste pour manger.
[…] et très opposés. Une sorte de querelle des anciens et des modernes, illustrée par ce récent billet de Cécile, étudiante à l’école de journalisme de Columbia (elle, c’est la moderne, […]
Merci pour ce témoignage, comme toujours éclairant de la distance qui sépare la France et les Etats-Unis en matière de journalisme. D’ailleurs je m’interroge: après tout ce que vous avez appris outre-Atlantique, vous imaginez vous travailler dans un média français?
La thématique du « journalisme de données » (database journalism) suscite des échanges de points de vue très intéressants et très opposés. Une sorte de querelle des anciens et des modernes, qui s’explique à mon avis par la préférence accordée par les journalistes français aux commentaires sur les faits. Je détaille ce point de vue ici: http://monjournalisme.fr/2010/04/ce-que-cache-le-debat-sur-le-journalisme-de-donnees-en-france/
[…] fait de mieux en multimédia parmi les «mainstream media» aujourd’hui. J’expliquais la semaine dernière que c’était en partie grâce à une grosse équipe, mais je sais désormais que leur […]