Le journalisme six pieds sous terre

ange_cimetiere

Il y a des métiers dans le journalisme américain qui valent d’être racontés. Prenez Margalit Fox, journaliste pour le service nécros du New York Times, le “dead beat”, ou “rubrique mortelle”, comme elle l’appelle.

“Mes chers bien-aimés, nous sommes réunis ici aujourd’hui pour parler nécrologies”, a-t-elle commencé son speech à Columbia au début de l’année. “Mon job est le job le plus étrange du journalisme, et des Etats-Unis. C’est aussi le meilleur job des Etats-Unis”.

Margalit Fox savoure son petit effet devant nos regards incrédules. C’est pas un peu glauque de passer sa vie à écrire sur les morts? Elle explique qu’il n’y a pas si longtemps, les nécros étaient vues comme le batard du journalisme, là où on vous casait “si vous faisiez une bêtise dans une “vraie” rubrique du journal”, ou “si vous étiez à quelques années d’avoir vous même besoin d’une nécro”.

Mais d’après elle, il se développe une véritable culture de “junkies de la nécro”, liée notamment au baby boom et au développement d’internet. Bien sûr, elle a droit à quelques “Eeeew” (“Beeeeurk”) quand elle décline son boulot dans une soirée mondaine. “Mais la plupart des gens répondent que c’est la première chose qu’ils lisent le matin”.

“C’est primal. On se jette sur la pages nécros pour s’assurer que l’on n’y figure pas”. Et puis, “on adore tous les histoires. Et les nécrologies, c’est purement narratif. On amène nos sujets depuis le berceau jusqu’à leur tombe”. Et d’en conclure que les nécrologues pourraient “bien être les seuls qui ne seront jamais au chômage!”

Plus de deux millions d’Américains meurent chaque année (2,426,264 en 2006 d’après le plus récent rapport du ministère de la santé (PDF)), et “1200 ou 1300 d’entre eux finissent dans le New York Times”, soit un peu plus de trois nécros par jour. Alors que dans les médias français, les morts sont racontés par des journalistes spécialisés dans le domaine du décédé (politique pour Seguin, BD pour Tibet, etc), Margalit Fox n’écrit que sur les morts, quels qu’ils soient.

Elle divise ses sujets en trois catégories: les évidents (présidents, rois, inévitables des journaux nationaux), les outsiders (gens de tous les jours qui ont pourtant changé le cours de l’histoire, préférés par les journaux régionaux), et les héros méconnus, adorés des journalistes nécros, comme Samuel Alderson, l’inventeur des mannequins d’essais de chocs, ou Edward Lowe, celui de la litière pour chats.

“J’écris des biographies flash”, explique Margalit Fox qui dans la même semaine peut se retrouver à écrire l’histoire d’une danseuse du ventre, d’un entrepreneur, ou du président d’un pays lointain.

Cinq journalistes du New York Times font partie de la rubrique, expliquait Bruce Weber, collègue de Margalit Fox, dans un récent “Ask the Times”. Les nécros apparaissent bien sûr d’abord sur le site du New York Times. Elles sont ensuite publiées dans le journal en fonction de la place qui reste sur le papier après les avis de décès payés par les lecteurs.

Si les nécrologues se tournent parfois vers leurs collègues plus spécialisés (Bruce Weber a par exemple demandé de l’aide à un journaliste de la rubrique business pour mieux formuler en quoi consistait le travail d’Henry B.R. Brown, l’inventeur de l’équivalent des SICAV aux Etats-Unis), ils restent les pros des morts. Ils doivent devenir experts de nouveaux sujets le temps d’écrire la fin de leurs héros méconnus. “Neuf fois sur dix, quand notre rédac chef nous assigne une nécrologie, c’est la première fois qu’on entend le nom de notre sujet“.

En plus de ces morts impromptues, le service (comme tous les médias) se prépare en avance pour les personnes célèbres, et possède plus de 1300 nécros actualisées et réécrites lors du décès, même si les journalistes ne peuvent pas tout prévoir à temps: “J’étais en train d’écrire la nécrologie de Susan Sontag quand j’ai appris sa mort”, se rappelle Fox. Lorsqu’elle doit téléphoner à des célébrités encore vivantes pour saluer leur future mort, elle les aborde d’une presque vérité: “on actualise votre biographie”.

Mais avec le web, le New York Times fait bien mieux qu’actualiser des biographies: “The Last Word”, ou une série de nécrologies vidéos, avec interview des protagonistes. La première d’entre elles célèbre l’humoriste Art Buckwald, qui ouvre la séquence lui-même. “Bonjour, Je suis Art Buckwald et je viens de mourir”.

Cécile Dehesdin

Des questions, des envies, des idées? Dites-moi tout dans les commentaires, sur Twitter (@sayseal), sur la page Facebook du medialab, ou envoyez-moi un mail à cecile.dehesdin (@) slate.fr

(Photo par crapavalanche, via Flickr)

4 commentaires pour “Le journalisme six pieds sous terre”

  1. Voilà, je voyais pas trop quel tournant donner à ma carrière de journaliste (à la base je voulais juste écrire dans le Petit Détective), grâce à toi c’est réglé.

  2. Tu pourras celebrer les heros meconnus, genre l’inventeur des lolcats ou le createur de 4Chan

  3. Tous les journaux du monde ont des nécros prêtes pour les personnalités. On appelle ça le “frigo”. Quand Pompidou est mort en 1974, seule l’ORTF n’avait pas préparé de nécro, car on ne prépare de nécro pour le président de la République ! Résultat : il a fallu en catastrophe improviser une émission spéciale, faite de bric et de broc. Et aujourd’hui, combien de nécros de Sarkozy à France Télévison et Radio France ?

  4. Je pige pas trop en quoi “nécro” est une spécialité. Pour moi c’est aux vrais spécialistes de les écrire. Pour Séguin le service politique, pour Rohmer la culture, et pour Filip des 2be3… personne.
    Ils savent de quoi ils parlent, à la limite, ils ont même pas besoin d’aide extérieure…

« »