Les agités de l’hyperlocal

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Alors qu’en France se lancent timidement des sites ou des blogs d’informations locales, aux Etats-Unis, «hyperlocal» est devenu le mot le plus tendance parmi les journalistes web. Là où le blog Gothamist, qui couvre tout New York (Manhattan, Brooklyn, Queens, etc), est local, ces nouveaux venus se concentrent par exemple uniquement sur Manhattan, voire sur un quartier de Manhattan. A terme, la plupart de ces médias espèrent devenir des exemples du «Think Global, Act Hyperlocal»: ce n’est pas un site qui fera leur succès, mais le développement d’une armée de sites hyperlocaux déclinables aux Etats-Unis ou, pourquoi pas, dans le monde. Ces derniers mois, j’ai pu rencontré à Columbia trois responsables de sites hyperlocaux très différents. On a parlé business models, journalisme citoyen et web.

Patch, de Google à AOL

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Le directeur de la rédaction Brian Farnham est venu recruter à l’école avec deux de ses rédacteurs locaux. Patch a été créé en février dernier par Tim Armstrong, alors en charge des Ventes Amérique pour Google. «Il vivait dans le Connecticut et cherchait à faire du bénévolat avec ses enfants», explique Brian Farnham. «Il n’a rien trouvé en ligne qui se passait dans son coin.» De là est née l’idée de Patch.com, une série de sites locaux censés remplir un rôle abandonné par les journaux, «tellement ralentis par leur édition papier qu’ils n’avaient pas les ressources pour utiliser tout le potentiel du web».

Tim Armstrong a lancé Patch avec son fonds d’investissement, en réunissant une équipe de dix personnes à New York, et en construisant un modèle de plateforme reproductible. L’idée, c’est que la maquette de chaque site se ressemble et qu’ils se différencient par le contenu. En mars 2009, Tim Armstrong est devenu PDG d’AOL, en juin 2009 AOL achetait Patch (et Armstrong expliquait qu’il ne retirerait aucun profit de ce rachat). En moins d’un an, Patch a créé 15 sites hyperlocaux.
«On a les fonds pour réaliser ce dont on rêvait au début», dit Brian Farnham.

Les sites Patch couvrent des villes de 20.000 habitants avec un journaliste/rédac chef et quelques pigistes (des résidents locaux, type mère au foyer, retraité, étudiant), un rédac chef régional pour 10 sites et un webmaster pour 4. Avec un rythme de quatre à cinq articles par jour (écrits par les pigistes ou le rédac chef),  «le rédacteur en chef local doit être passionné par son boulot», a prévenu Brian Farnham: c’est un one man show et c’est difficile de vraiment s’échapper».

Lindsay Wilkes-Edrington, en charge de Patch Scotch Plains-Fanwood, qui couvre deux petites villes du New Jersey, raconte avoir raté un incendie parce qu’elle était à New York. «Je me suis dépêchée de rentrer et les journalistes papiers du coin m’avaient déjà devancée. Mais ils n’ont rien publié avant une semaine et demie, alors que j’avais trois articles le lendemain. Le maire a googlé “incendie” et il a été abasourdi de voir tant d’infos sur ce qui s’était passé en bas de la rue».

Farnham a refusé de parler argent, et évoqué rapidement le business model de Patch: la pub. «On a lancé ce site en se disant “créons un bon produit, les gens viendront sur notre site et la publicité suivra. On doit éduquer les publicitaires locaux pour qu’ils comprennent comment fonctionne la publicité en ligne et qu’ils achètent des espaces sur nos sites. C’est tout un processus». En plus des bannières classiques, Patch offre la possibilité de se créer une pub sur mesure (15 dollars pour une pub vue 1000 fois):  après l’avoir mise en page grâce à un outil du site, chaque publicitaire décide du montant qu’il est prêt à payer. La pub est en place jusqu’à ce que le montant soit atteint, puis retirée.

The Local, le blog hyperlocal du New York Times


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«The local» est clairement une expérience pour le New York Times, comme l’expliquait Zach Seward du Nieman Lab au moment de son lancement en mars dernier. Jim Schachter, en charge des initiatives en ligne du New York Times, disait alors qu’ils espéraient pouvoir à terme fournir un modèle de blog local à qui le voulait, sans implication éditoriale du journal. Les communautés pourraient payer pour obtenir cette plateforme ou partager les revenus publicitaires avec le NYT.

Mary Ann Giordano, qui supervise les deux blogs locaux du New York Times, un qui se concentre sur un coin de Brooklyn, l’autre du New Jersey, est venue à l’école parler stages. «On veut découvrir ce qu’on peut faire, et voir comment on pourrait utiliser ce format pour d’autres types de journalisme», explique-t-elle. Ou comment voir à quoi ressemblerait un journalisme-citoyen édité par le New York Times.

Chaque blog a un rédacteur en chef et une armée de stagiaires qui aident les résidents du coin à partir en reportage et écrire des articles. «Le but ultime, c’est que la communauté soit couverte par les gens qui y habitent, supervisés par des journalistes ou des stagiaires du New York Times». D’après elle, 60% des articles écrits aujourd’hui voient le jour grâce à des suggestions et des idées envoyées par les lecteurs par email ou dans les commentaires. Les commentaires font partie intégrante du site: ils sont modérés a priori, renvoyés aux internautes pour être réécrits s’ils contiennent des insultes, et les journalistes répondent très souvent, Mary Ann la première.

DNAinfo, entièrement professionnel

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DNAinfo est le petit dernier, tout juste lancé le 1er novembre, et préfère «enraciné dans la communauté» à «hyperlocal». Le directeur de la rédaction Dan Forman était venu assister à un de mes cours de Twitter parce que mon prof le conseillait sur l’utilisation des médias sociaux de DNAinfo. J’ai pu avoir une visite guidée de leurs locaux, au sud de Central Park.

DNAinfo a été fondé par Joe Ricketts, un riche entrepreneur américain (entre autres fondateur d’Ameritrade et nouveau propriétaire de l’équipe de baseball des Chicago Cubs). Il voulait créer un «média enraciné dans la communauté», explique Dan Forman, pensant que tout le monde a besoin de publicité, même à l’échelle hyper locale, et un média non partisan, avec beaucoup de vidéo, des articles courts, et une plateforme optimisée pour les téléphones portables. «Il nous a dit:”Voilà l’argent, bonne chance, ne vous occupez pas de faire des recettes pendant un an”».

Le résultat, c’est donc DNAinfo, un site au nom barbare (pour Digital Networks Associate Info) qui couvre tout Manhattan, avec un coeur d’articles produits par l’équipe éditoriale, autour duquel s’attache du contenu aggrégé. Quelle différence avec les sites locaux existants? «Ils sont souvent formés par un pro et le reste de blogueurs qui ont un métier à côté. On n’a pas les cinq couches éditoriales d’antan, mais on n’a pas non plus juste un type avec des bénévoles et des stagiaires». L’équipe est composée de dix reporters, deux correcteurs/aggrégateurs, des assistants, managers, chefs de rubriques, et une personne dédiée aux projets à long terme, sans parler des sept techniciens. Bref, une équipe de plus de vingt personnes. «CNN a commencé comme ça, peut-être qu’on sera le prochain CNN!», espère Dan Forman.

Question business model, même type de logique que Patch, «on crée un produit que les gens voudront regarder et ça ramènera de la pub», répond-il.

Dans sa dernière Monday Note, Frédéric Filloux restait sceptique face à cette mode de l’hyperlocal: quel type d’information allaient donner des blogs majoritairement peuplés par des non journalistes? Et pour quel business model? S’il est vrai qu’on peut douter de l’intérêt de certains articles, d’autres ont révélé des scandales locaux. Quant au business model, les trois sites hyper locaux dont j’ai parlé sont restés plus que vagues. Mais, pour citer la rédac chef du volet New Jersey de «The Local» Tina Kelley, «Quand mes amis journalistes me demandent, “Et donc, c’est quoi ton business model?”, j’ai envie de leur demander la même chose».

(PS: à Columbia aussi on fait dans l’hyperlocal! Venez jeter un coup d’oeil au site d’infos que ma classe tient sur le Nord de Manhattan)

Cécile Dehesdin

Des questions, des envies, des idées? Dites-moi tout dans les commentaires, sur Twitter (@sayseal), sur la page Facebook du medialab, ou envoyez-moi un mail à cecile.dehesdin (@) slate.fr

(Photo: norsty eccident #2 – fellow vultures, par mugley via Flickr)

17 commentaires pour “Les agités de l’hyperlocal”

  1. […] Ce billet était mentionné sur Twitter par Johan Hufnagel et Cecile Dehesdin, monpetitponey. monpetitponey a dit: Les agités de l'hyperlocal – Slate.fr: Les agités de l'hyperlocalSlate.frPatch a été créé en février dernie.. http://bit.ly/2UuiIp […]

  2. J’aime bien l’idée que c’est par le local que l’on peut penser, (éclairer ?) le global. J’en suis en tout cas convaincu en ce qui concerne la photographie ou le cinéma. Tant du point de vue de la forme que du contenu.

    J’aime bien le matin en buvant mon expresso au café en bas de chez moi, emprunter au patron Le Parisien pour lire le supplément sur mon département (92). Je ne me soucie guère des autres pages qui concerne de façon superficielle une info que je connais déjà par le web, la radio et la télé. Par contre, ce sont les seuls à exprimer une opinion parfois critique sur telle ou telle action locale de mon Maire. :~)

    Mais cette “tendance” américaine, qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler un certain nombre de mythes hollywoodiens qui décrivaient l’apparition du premier journal papier dans les petites villes américaines, ne suppose t’elle pas une société fortement communautarisée, en ce qu’elle cherche non seulement l’info qui lui ressemble, mais aussi l’info qui la concerne et qu’elle ne peut trouver que localement ?
    J’ai l’impression que pour l’instant le supplément, diffusé localement, intégré au coup par coup aux hebdos pour parler des restaurants ou des boutiques d’une ville, suffit au bonheur de ses habitants, surtout qu’ils s’imaginent, à tort, que ce supplément est présent dans l’édition nationale. C’est un effet miroir (à l’exception notabe du Parisien). Ils se sentent flattés parce que l’on parle d’eux, beaucoup plus qu’ils ne cherchent réellement une information.

    Et puis, mais ça ton article le met bien en évidence, le modèle économique reste à trouver comme souvent avec Internet.

  3. Social comments and analytics for this post…

    This post was mentioned on Twitter by johanhufnagel: Hyp hyp hyp hyperlocal http://bit.ly/16r9sE [email protected]

  4. Oui, l’hyperlocal est une tendance lourde aux US (et donc bientôt en France). L’article est intéressant mais je trouve intéressant (et caractéristique) d’avoir palré des initiatives de grandes entreprises (NYT, AOL), et pas des startups qui, elles aussi (surtout?) sont sur le hyperlocal, avec par exemple Outside.in.

  5. @PEG Outside.in, tout comme Everyblock, est un aggrégateur de news. Je me suis concentrée sur les sites avec une rédac ou une production propre d’infos, et dont j’avais rencontré les chefs. Mais les autres types de sites hyperlocaux mériteraient un billet de blog à part entière!

    @El Gato Mais rechercher une info hyperlocale peut simplement être un supplément dans la consommation de news, comme dans ton cas d’ailleurs. Ce que j’aime le plus dans l’hyperlocal, c’est cette idée que ce qui se passe dans une petite ville peut être aussi important que ce qui se passe au niveau national, que les institutions locales doivent être autant surveillées que celles nationales, et que l’information hyperlocale peut être davantage que juste les derniers restaurants ou boutiques d’une ville (même si les articles sur les petits commerces qui ouvrent ou ferment sont également importants!).

  6. Pour l’instant, à l’exception notable du Parisien, l’information locale en France, c’est essentiellement dans la logique du bulletin municipal.
    Pour reprendre l’exemple du petit commerce qui ouvre (on parle rarement de celui qui ferme ou alors c’est pour féliciter le commerçant d’avoir enfin accédé à une retraite bien méritée), on fait une photo du nouveau gérant avec un élu municipal, sans préciser que c’est le troisième fast food avec livraison à domicile qui ouvre et la dernière boucherie qui ferme…
    Des associations contre un projet immobilier par exemple vont exister avec des tracts, un affichage sauvage et un site internet. Et parfois le Parisien en rendra compte. Mais là, on est dans la démocratie locale qui avance cahin-caha.
    En ce qui concerne l’hyperlocal éclairant le national, l’information reste à inventer au moins en France.
    Les medias nationaux vont donner par exemple régulièrement des statistiques sur la marginalisation grandissante des commerces de bouche traditionnels.
    Mais on ne trouvera nul part une étude mettant en relation l’augmentation du chiffre d’affaire de la grande ou moyenne surface locale ces dix dernières années, avec le solde net du nombre de commerces de bouche sur le territoire d’une commune pendant la même période.
    D’une part travailler comme journaliste pour un média local n’est pas valorisant en France. D’autre part, la dénonciation au niveau global d’une politique, fait partie du consensus politique, s’attaquer, même implicitement, aux effets d’une politique municipale est autrement plus dangereux.

  7. D’accord, et pas d’accord !
    La France n’est peut être pas à la pointe, mais de plus en plus de journaux de proximité ont pris le virage internet.
    Et là, je ne parle pas des grands quotidiens régionaux qui font peut-être du web, mais plus vraiment de l’info locale, je pense aux hebdos de proximité. Ils sont plus de 250 en France, avec des équipes de journalistes professionnels certes réduites (3, 4 journalistes) mais de plus en plus de ces équipes sont désormais bimédia, proposant des reportages vidéos 100% locaux complémentaires à l’information qu’ils proposent chaque semaine dans leurs pages.
    La question du modèle économique de la presse locale en ligne a d’ailleurs trouvé un début de réponse avec la mise en place d’un projet commun auquel ont déjà adhéré 50 hebdos locaux : un modèle de site spécifiquement développé pour eux et auquel ils ont accès pour une somme très modique (5000€). Résultat : en mettant en commun leurs forces côté technique, ces journaux locaux ont pu se concentrer sur la partie éditoriale et font, pour la plupart, un carton localement. Quand aux revenus, même si la publicité web locale n’en est qu’à ses débuts, il est assez simple et rapide de “rentabiliser” un investissement si modeste.
    Quelques exemples de sites ayant décidé de se lancer dans ce projet ; http://www.lobservateurducambresis.fr
    http://www.lepharederé.fr
    http://www.lasemainedesardennes.fr
    http://www.lamanchelibre.fr
    http://www.lobservateurdebeauvais.fr
    http://www.lebonhommepicard.fr
    http://www.lepaysbriard.fr

    Je ne vous mets pas toute la liste des 50 hebdos, mais si quelqu’un la veut je suis à sa disposition.

  8. Bonjour,

    Je m’occupe des sites internet d’un certain nombre d’hebdos locaux en France. Si Le Parisien fait de l’info locale dans la région parisienne, il est loin d’être le seul sur ce créneau. En effet, il existe en France plus de 280 hebdos régionaux, eh oui !

    C’est un secteur dynamique de la presse, et le passage à internet se fait doucement mais surement. Ne reste plus qu’à trouver la bonne formule pour être financièrement viable, comme vous le disiez. La pub c’est bien, mais à condition de ne pas la vendre comme Google à 0,01€ la tonne… En tout cas, que ce soit en terme de contenus rédactionnels, d’attentes des lecteurs ou de marché publicitaire, il y a de quoi faire en local !

    J’espère vous avoir amené mon petit éclairage (local) sur la question 😉

  9. […] Le Medialab de Cécile » Les agités de l’hyperlocal […]

  10. […] Le terme peut paraître barbare mais son utilisation est grandissante, voire très tendance aux États-Unis. Ceux qui emploient cette expression n’y attribuent pas tous le même sens et elle devient […]

  11. 5′ sur France Inter dans le 18h-19h du 11 novembre sur l’hyperlocal en Grande Bretagne (vers 18h40).
    Ces sites étant réalisés par des non professionnels, les anglais semblent avoir réglé le problème du financement de l’hyperlocal…
    Par contre ça semble indiquer qu’en Europe, l’hyperlocal n’est pas nécessairement l’avenir du journalisme professionnel.

  12. […] article sur les sites d’information hyperlocale qui se lancent actuellement aux Etats-Unis, PEG me reprochait de ne pas avoir parlé de startups comme Outside.in. J’avais laissé de côté ce site — et Everyblock — parce que ce sont des aggrégateurs […]

  13. Dans le cadre d’une production pédagogique de l’IJBA (Institut de journalisme de Bordeaux Aquitaine, nous venons de terminer la réalisation d’un blog d’information hyperlocal sur un morceau de quartier de Bordeaux. 15 jours intensifs de production, plus de 100 billets (articles) publiés, sous les formes multimédias les plus variées.
    Pourtant de nombreux sujets restaient encore à traiter. L’hyperlocal, une source inépuisable de sujets.
    http://www.bassinsaflot.fr

  14. Effectivement il est certain que l’hyperlocal est l’avenir du web ou au moins une grande composante usuelle. Le plus petit ne constitue il pas le plus grand ? ou le plus global ?

    Cependant je pense qu’il ne faut surtout pas restreindre l’hyperlocal, en France, à sa dimension “News”. En effet même si les “News” est surement l’aspect le plus ancien et le plus visible beaucoup d’autres catégories d’informations se rattachent à une localisation géographique … (surement source, en partie, des actualités …).
    Pourquoi ce domaine est assuré d’un grand succès ? Parce qu’il revient tout simplement à des fondements de la vie … La proximité (le distance) est omniprésente, elle constitue le second réseau social après le lien familial.

    C’est dans cette démarche que mon équipe et moi même travaillons sur un projet innovant (Vicus.fr, jamais réalité en France (et à ma connaissance dans le monde).

    Cependant très bon article !

    Bastien

  15. […] son Medialab, Cécile – étudiante en digital media journalism à Columbia – nous dresse le portrait de trois […]

  16. […] de certains sites américains qui font l’actu de l’hyperlocal. Dans le billet Les agités de l’hyperlocal elle s’intéresse à Patch.com, The Local, le blog hyperlocal du New York Times, et DNAinfo. […]

  17. […] d’un nouveau blog hyperlocal, qui viendra rejoindre les deux dont je vous avais parlé il y a quelques mois. Un blog sur l’East Village, au sud de Manhattan, s’ajoutera donc a celui sur Clinton […]

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