Le kit de survie pour partir en reportage sur des zones difficiles

Crédit: Michael Zumstein

Crédit: Michael Zumstein

“Je ne suis pas un reporter de guerre. Je suis un reporter dans la guerre”, indique Vincent Hugeux, grand reporter à L’Express, invité de l’Ecole de journalisme de Sciences Po pour une master class le mercredi 9 septembre sur le reportage en terrain hostile. Sans évoquer les blessures psychiques ni la façon dont, peu à peu, on se “blinde” face aux images d’horreur, voici son “kit de survie” en 11 points pour les premiers pas.


1. Soigner la préparation

Le reportage se joue en très grande partie avant de partir. “Tout se joue en amont”, insiste Vincent Hugeux, “il faut savoir ou l’on met les pieds” avant d’y mettre les pieds. Cela signifie se documenter au préalable, lire toutes les études, articles et livres possibles, solliciter des avis d’experts, des diplomates, et enfin des confrères partis sur la zone récemment. Autre nécessité: trouver un fixeur, “la meilleure des assurances vie”.


2. Savoir que tout change

L’autre écueil est le “supposé connu”, continue le reporter. Même après des dizaines de séjours sur le même terrain, il ne faut rien tenir pour acquis. Car le chemin protégé d’hier entre un point A et un point B est apeut-être devenu un coupe-gorge aujourd’hui. De même que l’interlocuteur autrefois fiable peut avoir retourné sa veste.


3. Connaître les enjeux des conflits

Cela va avec les deux premiers points. Or c’est d’autant plus difficile aujourd’hui qu’il “n’y a plus de guerre conventionnelle” : les ressorts ethniques, communautaires, géographiques et économiques se sont complexifiés.


4. Etre conscient de ce que le journaliste incarne en terrain hostile

Avec 71 journalistes tués en 2014, “il n’y a plus de respect pour les emblèmes, que ce soit La Croix rouge, Médecins du monde ou la presse”. En clair, “vous devenez une cible en tant que journaliste et en tant qu’humanitaire”, avertit Vincent Hugeux. Conséquence, il faut veiller à utiliser les réseaux sociaux à bon escient. C’est-à-dire pas pour signaler sa position à n’importe qui en se géolocalisant, mais en y trouvant des contacts, des informations, des interlocuteurs intéressants.


5. Considérer la peur comme une bonne conseillère

“Méfiez-vous de l’effet de groupe”, harangue le journaliste de L’Express. Dès qu’il y a plusieurs reporters sur la même zone, apparaissent des comportements “bravaches et puérils” avec des journalistes, ragaillardis par la présence de leurs confrères, qui en viennent à estimer que le port du casque n’est pas nécessaire, note Vincent Hugeux. Un comportement suicidaire.

Ceux qui disent qu’ils n’ont “peur de rien” ne sont pas de bons reporters, car “la trouille peut être une alliée” lorsqu’il s’agit de repérer les dangers. En 2010, déjà, Michael Kamber, photoreporter américain, l’avait dit aux élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po: “quand on n’a plus peur, on prend trop de risques”.


6. Aimer la vie

Vincent Hugeux fuie comme la peste les confrères qui se vantent en disant “le journalisme est toute ma vie”. L’exaltation peut conduire au péril. “C’est parfois grisant mais il faut garder l’envie de rester entier. Et avoir le même plaisir à partir qu’à rentrer”. En outre, “on écrit de meilleurs papiers quand on veut rentrer”…


7. Mieux vaut prévenir que guérir

Il faut veiller à “informer de sa position et de chacun de ses mouvements” un diplomate, les services de l’ambassade, un rédacteur en chef basé à Paris.

Si, comme me l’a raconté Alfred De Montesquiou, grand reporter à Paris Match, des chartes très précises existent à Associated Press pour encadrer les déplacements des reporters de guerre, Vincent Hugeux a construit son propre système de protection en donnant son itinéraire à l’un de ses rédacteurs en chef, qui sait que, s’il n’a pas de nouvelles à telle ou telle heure, fixée à l’avance, il doit alerter les autorités françaises.

Un système difficile à établir quand le reporter est pigiste. “La précarisation du métier pousse à prendre des risques inconsidérés dans des endroits inhospitaliers” pour satisfaire “la veulerie des rédactions”, regrette Vincent Hugeux, qui connaît sa chance. “En tant que salarié, j’ai le pouvoir de dire non, je n’y vais pas. En tant que pigiste, ce n’est pas possible”. Et ce, alors même que les rédactions ne sont pas sûres de prendre le sujet du pigiste. Ils lui disent “vas-y coco, et on verra bien ce que tu nous ramènes. En fonction, on te dira si cela nous intéresse ou non”. Cela dit, “si la vie n’a pas de prix, la sécurité a un coût incompressible, qui peut “peser lourd au moment de la décision éditoriale de laisser quelqu’un partir”.


8. Prévoir une assurance

Cela coûte très cher mais c’est indispensable pour partir dans des contrées difficiles, que ce soit pour quelques jours ou pour des semaines. Reporters sans frontières en propose, selon deux formules disponibles ici.


9. S’équiper

Gilet pare-balles ou casque? “Dans mon bureau, j’ai tout un attirail composé d’un gilet de sauvetage, d’une moustiquaire, d’une tente, d’un casque et d’un gilet pare balles”, raconte Vincent Hugeux qui assure s’être servi de chacun des éléments au cours de sa carrière. Le casque à Grozny, en Tchétchénie, que les forces russes écrasaient sous les bombes, n’est pas “une coquetterie superflue”. Le gilet de sauvetage pour atteindre Misrata, en Libye, inaccessible par la route, non plus. D’autant que les militaires n’acceptent parfois de “vous emmener que si vous êtes équipé”.

Problème de cet équipement: il instaure un rapport déséquilibré voire “parasitaire” avec les interlocuteurs, lesquels ne sont, eux, pas équipés.


10. S’interroger sur la protection rapprochée et les reportages “embed”

Plus que l’équipement, la sécurité rapprochée est une “figure de style pesante qui peut être imposée”, par exemple en Algérie, où l’on invoque “l’impératif de votre propre sécurité”, se souvient Vincent Hugeux, “alors qu’on se sent plus en sécurité seul qu’accompagné”. Là encore, la présence de ces “protecteurs”, souvent des anciens des forces spéciales, “perturbe complètement la sincérité de l’échange” avec ceux que l’on interviewe. Mais c’est une condition parfois nécessaire.

De même pour les reportages “embed” (embarqué, en VF). Si l’on a le choix entre pouvoir y aller seul ou suivre des troupes militaires, on prend la première option. Si on n’a pas le choix et que c’est la seule façon de se rendre sur une zone, on regarde, tout en sachant qu’être “embed” signifie adhérer aux règles de l’armée, à leurs sorties, leur itinéraire, etc. Pour l’Irak, en 2003, le reportage “embed” était la seule solution. Mais cela veut dire rester cloîtré dans la zone verte, un quartier fortifié où se trouvent gouvernement provisoire irakien et ambassades. “C’est comme si j’étais moi-même prisonnier de la guerre”, se souvient le photographe américain Michael Kamber. “Je ne sortais que lorsque l’armée l’a décidé, dans un véhicule blindé”. Sans liberté de mouvement. Mais pas sans liberté de penser.


11. Ecrire sobre

Au moment de passer à l’écriture, il y a deux règles d’or à respecter.

1. Ne surtout pas devenir le sujet de son sujet. “Le reportage doit être une ascèce, et non un métier altruiste pratiqué par des égocentriques”, lâche Vincent Hugeux.

2. Faire sobre en racontant “les creux” de la guerre et non “le boum boum”. Certaines scènes sont insupportables, à vivre et à lire. Il n’est pas question de les adoucir, mais de veiller à ce que le lecteur puisse aller jusqu’au bout sans haut le coeur.

Alice Antheaume

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Entre tirs et censure, des photos de guerre

Crédit: Michael Kamber

Crédit: Michael Kamber

«C’est très dur de faire une bonne photo d’une fusillade», dit Michael Kamber, photojournaliste pour le New York Times. «Sur place, on entend des tirs, on voit les gens courir dans tous les sens, mais c’est rare que cela donne quelque chose en image.» Le journaliste américain, 47 ans, était en master class ce jeudi à l’école de journalisme de Sciences Po. Son métier? Faire des photos en temps de guerre. Pakistan, Libéria, Nigeria, Soudan, Somalie, Darfour, Côte-d’Ivoire, et… Irak. «Le Moyen-Orient est l’une des zones les plus difficiles à couvrir», souligne-t-il. «Je ne le savais pas au départ, j’ai vite compris».

  • La mort

Michael Kamber «deale» avec la mort au quotidien. «Quand j’étais “embed” (embarqué, ndlr) dans l’armée américaine en Irak, je mangeais, dormais, vivais avec trois soldats, se souvient Michael Kamber. L’un est mort au combat, le deuxième s’est suicidé, le troisième a été blessé et rapatrié». Des photos de blessés, Michael Kamber en a fait des «centaines». La peur, il connaît. «Quand on n’a plus peur, on prend trop de risques.»

  • «Embed» ou pas?

«Quand je suis arrivé pour la première fois en Irak, en 2003, après l’invasion, j’ai d’abord cru que j’avais raté la guerre, que tout était terminé. Je pouvais travailler dans la rue, aller à droite et à gauche, sans signer aucun papier ni avoir besoin d’autorisation.» Six mois plus tard, les conditions de travail n’ont plus rien à voir: «soudain, il y a eu des gardes partout, des fusils à profusion». Puis, en 2007, impossible pour un journaliste d’aller dans les rues de Bagdad. «Quand on ne peut plus faire de reportage dans la rue, on ne peut plus couvrir correctement la guerre», dit le photojournaliste américain. Seule option désormais: être «embed» dans l’armée américaine. Ce qui veut dire rester cloîtré dans la zone verte, un quartier fortifié où se trouvent gouvernement provisoire irakien et ambassades. «C’est comme si j’étais moi-même prisonnier de la guerre, reprend Michael Kamber. Je ne sors que lorsque l’armée l’a décidé, dans un véhicule blindé».

Cela ne lui convient pas, mais c’est cela ou le New York Times ne peut publier aucun reportage envoyé d’Irak. «Je préfère partir sans les organisations. M’habiller en soldat américain quand je suis en reportage avec l’armée américaine, et me déguiser en Irakien quand je suis en reportage avec des Irakiens». Pour le photographe, les conditions de travail en Irak étaient inédites: «quand j’étais au Libéria, c’était l’horreur, mais j’avais libre accès à tout. Les habitants m’attrapaient dans la rue pour me montrer leurs blessures, pour me dire “montrez ça aux gens, il faut qu’ils voient à quel point le sang coule”».

  • Censure

«Si les photos de guerre ne faisaient pas la différence, il n’y aurait pas tant de monde pour m’empêcher de les publier». En Irak, les rares journalistes présents sur place ont la tâche rude. Car il y a des règles imposées aux journalistes «embed» – si ceux-ci ne les respectent pas, ils sont renvoyés et leur journal devient organe de presse non grata dans les zones de guerre. Parmi ces règles, l’interdiction de publier des photos de soldats blessés sans leur autorisation écrite. Problème: comment obtenir la signature quand le soldat en question est dans un état grave et/ou devenu sourd ou aveugle à cause d’une explosion? Pour les photos de soldats morts, c’est paradoxalement plus simple. Il suffit d’attendre que les familles soient au courant du décès de leur fils/mari/frère pour pouvoir publier la photo de celui-ci. Quant aux prisonniers de guerre, autrefois photographiés en masse, ils ne le sont plus, car le ministère de la Défense américain a estimé que ce n’était pas conforme aux droits de l’homme.

Autre règle: ne publier aucun document qui puisse servir d’information à l’ennemi. Une absurdité, selon Michael Kamber, car «toute photo contient des informations». Bref, pour contourner la censure, il faut ruser. La preuve avec ce diaporama.

  • Publication

Quelles photos de guerre publient les éditeurs américains? Là encore, c’est compliqué. Les journalistes de guerre aimeraient publier beaucoup plus de photos, pour montrer le sacrifice humain que font les soldats. Leurs éditeurs sont plus prudents. Contraints par les règles de l’«embed», la plupart veulent aussi éviter que la publication d’une photo «n’ajoute à la peine des proches des soldats blessés ou tués, et ne provoque une surenchère de violence pour leurs camarades restés au combat», racontent Michael Kamber et Tim Arango dans un article publié en juin 2008. Nombreuses sont les photos qui ne peuvent pas passer, comme les photos «trop sanglantes». Il est arrivé, précise Michael Kamber, que le New York Times choisisse néanmoins une photo d’Irak où l’on distingue une flaque de sang. Le site du journal américain l’avait alors publiée en noir et blanc, pour que la couleur du sang saute moins aux yeux des lecteurs.

Parfois, entre la volonté d’un éditeur d’un côté, et la réalité des événements sur place, il y a un gouffre. Michael Kamber se souvient du jour où Saddam Hussein a été capturé, le 13 décembre 2003. «Tous les éditeurs américains voulaient des photos montrant la liesse dans les rues de Bagdad. Sauf que les rues étaient vides. J’ai fini par trouver un Irakien qui tirait des coups de feu en l’air pour montrer sa joie.» C’est cette photo, «attendue par les éditeurs mais qui ne reflétait pas la vérité», qui a été publiée. Car il était impensable, pour un journal, de publier une photo d’une rue vide pour illustrer cet événement.

  • La distance journalistique

«En 2003, la presse américaine était l’agent de Bush, dit Michael Kamber. Ce n’est plus le cas, mais ce n’est pas simple de l’expliquer aux gens que l’on rencontre». Michael Kamber a de la distance, assure-t-il. «Ce n’est pas à moi de dire qui sont les bons et les méchants pendant la guerre, c’est l’Histoire qui le dira». Il a grimacé quand il a appris que ses photos de soldats irakiens avaient été imprimées par l’armée américaine pour servir de cible pendant les entraînements. Fataliste: «Je ne peux rien y faire».

Alice Antheaume

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