Nouvelle année oblige, la période est aux prophéties. Voici ce qui pourrait compter dans les rédactions en 2016. Au programme: l’impact des contenus journalistiques, la vitesse de chargement, le poids des pages, la multi-publication sur les diverses plates-formes américaines, la vague américaine des pure-players, la vidéo et… les doutes.
C’est le nouveau mot-clé dans l’écosystème numérique. “Nous ne construisons pas Buzzfeed pour obtenir le plus de clics, de partages, ou de temps passé possible. Nous construisons Buzzfeed pour avoir un impact positif sur la façon dont les gens vivent”, écrit son président Jonah Peretti à la fin de l’année 2015.
Autant dire que le visiteur unique, ce mètre étalon qui comptabilise les individus ayant cliqué au moins une fois sur le contenu d’un site sur une durée d’un mois, a du plomb dans l’aile. C’est aussi vrai pour les contenus publicitaires, pour lesquels “les clics ne sont pas très utiles”, confirme Jay Lauf, le directeur de publication de Quartz, un pure-player dont j’ai déjà parlé ici. “Les marques cherchent d’autres moyens de mesurer leur impact”.
L’impact, c’est donc un mélange sophistiqué entre l’influence, la notion d’engagement des lecteurs, et la capacité, via l’écriture de contenus journalistiques, à susciter le changement dans la société. Pour l’instant, personne n’a encore trouvé comment le mesurer.
Vous pensiez le temps de la décélération arriver? Que nenni ! Qu’il s’agisse des AMP (accelerated mobile pages) de Google ou des “instant articles” de Facebook, le mot “vitesse” est partout.
“En tirant parti de notre technologie qui permet d’afficher très vite photos et vidéos dans l’application Facebook, les articles se chargent instantanément, 10 fois plus vite que sur le Web mobile”, vante Facebook à propos de ses “instant articles”, ces contenus produits par quelque 350 médias dans le monde, dont Le Parisien et Les Echos en France, identifiés par un petit éclair en haut à droite du titre, et intégrés directement sur le réseau social lorsqu’il est consulté depuis une application mobile.
Google est sur la même ligne: “à chaque fois qu’une page prend trop de temps à charger, on perd un lecteur”.
On estime à 5 secondes le temps maximum supporté pour le chargement d’une page avant que l’internaute perde patience et fuit. C’est peu. Autant dire que la vitesse à laquelle on accède à une information est plus que clé. C’est la condition sine qua non pour que les lecteurs s’informent en 2016.
Pour obtenir des pages en ligne qu’elles s’affichent vite, il faut qu’elles soient légères. Or le Web en général souffre d’une grave crise d’obésité.
Il y a trop d’éléments qui clignotent dans tous les sens, des lignes de code qui sont très gourmandes en bande passante, des photos qui pèsent des tonnes, sans oublier les publicités bien grassouillettes, dénonce Maciej Cegłowski, un ingénieur basé à San Francisco. “Vous avez bossé dur pour créer un beau site, optimisé pour être performant (…). Une fois cela fait, vos annonceurs vous mettent des merdes par dessus (…) dont l’objectif est de casser votre belle esthétique et d’accaparer l’attention du lecteur au détriment de ce pour quoi il était venu sur votre site”. Bientôt venu le temps du minimalisme numérique?
Fini le temps où l’on publiait ses contenus uniquement sur son site ou son application mobile. Désormais il faut “irradier” et s’incruster chez les autres.
Buzzfeed diffuse sur… 30 plates-formes extérieures à la sienne, martèle encore Jonah Peretti dans son mémo intitulé “a cross platform, global network”.
CNN produit des contenus exclusifs adaptés à des applications extérieures à la sienne, comme The List App, ou Snapchat, dont la partie informations, Snapchat Discover, a été lancée il y a un an. Promesse d’une “portée immense” auprès des jeunes, l’application mobile aux 100 millions d’utilisateurs actifs quotidiens suscite l’intérêt de multiples médias. En France, Le Monde a, a priori, remporté le pompon et est en ordre de bataille pour y publier des contenus toutes les 24h.
Sauf qu’à chaque plate-forme ses contenus, ses rythmes de publication, son écriture. Pas simple d’avoir des équipes compétentes pour chacune de ces plates-formes. Le Parisien, qui teste depuis quelques semaines les “instant articles” de Facebook, en revient. Pour l’instant, Guillaume Bournizien, directeur du marketing digital, s’est dit “déçu” lors de la conférence sur les nouvelles pratiques du journalisme organisée à Sciences Po, le 7 décembre 2015.
Dans la même optique, Libération a mis en place, lors des élections régionales de décembre 2015, un live d’un nouveau genre sur WhatsApp, l’une des applications de messagerie instantanée les plus populaires au monde avec 900 millions d’utilisateurs actifs chaque mois. Il s’agit d’informer sur téléphone des lecteurs “sans passer par notre application mobile ou par les réseaux sociaux traditionnels”, explique l’équipe après coup.
The Guardian s’est aussi essayé à WhatsApp en couvrant sur l’application le débat télévisuel des candidats républicains, avec l’inénarrable Donad Trump, aux Etats-Unis en décembre dernier.
Objectif: toucher des audiences qui ne sont pas dans les radars habituels des médias en allant les chercher là où elles se trouvent déjà.
Après le lancement en France de Le Huffington Post en 2012, puis Buzzfeed en 2013, d’autres médias nés aux Etats-Unis viennent s’implanter dans l’hexagone, avec des lancements prévus en 2016.
Une vraie vague américaine, dans un pays dont le nombre de pures players par habitant est plus élévé qu’ailleurs, et alors que l’un des premiers pure player français, Rue89, est englouti par sa maison mère, L’Obs. C’est le cas du Huffington Post, de Buzzfeed, de Mashable, de Business Insider et d’autres encore.
Tous, conscients du désavantage d’avoir des noms imprononçables par la majorité des Français, ont fait le choix de s’associer avec des médias déjà implantés dans l’hexagone : Le Huffington Post, avec Le Monde, Mashable, rattaché au pavillon de la chaîne internationale France 24, et Business Insider sous la houlette du groupe Prisma.
Marie-Catherine Beuth, ex-Le Figaro, va coordonner le lancement de ce pure player sur le marché français. “Business Insider, c’est un gros site aux Etats-Unis qui couvre l’actualité économique, les nouvelles technologies et la politique”, explique-t-elle au micro de l’émission L’Atelier des médias sur RFI. “ Titres malins, photos accrocheuses… L’idée, c’est d’informer de façon pertinente et efficace les nouveaux consommateurs d’informations”, ces fameux «millennials» qui délaissent les médias traditionnels, et que les annonceurs veulent à tout prix toucher.
Ce n’est pas vraiment nouveau mais, en 2016, les médias traditionnels comptent mettre le turbo sur la vidéo. Au Monde, à BFM TV, à l’AFP, tout le monde veut produire des vidéos, toujours plus de vidéos en ligne. Même pour ceux dont l’image n’est pas le premier métier.
“La radio filmée n’est pas l’avenir de la radio, mais la vidéo, oui”, glisse Fabien Namias, le directeur général d’Europe 1. A Buzzfeed, 1 milliard de vidéos vues par mois, ils produisent mêmes des séries, disponibles sur l’Itunes Store. Le format vidéo est plein de promesses: facilement monétisable – quoique parfois bloqué, il peut aussi être très partagé sur les réseaux sociaux.
Reste une équation pas si facile à résoudre sur la vidéo: quels formats définir? Qu’est-ce qui marche en ligne et sur mobile? Entre les partisans des vidéos sans le son, qui peuvent se regarder sans écouteur, ceux qui pronent le format vertical, et ceux qui veulent des vidéos animées pour Snapchat, une foule de possibilités s’offre aux médias, à la fois pour raconter l’actualité chaude, et pour proposer des rendez-vous décalés.
Est-ce un symptôme ou une conséquence des attentats qui ont touché la France en 2015? Alors que les journalistes ont travaillé parfois comme des automates pendant des semaines, ils ont fait face à une multiplication des théories du complot en ligne, des photos montées, ou, pire, de faux témoignages sincères. Des témoins, réellement paniqués, racontent n’importe quoi, dans les rues et sur les réseaux sociaux, croyant vraiment avoir entendu ci, vu ça. Il n’en est rien. Mais en ligne, climat de psychose oblige, la rumeur est comme la panique: irrationnelle.
Les journalistes français s’en souviendront: il leur faut aussi vérifier la véracité des paroles de tous ceux qui, ébranlés comme jamais, ont été traumatisés par ces drames.
Excellente année 2016 à tous !
Alice Antheaume
lire le billet«Nous vivons l’âge d’or du journalisme». «La liberté de la presse est le fondement de toute démocratie». Telles sont quelques unes des phrases que deux étudiants de l’Université de Boston ont le plus entendues cette année de la bouche de journalistes professionnels venus leur parler. Pour en rire, ils ont en fait un bingo, crayonné à la va-vite. Cela m’a donné l’idée de réaliser, à mon tour, une grille de bingo avec les questions qui reviennent le plus souvent de la part des étudiants et des journalistes professionnels. Et, sous la grille, des tentatives de réponses claires.
Ce que pense celui qui pose cette question : Enquêter en ligne, ce n’est pas de la vraie investigation journalistique.
Réponse : Oui, on peut enquêter derrière un écran. L’activité des internautes, de tous ceux qui s’expriment sur le réseau, évoquant ici des sujets professionnels ou là la situation sociale, économique ou politique de leur pays, s’observe au moins autant que la vie des citoyens dans la rue. C’est même un terrain inépuisable qui mérite bien sûr une couverture éditoriale. Derrière un écran, les journalistes peuvent aussi interroger des chiffres extraits de bases de données, comme cela a été fait avec le projet «The migrant files», qui retrace le parcours de plus de 23.000 migrants ayant trouvé la mort sur leur chemin vers l’Europe depuis 2000. Un travail titanesque. Autre exemple d’investigation faite à partir de données en ligne et publiée sur lemonde.fr: comment est répartie la réserve ministérielle? Autant dire que la qualité d’une enquête ne tient pas à la fraîcheur de l’air que le journaliste respire mais à ce travail scrupuleux, laborieux même, de décorticage d’éléments (données ou autres) en vue de trouver une information inédite.
Ce que pense celui qui pose cette question : Le journalisme numérique, ce n’est pas du vrai journalisme.
Réponse : Il est vrai qu’il y a quelques années, les journalistes numériques travaillant sur des sites des presse n’ont, au départ, pas été encouragés à sortir de leur rédaction, englués dans du bâtonnage de dépêche inutile. C’est heureusement de l’histoire ancienne. RTL.fr délègue la production de ses dépêches à… l’AFP. Lefigaro.fr envoie en reportage longue durée des journalistes du Web, pour couvrir des événements comme le festival de Cannes ou des courses de voile. Quatre journalistes du Monde.fr ont été envoyés au festival South by South West à Austin. Car ces sites ont maintenant compris que leur plus-value tient à leur capacité à sortir des contenus inédits, que leurs concurrents n’auront pas, publiés dans des formats adaptés à la consommation d’informations en ligne. Pour ce faire, ils ont besoin de journalistes sachant jongler entre la production en temps réel (tweets, vidéos, photos) et celle de longs formats, papiers magazines, dans une temporalité moins chaude.
Ce que pense celui qui pose cette question : Ce serait quand même bien qu’ils paient pour avoir accès à des informations.
Réponse : Selon le rapport Digital News Report 2014 du Reuters Institute for the Study of Journalism, une personne sur dix seulement a payé – pour un article ou pour un abonnement – pour accéder à de l’information en ligne en 2013 en Angleterre, France, Allemagne, Italie, Finlande, aux Etats-Unis et au Japon, Danemark et Brésil. Quant aux sondés ayant déclaré n’avoir pas payé pour des contenus en ligne l’année dernière, ils ne sont pas tous prêts à le faire dans le futur – en France seuls 11% seulement d’entre eux s’y disent plutôt favorables, quand, au Brésil, le pourcentage monte à 61%.
Ce que pense celui qui pose cette question : Mais comment va-t-on s’en sortir?
Réponse : C’est l’obsession d’un nombre grandissant de rédactions françaises – Lepoint.fr, Lexpress.fr, lefigaro.fr, même si, pour l’instant, la stratégie du paywall n’a pas vraiment fait ses preuves. «On voit souvent qu’au moment de leur lancement, les paywalls et applications payantes trouvent une croissance facile pendant un temps, mais ensuite il y a un décrochage – même les lecteurs fidèles s’épuisent», analyse Nic Newman, le rapporteur du Digital News Report 2014. Pour réussir son paywall, deux conditions sont nécessaires, a déjà écrit Frédéric Filloux, auteur de la Monday Note:
1. avoir des contenus à haute valeur ajoutée qui justifient qu’ils soient payants (voilà pourquoi l’information économique et financière a plus de chance d’être monnayée que de l’information généraliste)
et 2. disposer d’un spécialiste des données et statistiques qui traque les itinéraires des utilisateurs, pour comprendre pourquoi, quand ils se heurtent au paywall, ils font machine arrière ou, à l’inverse, décident de s’abonner.
Ce que pense celui qui pose cette question : Mais qu’est-ce qu’ils font, au service Web?
Réponse : Parce que tous les reportages n’ont pas vocation à figurer sur la une du site, surtout lorsque la temporalité ou le sujet ne s’y prête pas. Consolation ou non, les unes des sites d’information ne sont pas toujours des carrefours d’audience. Ce qui compte, c’est que le reportage soit en ligne, et qu’il puisse être partagé sur les réseaux sociaux et référencé dans les moteurs de recherche.
Ce que pense celui qui pose cette question : Qu’est-ce que c’est que cette hiérarchie des informations?
Réponse : En ligne, on ne hiérarchise pas les informations comme on le ferait dans un journal télévisé ou sur la couverture d’un magazine. Certes, toutes les informations ne se valent pas, mais leur emplacement n’est pas le seul critère pour déterminer leur importance. Il faut compter avec l’enjeu du taux de rebond des sites d’informations. Pour éviter que les internautes s’en aillent aussi vite qu’ils sont venus, l’architecture d’une page est travaillée de telle sorte que le visiteur puisse, après avoir atterri sur un contenu, en butiner d’autres – d’où des liens omniprésents, des colonnes remplies de recommandations, etc. Chacun comprendra qu’après la lecture d’un reportage sur l’offensive à Gaza une brève sur Rihanna puisse constituer une pause appréciable pour le visiteur qui, au final, reste plus longtemps sur le média.
Ce que pense celui qui pose cette question : Mais qu’est-ce qu’ils font, au service Web?
Réponse : Le push sur mobile est un art compliqué. Il ne faut pas s’y tromper, car les alertes sont à double tranchant : envoyées au bon moment, et sur les bons sujets, elles boostent l’audience de façon phénoménale et poussent le lecteur à ouvrir l’application, tout en «lissant» les temps de consultation tout au long de la journée, faisant venir l’audience sur des informations urgentes à d’autres moments que le triumvirat matin-midi-soir. Mais, trop fréquentes ou mal éditées, elles peuvent provoquer l’agacement des utilisateurs. Hors de question, donc, d’envoyer 30 alertes par jour au risque de perdre ses abonnés. Il faut choisir les contenus à «pusher» et ne pas systématiser ce traitement.
Ce que pense celui qui pose cette question : Les journées ne font que 24 heures.
Réponse : Les réseaux sociaux ne sont plus une option pour les journalistes en exercice, à la fois pour y faire de la veille, pour y trouver des témoins et pour interagir avec leurs lecteurs. Il faut donc s’organiser autrement pour trouver le temps, non seulement d’y aller, mais aussi d’y «cultiver son jardin» en mettant à jour la liste des personnes que l’on suit en fonction de l’actualité. Par ailleurs, les réseaux sociaux ne se réduisent pas à Facebook et Twitter, il y a aussi Reddit ou Pinterest, lequel apporterait maintenant à Buzzfeed plus de trafic que Twitter parmi les réseaux sociaux pourvoyeurs d’audience.
Ce que pense celui qui pose cette question : Dites moi qu’il vaut mieux vérifier.
Réponse : Il y a une tension évidente entre, d’un côté, l’instantanéité de l’information et, de l’autre, l’impératif de vérification journalistique. Dans tous les cas, il vaut mieux prendre le temps de vérifier. Car la faute de carre, si vite arrivée en temps réel, entame durablement la crédibilité d’un journaliste qui se serait trompé. La radio américaine NPR a dû le rappeler à toutes ses troupes ce mois-ci: «tweeter ou retweeter, c’est cautionner l’info». «C’est comme si vous disiez le tweet ou le retweet à l’antenne. Donc si cela nécessite du contexte, une source, des éclaircissements ou même un démenti, donnez-le.»
Ce que pense celui qui pose cette question : C’est mission impossible, non?
Réponse : C’est une question de méthodologie. Il y a cinq étapes, détaillées ici, pour s’assurer qu’un témoignage, publié sur un réseau social, est authentique, ou qu’une image n’est pas un photomontage ou un vieux cliché ressorti des limbes. Il faut commencer par identifier l’auteur du contenu, fournir le contexte, recouper l’information, décoder la technique et surveiller ce qu’il s’en dit sur le réseau. Dernier conseil, il faut songer à prendre des captures d’écran de tous les éléments repérés en ligne (tweets, photos, messages) et les enregistrer hors ligne (vidéos) – ils peuvent disparaître ou être modifiés à tout moment.
Ce que pense celui qui pose cette question : Je joue le jeu de l’interaction, et c’est tout ce que j’obtiens, comme gratification?
Réponse : L’univers numérique est peuplé de trolls. «A la fin des années 90, on pensait que l’on pourrait capturer l’intelligence de l’audience. Ce n’est pas ce qu’il s’est passé», déplore Nick Denton, de Gawker. En ligne, c’est vrai, une foule de commentaires toxiques ou insultants le dispute à quelques interactions pertinentes. Ne perdez pas patience, et, surtout, ne répondez pas aux insultes – allez plutôt prendre un café ou punaisez les pires saletés repérées en ligne sur le mur pour amuser la galerie, cela permet de relativiser.
Ce que pense celui qui pose cette question : Comme ça, je me dédouane de toute responsabilité par rapport à mon employeur.
Réponse : Mauvaise idée. Quand on est journaliste, les tweets que l’on écrits, les retweets que l’on fait, engagent la rédaction pour laquelle on travaille. Même il est écrit l’inverse dans sa biographie.
Ce que pense celui qui pose cette question : Comme ça, je me dédouane de toute responsabilité par rapport à mon employeur.
Réponse : Mauvaise idée. Reuters l’a un temps préconisé en 2010 mais en est revenu depuis. L’agence préconise désormais de contextualiser les messages postés en ligne en précisant dans son guide : «vous devez vous identifier comme journalistes de Reuters et déclarer au besoin que vous parlez pour vous, pas au nom de Thomson Reuters».
Ce que pense celui qui pose cette question : Pourrait-on utiliser un vocabulaire plus précis, s’il vous plaît?
Réponse : A chaque conférence ou table ronde sur le journalisme, le mot «engagement» est répété à l’envi. A l’origine, en anglais, il désigne des fiançailles. Dans l’univers journalistique, c’est quasi devenu un mot valise qui désigne à la fois la nouvelle relation entre journalistes et lecteurs, les types d’interactions de l’audience avec les contenus et leur mesure. Pour savoir qui l’emploie dans quel sens dans les rédactions françaises et anglo-saxonnes, par ici.
Ce que pense celui qui pose cette question : Je suis journaliste. Peut-on me demander d’être serveur?
Réponse : Cette expression, beaucoup utilisée en début d’année pour évoquer l’avenir de Libération, signifie trouver des revenus autrement qu’en produisant des informations. Par exemple en proposant des formations (Rue89, France24/RFI), en se tournant vers l’événementiel (Le Télégramme et l’organisation de courses de voile, Amaury, éditeur du Parisien-Aujourd’hui en France, et l’organisation du Tour de France, les forums Libé, la fête de l’Huma, le festival Le Monde en septembre prochain, etc.), ou en créant des technologies que l’on peut revendre ensuite à d’autres… L’idée, au final, c’est de suppléer les revenus moribonds autrefois générés par la publicité. Et non, un employeur ne peut pas demander à un journaliste de devenir serveur.
Ce que pense celui qui pose cette question : Pourrait-on avoir une vision éditoriale plus précise, s’il vous plaît?
Réponse : On attend des journalistes numériques qu’ils testent des nouvelles interfaces, des nouveaux formats, de nouvelles formes d’interactions avec l’audience. Bref qu’ils expérimentent, avec un état d’esprit proche de la version beta permanente. L’innovation ne se décrète pas pendant une réunion, elle se construit comme dans un laboratoire, chaque jour de l’année. «L’expérimentation, ce n’est pas seulement essayer quelque chose de nouveau, c’est adopter une méthode rigoureuse, scientifique, pour éprouver des nouveautés et les tordre dans tous les sens pour les rendre les plus performantes possibles», est-il écrit dans le mémo du New York Times. Et de citer l’exemple de la page d’accueil de The Verge, qui a été redessinée 53 fois en deux ans.
Ce que pense celui qui pose cette question : Que devrait-on changer pour survivre?
Réponse : Personne ne le sait. Une chose est sûre, les vieux modèles ne fonctionnent plus – paywalls, modèles basés sur les revenus publicitaires, applications payantes… Si, pour David Spiegel, de Buzzfeed, le salut figure dans le «native adversiting» – 40% des 10 milliards de dollars investis dans des publicités sur les réseaux sociaux d’ici 2017 -, pour Justin Ellis, du Nieman Lab, la clé pour fonder un modèle viable, c’est de récupérer toutes les données possibles sur son audience. «Qui sont vos lecteurs? Combien de temps passent-ils avec vous? Combien dépensent-ils pour vous? Où habitent-ils? Combien gagnent-ils?» Cela signifie avoir un système d’analyse des statistiques ultra performant. «Regardez Netflix», continue Justin Ellis. «Ils savent quelle série va plaire à leur audience, car ils vous connaissent très bien. Des centaines d’ingénieurs travaillent sur l’algorithme de Netflix pour encore mieux vous cerner et savoir quel programme ils vont vous proposer – parce qu’ils sont sûrs que vous allez le regarder».
Ce que pense celui qui pose cette question : Où pourrais-je travailler?
Réponse : Difficile de répondre à cette question en quelques lignes tant le spectre des employeurs est large – télévisions, chaînes d’information en continu, boîtes de production, agences de presse, sites de presse, pure-players et même nouveaux entrants comme Buzzfeed, Circa, et bientôt Briefme, le nouvel projet de Laurent Mauriac, ex-Rue89, ou NOD: News On Demand, un service de rattrapage de l’actualité développé par Marie-Catherine Beuth, ou encore GoMet, sur l’actualité de la métropole d’Aix Marseille Provence, créé par Amandine Briand, diplômée de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, lauréate de la bourse start-up de l’information de Google, pour lequel elle vient de recruter un journaliste, Jérémy Collado, ancien de sa promotion.
Les chiffres sur les secteurs où travaillent les journalistes disposant de la carte de presse en France sont peu fiables. Selon les statistiques de 2013, le plus gros des troupes travaillerait en “presse écrite” (66%), une catégorie un peu fourre-tout qui comprend la presse quotidienne nationale, la presse quotidienne régionale, les agences de presse comme Reuters ou l’AFP, mais aussi les sites d’informations des quotidiens et magazines ainsi que les pure players. Pas étonnant, donc, que cette catégorie fasse le plein, devant la télévision (14,8%), la radio (9,5%) et la production audiovisuelle (2,5%). Quant à la véritable part du numérique dans les embauches, elle est sous-estimée car, toujours selon ces statistiques de la CCIJP, la commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, ceux qui travaillent, par exemple, pour les sites de Radio France sont répertoriés dans la catégorie radio tandis que ceux qui produisent sur France TV Info figurent dans la catégorie télévision.
Ce que pense celui qui pose cette question : Eux ont l’air de réussir, et si on faisait pareil?
Réponse : Le New York Times est une licorne qui peuple l’imagination de nombreux responsables de rédaction, lesquels tentent de calquer leur stratégie éditoriale sur une utopie. Mais encore faudrait-il pouvoir comparer ce qui est comparable. Car qui a un service de 445 développeurs et la capacité de dédier une vingtaine de journalistes, encadrés le lauréat de deux prix Pulitzer, pour une application mobile comme celle lancée en avril, NYT Now? Malheureusement personne en France.
Ce que pense celui qui pose cette question : On en produisant déjà quand le numérique n’était pas encore né.
Réponse : L’infographie est en effet un format vieux comme l’imprimé. Mais elle fait florès en ligne grâce aux outils comme Datawrapper ou Infogr.am. Elle devient alors «embeddable», donc partageable… Si elle agrège des données, et les rend lisibles à grands renforts d’effets visuels, cela peut s’appeler de la data visualisation. Le pure-player Quartz en a fait l’un de ses ingrédients-clés, au point d’avoir développé en interne un outil appelé Chartbuilder pour permettre à des journalistes «dont les compétences sont limitées de créer des graphiques». «Savoir construire un graphique est une compétence requise pour faire partie des journalistes de la rédaction», estime Kevin Delaney, le rédacteur en chef de ce site dont la moitié des contenus publiés comportent des graphiques. Prochain enjeu pour l’infographie? La rendre mobile compatible.
Ce que pense celui qui pose cette question : Que veut dire «Web first»?
Réponse : «Web first, print later» (le Web d’abord, le print ensuite), peut-on lire sur le site de la Columbia Review. C’est l’idée de publier d’abord en ligne avant de songer à ce qui sera imprimé ou diffusé à l’antenne. Cela suppose, dans les médias traditionnels, une réorganisation totale du circuit de la copie avec des conférences de rédaction qui déterminent les contenus numériques à publier avant de décider de la nature des publications pour l’imprimé, l’antenne, etc. Cela suppose aussi une révision du management avec le recrutement de profils sachant diffuser, promouvoir, susciter le partage des contenus, parler le langage des journalistes et celui des développeurs et lancer des innovations à la fois éditoriales et technologiques.
Ce que pense celui qui pose cette question : Que veut dire «mobile first»?
Réponse : Si «Web first» signifie «Web first, print later», alors «mobile first» devrait signifier «mobile first, desktop later» (le mobile d’abord, le site ensuite). De fait, tous les signaux sont au vert pour que 2014 soit «l’année de la mobilité», comme l’a dit Isabelle André, présidente du Monde Interactif, lors du lancement de la nouvelle application du Monde. Pour l’instant, les rédactions traditionnelles ont tendance à faire les mêmes erreurs que lorsque le Web est arrivé, c’est-à-dire qu’elles dupliquent sur mobile ce qui existe déjà sur leur site d’informations, comme elles dupliquaient sur le Web ce qu’elles produisaient déjà pour l’imprimé. Or il faudrait sans doute, pour bien faire, proposer d’autres formats, et sans doute d’autres sujets aussi, pour le mobile que ce qui est publié sur le site. Avec, en plus, une rédaction dédiée au mobile.
Ce que pense celui qui pose cette question : Est-ce que l’évolution de notre profession va me plaire?
Réponse : Vu l’ampleur de la mutation du journalisme ces 10 dernières années, entre 2004 et 2014, on peut sans risque anticiper des bouleversements dans les pratiques et les usages au moins aussi extraordinaires pour la prochaine décennie. Au programme: cap sur le mobile, beaucoup de data, du journalisme sécurisé et la cohabitation avec des algorithmes. Plus sans doute d’autres expériences de consommation d’information qui ne sont pas encore nées.
Si j’ai oublié des questions à ce bingo, n’hésitez pas à me les signaler, sur Twitter ou sur Facebook.
Alice Antheaume
lire le billet«Où est passé le bon vieux temps où la substance de vos tweets était ce que vous disiez, et non ce sur quoi vous pointiez?», interpelle un étudiant américain qui a fondé FastBlink, une société de marketing sur les réseaux sociaux. Pour lui, trop de liens saturent l’espace en ligne, et ce, au détriment des «messages». Un phénomène qu’il qualifie, en anglais, d’«overlinkification».
Et si cette «overlinkification» ne concernait pas que les messages sur Twitter mais aussi les contenus journalistiques? Y a-t-il trop de liens sur les sites d’informations?
Regardons la colonne centrale de Le Huffington Post, lancé lundi 23 janvier en France. Elle comporte des liens, dès la page d’accueil, vers des actualités issues d’autres médias (voir ci-dessous). Comme ce contenu sur Jean-Claude Trichet remplaçant d’Arnaud Lagardère chez EADS, pointant sur lesechos.fr. Ou ce zoom sur trois projets de François Hollande, à lire sur lemonde.fr (le groupe Le Monde est actionnaire à 34% du projet Huffington Post en France).
Sur l’agrégation de contenus extérieurs directement sur la page d’accueil, il faut le voir comme un service rendu au lecteur – et un geste envers les médias cités. Ensuite, il y a l’enrichissement de liens à l’intérieur-même d’un papier. Oui, les contenus publiés en ligne gagnent à être enrichis de liens si 1. ceux-ci ne sont pas commerciaux et si 2. ils font l’objet d’un travail de sélection journalistique. A quoi bon diffuser un contenu sur le Net si celui-ci ne pointe pas vers les ressources, triées sur le volet, disponibles en ligne?
La recherche de liens pertinents fait partie intrinsèque du journalisme en ligne
Trouver un «bon lien», c’est-à-dire un contenu apportant un vrai complément d’informations, repéré à force de naviguer (Pierre Haski de Rue89 le fait à ciel ouvert sur Twitter cette semaine, en signalant un article du New York Times annonçant la victoire de Nicolas Sarkozy «à se garder sous le coude pour le 6 mai»), cela prend du temps. Parfois autant que d’écrire un article. Un article avec des «bons liens» = 10 ou plus contenus intéressants potentiels à portée de clic pour le lecteur.
Nombreux sont les sites d’informations qui pratiquent l’agrégation de liens comme sport national – dès le lancement du Drudge Report, en 1994, cela était déjà le cas. Ce «sport», Le Huffington Post le revendique, en se voulant une «combinaison de reportages originaux, commentaires, blogueurs, et… d’agrégation». Il s’agit de donner à voir «le meilleur du Web, pas ce que l’on produit, mais ce que les autres produisent», a insisté la fondatrice Arianna Huffington, lors de la conférence de presse.
Les liens automatiques
Sauf que…. les liens repérés dans les articles ne sont pas tous le fruit d’une recherche fouillée du journaliste. Certains sont des liens automatiques qui s’ajoutent sur des mots, au fil de l’écriture, comme c’est le cas sur le site du Christian Science Monitor. Cette publication utilise en effet, selon Poynter, un programme informatique qui insère des liens sur, par exemple, les termes Harvard et Twitter pour y lier de vieux articles du Christian Science Monitor. Mauvaise idée? Pour le référencement de la page et du site, non. Pour la progression de l’audience, priée de rester cantonnée à l’intérieur de ce même site, idem. Mais c’est le niveau 0 du journalisme en ligne.
Entre le trop et le pas assez
En outre, à partir de combien de liens estime-t-on qu’il y a trop de liens? Cela freine-t-il la lecture, voire la décourage? La réponse n’est pas écrite. Entre le trop et le pas assez, «il y a un équilibre à trouver pour les rédactions en ligne», reprend Justin Martin, de Poynter. «Offrir trop de liens peut conduire les lecteurs à s’interroger sur l’intégrité des références. Les ensevelir sous des liens qui ne ramènent qu’à son propre contenu est preuve d’amateurisme, et peut frustrer les consommateurs d’informations».
Aux étudiants de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, à qui l’on enseigne comment éditer en ligne, on suggère de trouver un «bon lien» par paragraphe. La règle n’est pas figée, il s’agit avant tout de donner un repère.
Sur une seule page article de Le Huffington Post, il y a près de 100 liens. Sur les mots ou phrases écrits dans les articles, mais aussi sur l’auteur de l’article, dont on peut suivre l’activité journalistique sur Facebook et Twitter, et sur les utilisateurs du site, parmi lesquels nos amis, dont on voit ce qu’ils lisent et ce qu’ils commentent. Résultat, des contenus remontent par la mécanique de la recommandation sociale (je lis ce que mes amis lisent).
Le lien, enjeu économique
C’est le principe d’utilité du réseau, mentionné dans Une Presse sans Gutenberg, de Bruno Patino et Jean-François Fogel (éd. Grasset) et théorisé par Robert Metcalfe, l’inventeur de l’Ethernet: «L’utilité d’un réseau est proportionnelle au carré du nombre de ses utilisateurs».
Sous ses airs de ne pas y toucher, le lien est devenu une denrée en or dans des espaces où l’on joue à saute-mouton entre les différentes informations. D’après une étude menée par Borchuluun Yadamsuren, une post-doctorante de l’Université de Missouri, aux Etats-Unis, nombreux sont ceux qui s’informent sans même le vouloir, juste parce qu’un lien vers une information traînait sur leur chemin en ligne. Un lien, et qui plus est un titre, qui a retenu leur attention, pendant qu’ils faisaient une requête sur Google, lisaient leurs emails, ou sur les réseaux sociaux. Ce sont les informations qui trouvent les lecteurs, plutôt que l’inverse.
«Le lien est au coeur de notre stratégie», m’explique Julien Codorniou, de Facebook. «Facebook, comme Twitter, s’apparentent à des lieux de découverte qui mènent à d’autres endroits où consommer de l’information».
Reliés par le lien
Bref, le lien, c’est un peu l’appel du maître de maison pour passer à table. Autour de cette table, qui désigne le lieu où l’on consomme des informations, il y aurait, pour adapter la terminologie de la chercheuse Yadamsuren, quatre types de publics:
Tous réunis par le sacro-saint pouvoir du lien…
Merci de partager cet article sur Facebook et Twitter!
Alice Antheaume
lire le billet