L’opération «Offshore leaks» en questions


Les investissements de Jean-Jacques Augier, trésorier de la campagne présidentielle de François Hollande, dans les îles Caïmans, cela provient du projet «Offshore leaks». La révélation des noms du Crédit Agricole et de BNP Paribas, qui conseillent à leurs clients de faire de l’optimisation fiscale, idem. Ces avocats suisses qui ont aidé leurs clients à préserver leur patrimoine du fisc,
c’est signé «Offshore leaks» aussi. Qu’est-ce que ce projet? Comment les journalistes enquêtent-ils sur ces fichiers secrets? Qui a donné les tuyaux? Est-ce le futur du journalisme d’investigation? Réponses ci-dessous.

Qu’est-ce qu’«Offshore leaks»?

C’est le nom d’une opération orchestrée par l’ICIJ, le consortium international des journalistes d’investigation, basé à Washington, qui implique 86 journalistes de 46 pays, réunis autour d’un objectif: enquêter sur les détenteurs de comptes dans des paradis fiscaux du monde entier.

Pourquoi le projet s’appelle-t-il «Offshore leaks»?

«Leak» signifiant fuite, en français, le nom de l’opération rappelle bien sûr Wikileaks, l’organisation qui a publié, en 2010, des câbles diplomatiques secrets en partenariat avec des grands médias internationaux,. «Le point commun avec Wikileaks, c’est que la base du travail repose sur des fichiers secrets», m’explique Vincent Fagot, rédacteur en chef adjoint au Monde.fr. «La différence, c’est que ces fichiers ne sont pas accessibles à tous en libre accès, notamment parce qu’ils sont incompréhensibles pour 99.9% des gens».

A quoi ressemblent ces fichiers secrets?

A une somme titanesque de données: près de 2,5 millions, dont des emails, des passeports scannés, des facturations, des certificats de toutes sortes, des lettres d’avocats, des tableurs. Les télégrammes de Wikileaks, «c’était du narratif, plutôt bien écrit par des personnes travaillant dans des ambassades», reprend Serge Michel, directeur adjoint des rédactions du Monde, «tandis que là, ce sont des données fragmentées et parcellaires qui n’ont pas de sens pour un lecteur».

Comment Le Monde a-t-il pu travailler sur ces fichiers?

Cela s’est passé en plusieurs temps. En novembre 2012, le ICIJ prend contact avec Le Monde, qui avait déjà publié deux de leurs enquêtes, pour leur proposer d’être partenaires d’une «opération sur les paradis fiscaux». Le Monde signe. Fin décembre, le ICIJ transmet au Monde un tableur Excel qui réunit, pour la France, 130 noms – le Guardian, également partenaire de l’opération, reçoit, lui, un autre tableur lié à l’Angleterre. Sur cette liste apparaît entre autres le baron Elie de Rothschild, pour lequel il est fait mention de 500 documents associés, mais qui ne sont pas consultables à ce stade, quand, pour d’autres noms, ne figurent que trois pièces. Les données sont en fait tenues secrètes dans une base verrouillée, qui n’est consultable que depuis Washington, le siège du consortium, ou Madrid. En janvier, Anne Michel, la journaliste du Monde qui enquête depuis plusieurs semaines sur le listing, se rend donc à Madrid pour consulter la base de données sous la supervision de l’ICIJ. Ce n’est qu’ensuite que cette base a pu être interrogée à distance, grâce à un moteur sécurisé mis en place en deux semaines par un développeur britannique mandaté par l’ICIJ.

Jérôme Cahuzac se trouve-t-il dans le fichier des 130 noms?

Non, assure l’équipe du Monde, qui a bien sûr essayé de chercher le nom de l’ex-ministre du Budget, ainsi que celui d’autres personnalités politiques, comme Nicolas Sarkozy, mais n’a trouvé trace ni de l’un ni de l’autre. Celà dit, cela ne veut pas dire grand chose, ajoute Serge Michel, car «vous avez vu la complexité du montage des opérations bancaires de Jérôme Cahuzac», qui passerait par un intermédiaire financier, Reyl & Cie, pour ouvrir un compte dit «omnibus» à l’UBS, lequel intègre les fonds de différents clients, dont les noms ne sont pas revélés.

Comment 86 journalistes travaillent-ils sur ce projet?

Ils peuvent se connecter sur un forum sécurisé, également mis en place par l’ICIJ, où ils peuvent échanger sur leurs enquêtes respectives. «Une fois qu’on a réuni tous ces reporters, on avait besoin de leur donner des outils pour fonctionner comme dans une équipe», détaille Marina Walker Guevara, directrice adjointe du consortium. «Nous avons beaucoup interagi avec les journalistes grecs, suisses et allemands», assure encore Serge Michel.

D’où proviennent ces fichiers?

C’est là que cela se complique car on ne connaît pas l’identité de la ou des personnes qui ont «volé» ces données, sans doute des ex-employés des sociétés CTL, basé aux îles vierges britanniques, et de Portcullis TrustNet, basé à Singapour. C’est Gerard Ryle, actuel directeur de l’ICIJ, qui a eu le tuyau lorsqu’il travaillait encore en Australie. En l’occurrence, un disque dur sur lequel étaient stockés ces 260 gigabytes de données. «Il est arrivé pour demander un job à l’ICIJ avec son disque dur sous le bras», raconte Marina Walker Guevara au Nieman Lab. L’idée de Gerard Ryle: profiter du réseau international de journalistes d’investigation de l’ICIJ pour passer au crible toutes ces données, un travail impossible à faire seul.

Est-ce conforme à la déontologie journalistique d’enquêter sur des fichiers volés?

Formellement, la déclaration des droits et des devoirs de Munich, de 1971, stipule que l’on ne saurait «user de méthodes déloyales pour obtenir des informations, des photographies et des documents». Or ce ne sont pas les journalistes qui ont dérobé les documents, ceux-ci les ont récupérés, comme souvent, par des sources motivées par le désir de vengeance, de règlement de compte, de dénonciation ou autre. C’est ce qu’il s’est passé, déjà, avec les enregistrements clandestins réalisés au domicile de Liliane Bettencourt par son majordome, et diffusés par Médiapart. Aux journalistes de faire en sorte que les révélations éclairent des faits plutôt que de servir les motivations de leurs sources, parfois obscures. Dans le cas d’Offshore leaks, l’enjeu est clair pour Le Monde. «Pouvoir raconter le fonctionnement des sociétés offshore nous paraît plus important que de faire la fine bouche sur l’illégalité de la source», justifie Serge Michel.

Pourquoi la révélation sur Jean-Jacques Augier est-elle sortie la semaine où ont eu lieu les aveux de Jérôme Cahuzac?

«Hasard du calendrier», répond Anne Michel, journaliste au Monde, qui explique que la date du 4 avril, jour où a été publiée l’histoire de Jean-Jacques Augier, a été fixée par l’ICIJ un mois auparavant. «Nous nous sommes rigoureusement tenus à cet embargo», reprend-t-elle, «nous travaillons sur cette affaire depuis des mois, il nous était impossible de savoir que M. Cahuzac allait passer aux aveux 48 heures avant notre première publication».

Quelle portée peuvent avoir les révélations d’«Offshore leaks»?

Le Monde a beau promettre de publier une dizaine de noms significatifs, il est trop tôt pour savoir quelle déflagration peuvent avoir ces publications. Des médias parlent de «pétard mouillé», d’autres rappellent que certains documents étaient déjà sortis il y a un an. Pour Vincent Fagot, du Monde.fr, les révélations ont une résonance particulière dans un contexte où, à cause de l’affaire Cahuzac, l’évasion fiscale se trouve au coeur de l’actualité et exige un repositionnement du gouvernement sur la question. En France, «c’est moins paillettes qu’en Russie, où des proches de Vladimir Poutine sont apparus dans le listing comme détenant des comptes secrets», dit-il encore. Mais «ce que l’on voit surtout, c’est qu’il y a un certain nombre de patrons de PME qui pratiquent l’évasion fiscale» et que l’on comprend mieux, à la lumière de ces données, comment ces détenteurs de comptes procèdent.

Les fondations sont-elles le futur du journalisme d’investigation?

L’organisation ICIJ est financée par des mécènes privés et des dotations individuelles, comme ProPublica, aux Etats-Unis, qui a gagné un prix Pultizer en 2010, ou comme Ciper (Centro de investigation periodística), au Chili. Tous sont des organisations qui financent des productions journalistiques sans en tirer profit. Aucune dépendance, donc, aux revenus publicitaires. Pas d’abonnements non plus. Un modèle qui se développe, encouragé aux Etats-Unis par des sponsors comme les fondations Bill Gates ou Knight, résolument tourné vers l’investigation à plusieurs mains et qui se veut… sans frontière. Une supra rédaction internationale?

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Alice Antheaume

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Nouvelles pratiques du journalisme: “Nous vivons un âge d’or”

Que retenir de la journée spéciale dédiée aux nouvelles pratiques du journalisme, organisée par l’Ecole de journalisme de Sciences Po et la Graduate school of Journalism de Columbia, le 10 décembre?

Voici les points clés de chaque intervention, d’Ariane Bernard, du nytimes.com, à Antoine Nazaret, de Dailymotion, en passant par Masha Rigin, du Dailybeast.com, Sarah Hinman Ryan, de Times Union, Nicolas Enault, du Monde.fr, Nicolas Kayser-Brill, d’Owni.fr, Michael Shapiro et David Klatell, de la Columbia, et Jean-François Fogel et Bruno Patino, de l’Ecole de journalisme de Sciences Po…

pdf Cliquez ici pour la lire synthèse de la journée en français

pdf Cliquez ici pour lire la synthèse de la journée en anglais

[Merci à tous les éditeurs de l’Ecole de journalisme de Sciences Po qui ont produit vidéos, photos, textes, live stream et tweets pendant cette journée marathon. Cet article a été rédigé d’après leurs notes et le “live”]

Ariane Bernard, home page producer, nytimes.com

Ariane Bernard, du NYT.com, le 10 décembre 2O10

Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna

  • 60 journalistes travaillent sur le site du nytimes.com, et 8 personnes (dont Ariane Bernard) s’occupent à plein temps de deux pages d’accueil, l’une internationale, et l’autre nationale. Hiérarchiser les informations, repérer des “urgents”, trouver le meilleur titre possible, sont quelques unes des tâches qui incombent au “home page producer”. Son terrain journalistique? Quelques pixels seulement, mais un vrai enjeu
  • Chaque mois, 33 millions de visiteurs uniques se rendent sur le site du New York Times
  • L’outil le plus utilisé en interne au nytimes.com? La messagerie instantanée, pour se coordonner, dit Ariane Bernard, en montrant à quoi ressemble son écran d’ordinateur à la fin de sa journée de travail. Un écran truffé de fenêtres de “chat” qui clignotent
  • Un conseil, dit Ariane Bernard, “gardez toujours un oeil sur la concurrence”. Ses collègues et elle-même surveillent ainsi, toutes les heures, les infos publiées sur la page d’accueil des sites concurrents
  • Plus une information devient importante, et aura des rebondissements, plus “vous cherchez à faire savoir à vos lecteurs que vous allez continuer à développer cette information”. Et qu’ils peuvent donc rester connectés
  • Difficile de savoir si une secousse sismique doit faire l’objet d’une “alerte”, confie Ariane Bernard. “Je ne suis pas géologue, il est complexe de savoir, dans la minute où il se produit, s’il s’agit d’un tremblement de terre important ou pas”. Pour Haïti, en l’occurrence, c’était d’une importance majeure, comme en témoigne le résultat en ligne

Masha Rigin, spécialiste du référencement (SEO), thedailybeast.com

Masha Rigin, de thedailybeast, le 10 décembre 2010

Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna

  • Le rôle de Masha Rigin? Rendre plus visibles les contenus des journalistes de thedailybeast.com sur les moteurs de recherche. Cela s’appelle du SEO (Search Engine Optimization) ou référencement en français. “C’est du marketing très spécifique”, précise Masha Rigin
  • En tant que journaliste, il faut “anticiper ce que les utilisateurs vont chercher sur Google, et avec quels termes ils vont faire leurs requêtes, afin d’utiliser ces termes dans le titre de votre article”, conseille-t-elle. Précision: “nul besoin de faire de titres drôles ni spirituels”
  • Pour identifier les mots-clés les plus populaires, Masha Rigin préconise d’utiliser Google Trends
  • Dans le vocabulaire d’une spécialiste du référencement, figure cette drôle d’expression, “la densité des mots-clés”, ou “keyword density”. C’est-à-dire le nombre de fois qu’un mot-clé est mentionné dans l’article, comparé au nombre de mots constituant cet article. Conseil de Masha Rigin: “utilisez un mot-clé au moins une fois par paragraphe, et si possible, de façon rapprochée”. Cf ce W.I.P. Comment le SEO impacte-t-il l’écriture journalistique?
  • Les journalistes du numérique le savent bien: les articles doivent être truffés de liens, suppléments d’informations offerts aux lecteurs. A la fois de liens vers l’intérieur (vers d’autres articles du même média) et vers l’extérieur (vers des contenus de médias concurrents, vers des blogs, ou des vidéos, etc.) “La haute densité de liens, disposés sur des mots-clés ou des portions de phrases importantes, augmente le ranking de votre article”
  • Quant aux vidéos et aux photos, elles doivent être nommées une par une, avec le crédit et la légende (Qui est sur la photo/vidéo? Quand? Où? En quelles circonstances? Qui a saisi la scène?). “Sinon, elles n’existent pas pour Google. Et ce serait dommage car elles représentent une source de trafic de plus en plus importante”
  • “Le journalisme change sans cesse puisque l’algorithme de Google change sans cesse”

Nicolas Enault, coordinateur de l’audience, lemonde.fr

Nicolas Enault, du Monde.fr, le 10 décembre 2O1O
Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna
  • Pour Nicolas Enault, la journée de travail commence par de la “veille” sur ce que fait l’audience sur le site du Monde.fr. De la veille à la fois quantitative (volume et statistiques) et qualitative (qu’est-ce que les abonnés du Monde.fr disent?). Et c’est par ces sujets que s’ouvre, chaque jour, la conférence de rédaction de l’équipe Web
  • Environ 5.000 expressions d’abonnés par jour
  • 110.000 abonnés au Monde.fr
  • 1.300 commentaires par jour sous les articles du Monde.fr
  • La typologie des commentaires des abonnés? Il y a quatre catégories: 1. Les opinions, qui constituent la majorité des réactions 2. Les corrections des lecteurs (factuelles et orthographiques) 3. Les questions (sur le traitement de l’information et sur des points non compris) 4. Les travaux d’investigation des lecteurs
  • 8.000 blogs hébergés par lemonde.fr, dont 50 “stars” qui ont été démarchées par la rédaction Web et produisent le plus de trafic
  • Au quotidien, Nicolas Enault est aussi en liaison avec des journalistes du Monde imprimé. Ceux-ci ont parfois du mal à comprendre (ou accepter) que leurs articles cohabitent avec des chroniques produites par les abonnés, lesquelles ne devraient pas, selon eux, être confondues avec des contenus journalistiques
  • Parmi les questions les plus souvent posées par les journalistes du journal du soir à Nicolas Enault, celle-ci: comment fait la distinction entre Facebook et un blog?
  • Nicolas Enault livre un exemple d’interaction entre les abonnés et l’actualité via la création d’un livre d’or recensant les mots de soutien des internautes à Ingrid Betancourt après sa libération, le 3 juillet 2008. En tout, lemonde.fr a récolté plus de 7.000 mots. Et n’en a gardé que 2.500 après modération

Michael Shapiro, professeur de journalisme, cours de «city newsroom», Graduate School of journalism, Columbia

Michael Shapiro, professeur de journalisme de la Columbia, le 10 décembre 2O1O
Crédit photo: DR/Alexandre Marchand
  • “L’irruption du Web est une révolution, mais une révolution positive”, commence Michael Shapiro. Car de nouveaux postes sont créés sur le Web et aussi sur l’imprimé – Newsday, par exemple, est en train de recruter 33 journalistes. La presse ne doit pas être complètement morte”
  • Le nombre de journalistes continue de grandir aux Etats-Unis. “Or plus on embauche, plus la compétition entre journalistes a lieu. Or plus la compétition a lieu, meilleurs les journalistes sont”
  • Il faut apprendre à s’adapter, dit Michael Shapiro. Et surtout à s’adapter aux nouvelles technologies
  • Dans son cours de “city newsroom”, Michael Shapiro aide les étudiants de la Columbia à créer du contenu sur le blog Brooklyn Ink. Il s’agit d’y raconter des histoires de différentes façons, “c’est une plate-forme d’expérimentation journalistique”
  • Deux étudiants se chargent de l’édition de ce site, ils en sont responsables et doivent s’assurer que ce qui y est produit est bien publiable. Depuis trois ans que ce site existe, il n’y a eu aucune plainte pour diffamation, assure Michael Shapiro
  • Brooklyn Ink récolte 10.000 visiteurs uniques par semaine
  • “Nous vivons un âge d’or du journalisme. Mon métier, c’est de dire aux étudiants allez-y, expérimentez, mais ne faites pas d’erreur. Soyez professionnels et responsables de ce que vous faites”
  • Crédit vidéo: Daphnée Denis

David Klatell, professeur de journalisme, responsable de l’international, Graduate School of journalism, Columbia

  • Le journalisme a-t-il besoin d’innovation? Peut-être, mais David Klatell, professeur de journalisme à la Columbia, n’en est pas convaincu. Selon lui, “toutes les rédactions du monde se ressemblent: des journalistes, des écrans, des téléphones, des ordinateurs. Mais ils fabriquent tous un produit différent”
  • Et si l’innovation journalistique n’était qu’une réponse à la crise? “L’Argentine et le Brésil, par exemple, n’ont pas eu à faire face à la crise, donc ils n’ont pas cherché à y apporter de réponse. Alors que le Brésil souffre d’un système de distribution de journaux insatisfaisant, c’est à se demander s’il faut une crise pour innover”
  • L’innovation journalistique n’est-elle qu’une préoccupation occidentale? “Ici, c’est facile pour vous, reprend David Klatell. Il suffit d’un ordinateur portable, de la 3G, et vous êtes opérationnels. Dans d’autres pays, les jeunes générations doivent trouver d’autres solutions pour consommer (voire produire) des informations”

Crédit: DR/Hugo Passarello Luna

Crédit photo: DR/Hugo Passarello Luna

Sarah J. Hinman Ryan, directrice du pôle investigations et recherche d’informations, Times Union

  • A Times Union, un journal situé à Albany, à côté de New York, Sarah Hinman Ryan dirige le pôle de recherches et d’investigations. En clair, elle vérifie toutes les données et les faits avant publication
  • Non, son quotidien ne ressemble pas à celui d’une documentaliste. Elle fait du “fact checking” à grande échelle. Au bureau, elle travaille sur trois écrans à la fois: l’un pour Google, le deuxième pour Facebook, et le troisième pour “tout le reste”, y compris les bases de données américaines comme Nexis. Chercheuse d’infos, oui, journaliste, non
  • “Pour trouver et vérifier des données sur des personnes, je me sers des réseaux sociaux. C’est fou tout ce que les gens mettent en ligne sur eux-mêmes!” Mais ce serait trop simple. Pour bien enquêter sur des humains, “il faut comprendre leur façon de penser (et donc, d’avoir disséminer des infos, ndlr), c’est presque de la psychologie”, reprend Sarah Hinman Ryan
  • “Plus le nombre de sources et d’informations disponible augmente, plus celles-ci deviennent compliquées à traiter, et plus le besoin de faire des recherches et de vérifier les infos se fait sentir”, dit Sarah Hinman Ryan, pour qui l’algorithme de Google devrait créer des emplois: “Plus on a Google dans la vie, plus on a besoin de professionnels pour fact checker. Car on doit toujours douter de ce que l’on trouve en ligne. En outre, Google ne suffit pas car vous ne trouverez pas les 1.000 années d’histoire de France en un clic”
  • “Si vous ne trouvez pas une information sur le Web, ce n’est pas qu’elle n’existe pas, c’est que vous ne la voyez pas”
  • “S’il n’y avait ni crime ni meurtre, il n’y aurait pas (ou peu) besoin d’investigation”, insiste Sarah Hinman Ryan
  • Récemment, elle a contribué au projet Dead by mistake (mort par erreur en VF), et a notamment élaboré une base de données pour connaître le niveau de fiabilité de l’hôpital le plus proche de chez vous. Un résultat récompensé par le prix de la meilleure enquête, attribué par la Société américaine des journalistes professionnels (SPJ)

Madhav Chinnappa, directeur stratégique des partenariats, Google News, ex BBC News

  • Madhav Chinnappa est désormais “le visage de Google News en Europe” depuis 4 mois, après avoir passé 9 ans à BBC, et quelques années aussi chez Associated Press. “Quand je travaillais à la BBC, je négociais avec Google News, maintenant, je suis de l’autre côté. Je comprends mieux.”
  • Google News a été créé en 2001 par des ingénieurs qui trouvaient qu’à l’époque “c’était trop dur de trouver des informations sur le Web en temps réel”
  • Google News rassemble plus de 50.000 sources et son algorithme repose sur plus de 100 critères
  • “Avant, nous ne parlions que de contenus. Maintenant, il s’agit de contenus + audience + technologie”, reprend Madhav Chinnappa
  • Comment Google peut-il inclure la sérendipité (les heureux hasards qui font que l’on trouve des pépites sur le Web) dans son algorithme? “Nous travaillons dessus”, assure Madhav Chinnappa. En effet, Google News est en train d’évoluer vers de nouvelles façons (humaines) de sélectionner des informations. Ainsi, pour l’application Fast Flip, qui présente une série d’articles sous forme d’une page de magazine et permet de les feuilleter comme sur un journal papier. En outre, aux Etats-Unis, Google a fait appel aux éditeurs de Slate.com pour choisir les informations susceptibles d’intéresser l’audience de Google News
  • L’industrie du journalisme n’a pas un problème de journalisme, mais un problème de modèle économique”, diagnostique Madhav Chinnappa. “Les journalistes ne doivent pas avoir peur de Google. Nous essayons d’être une force positive et voulons travailler avec les éditeurs pour essayer de résoudre les problèmes économiques des médias”

Nicolas Kayser Brill, journaliste de données, statisticien, Owni.fr

nkbCrédit photo: DR/Hannah Olivennes

  • Un journaliste de données (ou data journalist), c’est quoi? Au quotidien, Nicolas Kayser Brill tente de regrouper des données, souvent détenues par les collectivités locales – qui ne savent pas toujours comment ni pourquoi les partager – et les mettre en scène de la meilleure façon possible, afin que le résultat puisse être lu par le public
  • Pourtant, sur Owni, pas de pression liée aux statistiques: “Nous cherchons à diffuser nos projets (c’est-à-dire à vendre des applications créées par l’équipe d’Owni à d’autres médias) plutôt qu’à accroître notre audience sur notre propre site”
  • Parmi les autres fonctions quotidiennes de Nicolas Kayser Brill, figure l’aspect “évangélisation” des potentiels “clients”. Via des déjeuners et rendez-vous, il promeut la transparence des données (sur la population de telle ou telle localité, sur l’activité des députés, etc.) auprès d’hommes politiques et d’activistes. C’est la partie “lobbying” de son travail. “Ceux qui détiennent les données ont besoin d’être formés”
  • Et l’indépendance d’Owni? Y a-t-il conflit d’intérêts entre l’éditorial d’un côté et la réponse aux commandes des clients de l’autre (créations de sites Web, d’applications, etc.)? A cette question, Nicolas Kayser Brill répond qu’Owni est plus indépendant que les autres car il n’accueille aucune publicité, donc n’a pas besoin de répondre aux demandes des annonceurs. Et il est détaché de l’impératif de faire l’audience. Un autre poids en moins. Quant au partenariat entre Owni et Wikileaks, c’est un échange “non commercial”, rappelle Nicolas Kayser Brill
  • Owni veut toujours être le “ProPublica” à la française – cf ce W.I.P. intitulé Tentative d’identification d’Owni


Crédit vidéo: Diane Jeantet

Antoine Nazaret, éditeur des contenus vidéos «news», Dailymotion

  • “Personne n’a de carte de presse chez Dailymotion” et pourtant, la plate-forme française de vidéos a un service édition de contenus comme décrit dans ce W.I.P., un rédacteur en chef et même des conférences de rédaction hebdomadaires pour décider de quelle vidéo mettre en avant. Cependant, “les conférences de rédaction sont plus consensuelles à Dailymotion que dans un média”
  • La page d’accueil de Dailymotion repose sur une éditorialisation faite à la main. “Nous avons pris de le parti d’une intervention humaine pour sélectionner les contenus”. Pourquoi? Antoine Nazareth donne trois raisons: 1. Pour montrer la diversité des contenus présents sur le site 2. Pour ajouter de la valeur au site par une sélection humaine 3. Pour se différencier des concurrents (YouTube repose sur un algorithme automatique)
  • “Nous nous sommes beaucoup battus pour affirmer notre droit à une action éditoriale”, reprend Antoine Nazaret. Reste que Dailymotion n’est pas producteur de contenus. “Vous ne trouverez aucune caméra chez nous”
  • La page des vidéos “news” (actualités et politique) de Dailymotion est la deuxième chaîne la plus regardée du site, avec près de 3 millions de visites mensuels (chiffre Nielsen) – relire le compte-rendu de la master class de Martin Rogard, directeur de Dailymotion, fait par les étudiants de l’Ecole de journalisme
  • 500 vidéos de la chaîne “news” sont envoyées chaque jour par les internautes sur Dailymotion
  • L’éditing des vidéos compte: “Ce que l’on doit vraiment soigner dès le début, c’est la preview (image d’appel, ndlr) de la vidéo ainsi que son titre et sa description”, prévient Antoine Nazaret. La “preview”, c’est le “premier critère de clic” pour un internaute
  • L’audience, même sur Dailymotion, demande des rendez-vous réguliers sur les contenus. “Nous avons recréé une quasi grille de programmes”, dit Antoine Nazaret
  • A la question “quelle différence fait Dailymotion entre un média et un homme politique, qui envoient tous les deux du contenu sur Dailymotion?, Antoine Nazaret ne fait pas dans la dentelle: “Aucune différence, l’homme politique est un diffuseur de contenu comme un autre”

Jean-François Fogel, professeur associé à l’Ecole de journalisme de Sciences Po

  • “Nous vivons à une époque formidable. Toutes les générations de journalistes n’ont pas la chance de voir naître un média, le Web, et le journalisme qui y est associé”
  • Les mêmes tâches journalistiques sont là (chercher une information, la trouver, la vérifier, la publier), mais tout a été métamorphosé, à la fois dans les outils et dans les pratiques

Bruno Patino, directeur de l’Ecole de journalisme de Sciences Po

  • “Nous réfléchissons au futur du journalisme, mais au présent aussi, pour mieux adapter notre formation aux étudiants”
  • Au final, “le journalisme s’adapte plus vite que l’industrie des médias”

AA

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Les trois préoccupations des Assises du journalisme 2010

Les Assises du journalisme, 4e du nom, se sont tenues pendant trois jours à Strasbourg. Que faut-il retenir de la trentaine de débats/tables rondes qui ont eu lieu (1)? Résumé en trois points.

>> Pour voir les photos, c’est ici >>

1. L’AFP en «mutation»

Sur le programme des Assises du journalisme, les organisateurs ont annoncé une «carte blanche à Emmanuel Hoog, président de l’AFP, et Philippe Massonnet, directeur de l’information de l’AFP: quel avenir pour les agences de presse face aux révolutions numériques?». Ceux-ci ont choisi de se livrer à une énumération des «chantiers» de l’AFP.  Dont le sport, la nécessaire internationalisation, et le développement de la présence numérique… Emmanuel Hoog en a fait une priorité. Et il insiste: on ne pourra plus dire «l’AFP sur Internet, jamais».

Plus loin, la question du statut de l’AFP, inchangé depuis 1957 (actuellement, c’est un organisme sans capitaux ni actionnaires), se pose toujours. Le ministre de la Culture et de la Communication Frédéric Mitterrand a redit, au début du mois de novembre, que le statut de l’AFP était «obsolète par rapport au fonctionnement des agences à travers le monde», à savoir Reuters et Associated Press, ne disposant pas «de l’organisation juridique, ni des moyens capitalistiques ni de l’organisation qui lui permettrait de faire face à ces enjeux (la mondialisation, ndlr)». Pour Emmanuel Hoog, l’AFP doit «arriver à reconstruire une politique de partenariat avec la presse française». Laquelle représente désormais moins de 10% du chiffre d’affaires global de l’AFP, relève celle-ci dans une dépêche consacrée au sujet.

Réformer? «Je ne suis ni député ni sénateur, répond Emmanuel Hoog, cité sur le blog Médiatrend, et changer le statut de l’agence implique une intervention du législateur». Ce sera chose faite, dès que sera présentée – «prochainement», a dit le gouvernement – une proposition de loi pour réformer le statut de l’AFP, en la dotant de capitaux.

2. L’information en temps réel pointée du doigt

Aux Assises du journalisme, l’ambiance était à la dichotomie: d’un côté, le temps réel, les flux d’information sur le Net, les contenus diffusés sur les réseaux sociaux. De l’autre, les contenus de qualité, l’investigation, le temps du recul et de l’analyse. «L’immédiateté numérique nous bouscule tandis que la compression économique nous accule, plaide dans son éditorial Jérôme Bouvier, le président des Assises du journalisme. C’est dans le moment entre l’info reçue et l’info rendue que se joue pourtant l’acte d’informer. Tous ceux qui rêvent de l’abolir, de le réduire à rien, sont les assassins de nos métiers, de nos médias, de l’information de qualité.»

Or, l’expérience sur les sites d’informations montre que si, c’est possible de faire de l’investigation tout en couvrant l’actualité en temps réel.  Le temps de l’immédiateté et celui de l’analyse ne sont pas irréconciliables, ils existent et se complètent déjà. C’est même tout l’enjeu du journalisme numérique. Lequel n’est pas, contrairement à ce qui bruisse ici ou là, qu’un journalisme «assis» ou de desk. Avec la contrainte du temps qui se resserre, les journalistes Web trouvent des façons de travailler inédites, comme décrit dans ce W.I.P. sur la «rédaction secrète du Web français», pour à la fois donner l’information le plus vite possible, par exemple avec un «urgent», et la développer, via des décryptages, des reportages, des enquêtes, pour expliciter l’enjeu de ce qui n’était encore, quelques heures plus tôt, qu’un «urgent» rédigé en quelques lignes.

3. L’éthique de la profession, mise à jour ou pas?

Ménages, propos internes aux rédactions ayant fuité sur les réseaux sociaux, limite à la diffamation, concentration industrielle… tous les sujets évoqués aux Assises du journalisme posent, de près ou de loin, la même question: faut-il redéfinir la charte de déontologie des journalistes? Et faut-il créer un Conseil national de l’Ordre pour les journalistes, comme cela existe pour les médecins et les avocats? Débattue lors de plusieurs conférences, cette interrogation n’a pas trouvé de réponse pour l’instant.

Jusqu’à présent, deux textes sont en vigueur dans la profession. D’une part, la Charte des devoirs professionnels des journalistes français, créée en 1918, et d’autre part, la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, qui date de 1971. Désormais, un code rédigé par Bruno Frappat, chargé d’un groupe de travail sur l’éthique journalistique lors des Etats généraux de la Presse écrite, en 2008, circule… Mais ne fait pas l’unanimité, comme le souligne cet article de Libération, «L’éthique, ça gratte». Et cela risque de continuer à gratter.

AA

(1)  J’intervenais pour ma part à une table ronde sur «faut-il former les journalistes au personal branding?» en compagnie de Vincent Glad, Eric Mettout, Xavier Ternisien, et Marc Mentré, dont l’émission «L’Atelier des médias» s’est fait l’écho.

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