Deux semaines en «mission» aux Etats-Unis, une quinzaine de visites dans des rédactions dont le Washington Post, NPR, Fox News, CNN, Politico, Bay Citizen, et des rendez-vous auprès des entreprises de nouvelles technologies, dont Google et Twitter. Quel bilan? Quelles tendances relever? Quels sujets préoccupent les journalistes américains? Quels sont les nouveaux usages qui émergent? Résumé.
En décembre dernier, le New York Times a supprimé ce poste créé un an et demi plus tôt, occupé par Jennifer Preston, qui est désormais retournée au pôle reportages. Pour Preston, interrogée par le site Poynter, la création d’un poste de «social media editor» est une étape dans la vie d’une rédaction, mais une étape temporaire. «Les réseaux sociaux ne peuvent pas appartenir à une seule personne. Cela doit faire partie du travail de tous les journalistes et faire partie du processus éditorial et de la production existante.»
Cindy Boren, social media editor dédiée aux sports pour le Washington Post, sait bien que cette phase n’est pas éternelle. «La suppression du poste de social media editor au New York Times signifie qu’il faut que tous les journalistes se mettent aux réseaux sociaux, pas seulement les “social media editors”. Car les réseaux sociaux, c’est de l’actu pour tous les reporters.» Et elle le prouve: «L’histoire des 400 spectateurs du Super Bowl qui n’ont pas eu de places assises a commencé sur Twitter. Et c’est devenu une polémique énorme, que l’on a racontée et qui a fait partie de nos “top stories”».
Il y a un an, les rédactions anglo-saxonnes complétaient voire rééditaient leur charte déontologique pour statuer sur la posture journalistique à tenir sur les réseaux sociaux. Le New York Times interdit alors aux rédacteurs du pôle «news» d’écrire des messages trop «éditorialisants» sur les réseaux sociaux, afin de ne pas empiéter sur le territoire du pôle «opinions». Reuters préconise que ses journalistes se créent deux comptes distincts sur Twitter. L’un à usage professionnel, «pour agréger de l’information et construire un réseau», l’autre à usage personnel, où les journalistes doivent indiquer qu’ils travaillent à Reuters, mais que leurs messages ne reflètent pas l’avis de leur employeur et où ils n’écrivent rien qui puisse être dommageable à leur employeur.
Désormais, l’unanimité est de mise dans toutes les rédactions américaines, qui appellent leurs journalistes au bon sens. Et répètent cette maxime: «Ne dites par sur les réseaux sociaux ce que vous ne diriez pas à l’antenne/à l’écrit.» Même chez Twitter, qui ne fait pourtant pas partie des éditeurs, on réfléchit avant de tweeter. En témoigne un tableau, accroché dans le hall du réseau social, situé à San Francisco, qui martèle «google before you tweet, think before you speak» (faites une recherche sur Google avant de tweeter, réfléchissez avant de parler).
Dites Twitter et tous les journalistes s’enthousiasment. Dites Facebook et les mêmes regardent leurs chaussures. Pourquoi? Parce qu’ils négligent le second au profit du premier. «Il faut que je m’y remette», confient-ils le plus souvent. D’autant qu’ils voient bien qu’il y a beaucoup plus d’interactions possibles avec le grand public sur Facebook que sur Twitter. En effet, selon une récente étude d’eMarketer, un internaute américain sur deux est sur Facebook, soit 132,5 millions de personnes (42% de la population américaine), contre 20 millions d’Américains sur Twitter (7% de la population des Etats-Unis).
Andy Carvin, responsable des réseaux sociaux pour NPR, remarqué pour sa couverture des révolutions arabes sur Twitter, a cette formule: «Nous, journalistes, ne sommes nous-mêmes que des visiteurs sur Facebook. Nous n’avons pas de règles très précises, les commentaires affluent, nous ne les modérons pas.»
Le Nieman Lab, le laboratoire d’Harvard qui décrypte l’impact de la révolution numérique sur le journalisme, l’écrit: et si les réseaux sociaux devenaient le nouveau SEO (search engine optimization, en VF)? Comprendre: après que les moteurs de recherche comme Google ont été les plus gros fournisseurs de trafic des sites d’informations, les réseaux sociaux se font leur place en tant que pourvoyeurs d’audience. Sur Politico, les réseaux sociaux apportent entre 10 et 15% du trafic général du site chaque jour. Sur NPR.org, le site de la plus grosse radio des Etats-Unis, 7% de l’audience est fournie par Facebook. Des chiffres qui devraient croître encore – d’ici 2013, il pourrait y avoir 62% de la population américaine sur le réseau fondé par Mark Zuckerberg.
«Je pense que nous serons bientôt arrivés au point où les réseaux sociaux fourniront plus de trafic aux médias que le “search”», écrit Joshua Benton, le directeur du Nieman Lab. Et cela pourrait modifier la façon de produire des informations. «Les journalistes vont changer, de façon subtile, le type de contenus qu’ils réalisent afin d’encourager le partage de ceux-ci». Comment? En s’appuyant sans doute sur des éléments qui poussent les internautes à recommander sur Facebook des articles, ou à les poster sur Twitter. D’après les premières observations, les informations provocantes, émouvantes, et «positives» ont plus de chance de circuler sur les réseaux sociaux que des contenus jugés neutres.
Si la consultation des statistiques en temps réel est souvent considérée comme une pratique taboue dans les rédactions américaines, en revanche, savoir quelles sont les heures pendant lesquelles les sites d’infos génèrent le plus de trafic s’avère très répandu. Et est considéré comme fondamental.
Aux Etats-Unis comme en France, le trafic d’un site d’infos est calqué sur une journée de travail. Enorme audience en début de matinée et lente érosion jusqu’à la chute de 18h, heure à laquelle nombreux sont ceux qui quittent leur travail. «Sur le site du Washington Post, notre “prime time”, c’est 7h-17h, reprend Cindy Boren. Sauf pour le sport, qui marche bien les soirs, le dimanche et le vendredi, pile quand l’audience du reste du site plonge.»
Ainsi, «le temps de travail devient aussi le temps de s’informer», explique Pablo Bockowski (1), chercheur à l’Université de Northwestern et auteur de News at Work, cité par le blog AFP Médiawatch. Pour lui, il y a un lien entre la consommation d’informations en ligne et utilisation des ordinateurs de bureau. Quant aux infos consultées via mobiles, elles seraient surtout consultées avant et après les journées de travail, c’est-à-dire plus tôt le matin et plus tard le soir.
Puisque la consommation d’infos en ligne culmine le matin, l’obsession des rédacteurs en chef, c’est de ne surtout pas prendre de retard pour couvrir l’actualité, car un démarrage en retard ne se rattrape pas, et «plombe» la journée entière. Bill Nichols, le directeur de la rédaction de Politico, le sait: «Si nous avons la main sur une information dès le matin, nous la garderons toute la journée», avec les développements successifs publiés à l’heure (et l’audience qui va avec).
Faire payer des contenus produits par des journalistes, pourquoi pas? Dans les rédactions américaines, les journalistes n’y semblent a priori pas opposés. Sauf dans un cas: lorsque les contenus en question ont d’abord été en accès libre, avant de, «pour une raison ou une autre», devenir payants. «C’est ridicule de changer de stratégie en cours de route. Une fois que tu as relâché le génie de sa bouteille, tu ne peux plus l’enfermer à nouveau», résume l’éditeur Martin G. Reynolds, du groupe Bay Area News.
Sur le site de NPR, ses applications iPhone, iPad et Android, toute la production est en open source, outils, systèmes et contenus. «Tout le monde peut se servir de ce que l’on produit», insiste Andy Carvin, de NPR. La rédaction dit être fière de faire «l’exact opposé» de ce que font Rupert Murdoch et le New York Times, lesquels installent des murs payants.
D’ordinaire, dans les rédactions traditionnelles, les équipes techniques et éditoriales vivent dans des mondes opposés, ne parlent pas le même langage, et ne sont parfois même pas dans les mêmes locaux. Ce qui ne facilite pas la communication et l’avancement des projets. Désormais, les nouvelles organisations ont compris qu’en ligne, il ne pouvait plus y avoir de barrière. Développeurs et journalistes doivent avancer de concert sur les projets, pour une alchimie innovante entre technologie et contenus.
Une formule que l’équipe de Bay Citizen, un site lancé l’année dernière, a fait sienne. Autour de la table, dans leurs bureaux de San Francisco, des éditeurs d’infos et de vidéo, des responsables de communauté, un rédacteur en chef et des développeurs. «Tout le monde ici est journaliste, lance l’un des membres de l’équipe. Les développeurs ne font pas que taper du code, ils jouent un rôle crucial dans l’éditorial. Il est capital pour nous que les liens soient très forts entre l’équipe technique et l’équipe éditoriale. Hors de question d’avoir un prestataire de services extérieur (à la rédaction, ndlr) qui ne comprendrait pas les contenus sur lesquels nous travaillons.»
Pour suivre l’actualité dans les pays arabes, les sites d’infos généralistes, en Europe et aux Etats-Unis, ont mis en place une couverture médiatique inédite, réactualisée en permanence via une nouvelle narration. Une narration qui agrège du texte, des photos, des vidéos, des messages sur les réseaux sociaux. Une narration interactive. Une narration qui évolue en temps réel. Les professionnels du numérique appellent cela des «lives», ces formats éditoriaux qui permettent de suivre, minute par minute, les derniers développements sur les soulèvements ou toute autre actualité à l’instant T.
C’est un changement de paradigme, pour les éditeurs et aussi pour les réseaux sociaux. Othman Laraki, le directeur de la géolocalisation et de la recherche sur Twitter, le constate aussi: «partout où notre croissance a pu débuter, c’est parce qu’il s’est passé, dans l’actualité, de l’instantané» qui se raconte en… «live».
Une nouvelle narration qui semble dicter la (nouvelle) donne au géant Google. Le modèle «un lien = une histoire est vieux voire dépassé. Maintenant, il faut comprendre qu’un lien = plusieurs histoires», décrit un responsable de Google News. Rude tâche pour le robot de Google, appelé «Crawler», chargé de scanner les pages Web pour savoir de quoi elles parlent et ensuite pouvoir les référencer. Le problème du Crawler, c’est de pouvoir photographier un format «live» alors que celui-ci, par définition, n’est pas statique, et évolue d’une minute à l’autre. «Nous essayons d’accélérer la vitesse du Crawler», assure-t-on chez Google, qui rappelle qu’à ses débuts, en 2006, l’algorithme de Google News n’était «rafraîchi que toutes les heures, quand maintenant, il l’est toutes les minutes, et qui sait? Demain, il le sera peut-être toutes les secondes.»
Alice Antheaume
(1) Pablo Bockowski donnera une master class ouverte au public à l’Ecole de journalisme de Sciences Po, jeudi 17 mars.
lire le billetUn immense hangar fait de taule et de marbre noir, une pub pour un soda sur le parking attendant, trois studios de télévision à l’intérieur, des «doughnuts» de toutes les couleurs dans le couloir, et un plateau pour y loger plusieurs pôles de journalistes. Me voici au coeur de l’une des rédactions locales de Fox News, à Dallas. Celle-ci produit chaque matin sur la télé Fox 4 une matinale, «Good Day Dallas», des informations sur la région, et un site Web pas comme les autres.
Le site Web de cette filiale de Fox News n’a pas l’ampleur ni l’influence de son grand frère (le site de Fox News attire 25 millions de visiteurs par mois, moitié moins que CNN.com, et a plus d’1 million de fans sur Facebook). Et pourtant, il s’appuie sur des formats éditoriaux et une organisation du travail efficaces. Pour l’équipe, réduite, c’est malheureusement le résultat des coupes budgétaires: «On nous a demandé de faire plus avec moins».
Une sorte de Ustream sur le site
La spécificité de ce site? Diffuser un (ou des) flux vidéo en live, montrant, au choix, le trafic sur les routes du coin, la météo, l’émission télé du moment et/ou – et c’est le plus fascinant – des images filmées à bord de l’hélicoptère dont Fox News partage les coûts avec d’autres rédactions comme NBC via un système appelé «local news service», pour faire des économies. Les Français ont découvert ce type d’images en 1994, lors de l’affaire OJ Simpson, un ex joueur de football américain souçonné d’avoir tué son ex-femme et son ami, et qui a tenté de fuir à bord d’une voiture blanche, suivi par la police. Une course filmée par un hélicoptère, puis deux, puis dix, pour une couverture médiatique d’anthologie.
«Nous avons des caméras partout, il suffit de regarder là où il se passe quelque chose», m’explique Alice Wolke, productrice pour le Web, qui dispose devant son bureau d’un moniteur avec plusieurs boutons, chaque bouton correspondant à une caméra. Pour changer de flux vidéo, il lui suffit de presser l’un des boutons. Comme dans la cellule sécurité de la RATP. Soudain, sur son écran de contrôle, des policiers, filmés par l’hélicoptère, s’attroupent autour d’une maison du coin. Ils en font sortir un individu, qu’ils menottent et font marcher jusqu’à leur voiture.
Un homme qui tire des coups de feu, à l’instant T
«Cet homme tirait des coups de feu tout seul, et apparemment, ce n’est pas sa première fois», me glisse immédiatement Alice Wolke. Comment sait-elle cela au moment où se passe l’action, alors qu’il n’y a ni commentaires dans la vidéo ni sous-titres?
Le responsable du site Web, Kevin Boie, me montre, d’un signe de tête, une estrade à quelques mètres de là, sur laquelle figurent trois personnes pendues au téléphone. «C’est le pôle “assignment desk” (que l’on pourrait traduire par le bureau des rapports, ndlr). Ils sont chargés d’écouter toutes les communications de la police, et de prendre tous les appels de nos reporters. Le pôle Web s’est installé juste à côté d’eux pour être à une distance audible et pouvoir entendre ce qu’il se passe en temps réel.»
Le bureau des rapports
L’«assignment desk», centre nerveux du dispositif, est opérationnel 24h/24. Et pour ne pas perdre une miette des communications, quelles qu’elles soient, les membres de ce pôle notent toutes les informations recueillies lors des coups de téléphone sur un fichier intitulé «today’s file» (le dossier du jour). Ce fichier est partagé sur un serveur commun et accessible à tous. Et surtout par les rédacteurs du site Web qui disposent ainsi de tous les éléments factuels (où, quand, quoi, qui, comment) pour rédiger les contenus le plus vite possible sur le Web.
Et, comme tout ce qui est live, cela marche: les internautes regardent ces «images qui bougent» parce que c’est… en direct. Bref, du miel pour les abeilles. Afin de parfaire leur dispositif, Fox News a installé sur son site un espace de chat en ligne lié au flux vidéo, où les internautes peuvent poser toutes les questions qu’ils souhaitent sur ce qu’ils voient dans le live. Et la rédaction Web de Fox News y répond, en temps réel aussi, à partir des informations disposées dans… le «today’s file». «Si les mêmes questions reviennent, on laisse nos internautes présents depuis le début du chat répondre à ceux qui arrivent en cours de route, cela nous fait gagner du temps.»
Dans le reste de la rédaction, des bureaux individuels pour les présentateurs des émissions, des lignes de bureau pour les éditeurs, les rédacteurs et reporters, et surtout, deux journalistes d’investigation qui, même s’il y a ce flux d’infos permanent, se concentrent sur des histoires longues, qu’ils mettent parfois des mois à sortir.
De la vidéo, oui, mais écrite de préférence
Kevin Boie le sait: il a beau travailler pour le site Web d’une télé, accusée en outre de faire de la désinformation, les pratiques et usages des internautes ne sont pas du tout les mêmes que ceux des téléspectateurs. D’abord parce que «nos visiteurs se connectent lors de leur journée de travail», entre autres pour faire des pauses. La moitié d’entre eux viendraient plusieurs fois dans la journée sur la page d’accueil, et via Facebook («dès que l’on pousse une histoire sur Facebook, l’info monte immédiatement dans les contenus les plus lus du jour»). Pas étonnant, alors, que les contenus les plus populaires soient les crimes et toutes les atrocités possibles, comme l’histoire de cette femme, Rebecca Wells, morte dans son bureau à Los Angeles sans que personne ne s’en aperçoive.
Et ensuite parce que la plupart de ces internautes «lisent les contenus mais ne regardent pas tant que cela de vidéos en ligne» car ils n’ont pas toujours la possibilité de mettre leurs casques sur leurs oreilles, avec un patron pas loin, pour écouter le son d’une vidéo. Même si l’équipe de Kevin Boie peut éditer en temps réel les vidéos dont elle dispose (celles des programmes au moment où ils sont diffusés et d’autres reportages effectués dans la journée), elle préfère le plus souvent se contenter d’une capture d’écran de la vidéo et en retranscrire les phrases-clés dans un texte publié en ligne.
Sur le site Web de NPR, la plus grande radio des Etats-Unis, c’est la même chanson, sauf que cela concerne l’audio. Il faut avant tout tirer du script radio une version texte publiable en ligne. «Nous éditons plutôt les vidéos le soir, pour en faire des séquences de moins de trois minutes, lorsque le pic de connexion quotidien est retombé».
Pour Kevin Boie, pas simple de jongler entre les deux écritures: «à la télé, cela ressemble à une conversation, orale donc, alors que sur le Web, c’est vraiment de l’écrit.» Paradoxal?
Aimeriez-vous voir des lives en vidéo, comme Ustream, sur un site d’infos? Dites le dans les commentaires ci-dessous…
Alice Antheaume
lire le billet