Le “chat” mobile de Quartz

Crédit: AA

Crédit: AA

Apparue jeudi sur l’App Store, l’application mobile gratuite de Quartz, le pure-player américain né en 2012, est une petite bombe. Elle ne ressemble à aucune autre et met 1.000 kilomètres dans la vue des médias qui essaient de produire des informations calibrées pour le mobile.

Sa force? Offrir des informations via un système de chat par SMS, le même que celui que l’on utilise quand on converse sur iPhone avec ses contacts. “C’est une conversation continue sur les informations, comme si l’on chattait ensemble”, résume l’équipe. “On vous envoie des messages, des photos, des GIFS, des liens, et vous répondez”.

Derrière l’envoi des messages, un petit “news bot”, un algorithme donc, mais écrit par des journalistes humains, insiste Quartz, auquel le lecteur peut répondre pour infléchir la suite via des réponses pré-mâchées: “pourquoi?”; “Autre chose?”; ou un émoticône pour en savoir plus sur le sujet… Point de SMS publicitaires au milieu de la conversation, mais en guise de point d’orgue, un message sponsorisé par une marque de voitures.

Crédit: AA

Crédit: AA

“La messagerie est-elle le futur de l’information? Quartz semble penser que oui”, écrit le site Fortune. L’intérêt, c’est qu’il n’y a besoin d’aucun apprentissage pour s’en servir. Car qui possède un smartphone sait forcément envoyer un SMS.

Joint par email, Zach Seward, le créateur de l’application et l’éditeur exécutif de Quartz, me confie qu’avant de miser sur les messages instantanés, une petite équipe a d’abord travaillé sur différentes possibilités et idées pour l’application, avec deux obligations : 1. mettre “de côté tous les concepts existants sur les applications d’informations” et 2. se demander à quoi pourrait ressembler le journalisme de Quartz s’il vivait de façon indépendante sur un iPhone. Comprendre: pas question de faire du copié-collé du site vers le mobile.

“Quand l’idée de l’interface sous la forme d’un chat est arrivée, elle a semblé tout de suite irrésistible”, reprend Zach Seward. “Et ce n’était pas que nous. Après l’avoir testée à l’extérieur, on a vu que que les gens avaient l’air d’aimer que cela soit à la fois très simple et engageant”.

L’engagement, ici, ne consiste pas à retenir les lecteurs le plus longtemps possible. “Notre objectif est que chaque session ne dure que quelques minutes, pour que vous soyez informés rapidement et divertis en même temps”. De quoi coller à l’utilisation des terminaux mobiles comme “tache secondaire”, comme le préconisait Mashable dès 2011, c’est-à-dire accomplie lorsque l’on fait autre chose, que l’on soit dans les transports, dans une file d’attente à la caisse du supermarché, ou dans un ascenseur. Des sessions d’informations sur mobile qui peuvent se terminer d’une seconde à l’autre: parce que l’ascenseur est arrivé, parce que l’on descend du bus ou du métro, parce qu’il est temps de mettre ses courses sur le tapis de la caissière….

Et, en effet, au bout d’un temps sur l’application de Quartz, un message prévient qu’il n’y a plus d’autres informations pour l’instant. Si on râle – ce qui est mon cas -, un autre message rétorque “pas de nouvelles, bonne nouvelle” et enchaîne avec une question de culture générale pour m’occuper – “quel est l’aéroport qui transporte le plus de voyageurs au monde: Atlanta ou Pékin?”.

Crédit: AA

Crédit: AA

Comment vont réagir les lecteurs? Sont-ils avides d’informations à se mettre sous la dent ou saturés? Pour l’instant, nul ne le sait. Si Quartz ne donne pas le nombre de téléchargements à ce stade, les évaluations des premiers utilisateurs sont encourageantes.

Kevin Delaney, le rédacteur en chef de Quartz, prévient qu’ils vont apprendre des interactions – anonymisées – récoltées sur l’application “pour voir ce qu’il faut faire en plus ou en moins”.

En filigrane transparaît la crainte d’en faire trop. Ou, tout du moins, de fatiguer les lecteurs déjà très sollicités sur leur smartphones, notamment via les pushs.

Et pour cause, sur la seule matinée du 10 février 2016, entre 6 et 13 heures, mon seul smartphone a reçu 66 urgents de divers médias français, annonçant ici la victoire de Bernie Sanders et Donald Trump aux primaires républicaines dans le New Hampshire, là un accident de car scolaire dans le Doubs, et enfin la démission de Laurent Fabius du quai d’Orsay.

Quartz ne veut pas alimenter cette bataille du push qui se joue entre les médias pour squatter les écrans mobiles. “Vous allez adorer recevoir nos notifications. Nous ne vous les enverrons pas si ce n’est pas important et la plupart d’entre elles ne seront pas sonores, elles éclaireront juste votre téléphone en silence”.

Dans le monde, la moitié des propriétaires de téléphones autorisent l’envoi de pushs. Aux Etats-Unis, 33% les acceptent “toujours” ou “souvent”, 36% “parfois”, et seulement 31% “rarement” ou “jamais”, selon le rapport de Comscore. Fait notable, la France est le pays qui témoigne de la plus forte utilisation de ces pushs pour accéder aux informations publiées en ligne.

A quand une conversation sur les informations en français? “Pour l’instant, nous allons continuer en anglais, mais plus tard, qui sait?”, répond Zach Seward.

N’hésitez pas à partager cet article sur les réseaux sociaux!

Alice Antheaume

lire le billet

Accro aux statistiques

Crédit: Flickr/CC/zigazou76

Crédit: Flickr/CC/zigazou76

«Peut-on avoir accès aux statistiques de fréquentation du site?», m’ont demandé les étudiants qui produisent, chaque jour, des contenus d’actualité en ligne, sur le site de l’Ecole de journalisme de Sciences Po, comme s’ils travaillaient pour un site d’informations. A force de leur parler, en cours, des requêtes de l’audience, de leur faire voir ce que cherchent les internautes en temps réel, sur les moteurs de recherche et sur les sites d’infos nationaux, ils veulent, à leur tour, se frotter aux chiffres sur leurs propres contenus.

Pister les visiteurs, savoir si un article récolte des clics ou pas, c’est ce que permettent de voir les statistiques, les «stats» dans le jargon, qui traquent l’activité des internautes, page par page. D’où les visiteurs viennent? Combien de temps restent-ils sur un contenu? Quel est l’article qui fait le plus gros score du site? Est-ce que le trafic global est meilleur ou moins bon que la semaine dernière, à la même heure? Toutes ces données – qui ne sont plus réservées aux télévisions – sont disponibles sur des outils (développés en interne ou fournis par Atinternet – Xiti ou Chart Beat par exemple) dont de plus en plus de journalistes se servent pour surveiller les préoccupations de leurs lecteurs. Particularité: ils suscitent la dépendance. Vraiment.

Crédit: capture d'écran de Chart Beat

Crédit: capture d'écran de Chart Beat

Les stats, une drogue dure

«Au début, je considérais la consultation des “stats” comme une pratique choquante, se souvient Emmanuelle Defaud, journaliste à lexpress.fr, mais l’addiction est venue au fur et au mesure. Maintenant, c’est une obsession. Cela me sert toute la journée pour “sentir” les sujets qui montent, pour savoir si un contenu est googlé (remonté dans Google News, ndlr), si on est dans le bon timing de publication ou pas.»

Comme le SEO, dont j’avais déjà parlé dans un précédent WIP, les statistiques ont un impact sur la couverture éditoriale. Si un sujet fait beaucoup de clics, “on va le feuilletonner”, reprend Emmanuelle Defaud, en publiant un angle sur ce thème, puis un autre, puis un autre…

Kevin Boie, qui dirige le site Web local de Fox News à Dallas, assume lui aussi. «Oui, les stats sont d’une importance majeure. C’est la première fois que l’on peut voir, en instantané, quelles sont les réactions des gens qui nous lisent sur ce que nous produisons.» Et cela le pousse à prendre des décisions éditoriales. «Notre trafic dépend beaucoup de si nos contenus sont “linkés” ailleurs. Alors nous mettons le paquet pour que cela arrive. Si je vois un contenu grimper de façon immédiate sur la courbe, c’est très possible que cela soit parce que le Drudge Report a fait un lien vers ce contenu. Dans ce cas, je vais sans doute compléter le papier, en y ajoutant des éléments. J’en donne plus, car je sais qu’il va être beaucoup lu.»

«J’en donne plus»

Pour Emmanuelle Defaud, c’est un changement de paradigme: «Quand les journalistes débutent sur le Web, ils écrivent un article pour… écrire un article. Maintenant qu’ils consultent les “stats”, ils écrivent un article pour… être lus.»

Pour ceux qui arrivent avec l’idée de faire du grand et noble journalisme, c’est parfois la déconvenue. Car l’intérêt des lecteurs peut se porter sur de «l’information servicielle», quel temps il fera demain, s’il y aura de la neige sur la route, ou si une grève bloque les transports en commun. «Lorsque l’on voit l’écho qu’un papier sur la neige a auprès de nos lecteurs, on ne peut pas traiter ce sujet par dessus la jambe, il faut le prendre au sérieux, même si, pour la plupart des journalistes, c’est très pénible.»

Une distraction?

Aux Etats-Unis, l’idée que tous les journalistes puissent consulter ces chiffres (les «Web metrics», en VO) est le plus souvent associée au mot «distraction». «Nos reporters n’ont pas accès aux données minute par minute, me raconte Andy Carvin, responsable des réseaux sociaux pour NPR.org, le site de la plus grande radio des Etats-Unis. Nous ne voulons pas les distraire. Mais, oui, les dirigeants les ont.»

Idem à Politico.com: seuls les managers voient minute par minute qui est sur quel article et combien de temps il y reste. «Je ne vais pas faire changer la home page en fonction de ce que j’apprends des statistiques, défend Bill Nichols, le directeur de la rédaction. Nos lecteurs sont des fanatiques, ils reviennent sur la page d’accueil entre 5 et 12 fois par jour, donc nous savons qu’il faut de toutes façons leur donner du nouveau. Une simple photo peut devenir un diaporama dans la même journée.»

Tabou, l’accès aux statistiques? Un peu. Mais ce qui n’est pas tabou, dans les rédactions américaines, c’est bien de savoir ce que veulent lire les lecteurs. Et pour ce faire, les journalistes observent Google Trends, qui indexe en temps réel les requêtes sur Google les plus recherchées par les internautes d’une zone géographique donnée. Objectif de l’exercice: déterminer à quels moments produire quels sujets.

Les sujets tendances, oui, le détail des chiffres, non

«Je regarde beaucoup Google Trends, me confie Cindy Boren, social media editor au Washington Post. J’essaie de voir ce qui est très chaud, et ce qui l’est moins, et j’essaie de calquer ma production sur ce qui est recherché par les gens». Mais pas à tout prix. «Je me demande toujours: est-ce que je peux apporter quelque chose de journalistique à cette tendance? Et si oui, comment me distinguer des autres médias qui auront peut-être eu la même démarche? Bref, j’essaie d’être dedans, de coller aux tendances, même si celles-ci sont temporaires.» «C’est en fait très simple, nous voulons des sujets qui intéressent les gens, reprend Bill Nichols. Alors nous regardons de très près les tendances sur Google.»

Sur le site du groupe de Bay Area News, qui détient Oakland Tribune et Mercury News, l’éditeur Martin G. Reynolds le dit tout haut: «Je n’ai pas besoin de regarder les statistiques pour définir ce que l’on doit faire. Je sais que les histoires de violences, de viols, et tout ce qui est “nouvelles chaudes” cartonnent, mais je ne veux pas créer un monde dans lequel vous n’auriez que les sujets qui vous concernent, que des interlocuteurs avec qui vous seriez d’accord, que des contenus journalistiques représentant vos croyances et votre façon de voir le monde. Le journalisme, c’est à la fois être au courant de ce que veulent les lecteurs, et ne pas se laisser gouverner par cela.»

Jauger l’appréciation des lecteurs

A Bay Citizen, un nouveau site d’infos locales lancé à 2010 à San Francisco, un membre de l’équipe technique me dit qu’il rêve d’un grand écran dans la rédaction, avec les statistiques affichées en temps réel. Car pour l’instant, les journalistes viennent toutes les cinq minutes lui demander quel score fait tel ou tel contenu en vérifiant les «stats» sur… son ordi. Accros, eux aussi.

Outre le nombre de commentaires, outre le nombre de tweets sur ce contenu vus sur Twitter, outre le nombre de «likes» de Facebook sur le sujet, c’est une façon de jauger l’appréciation de ceux qui les lisent. Et de repérer ceux qui ne les lisent pas. Quite à écrire un article sur ces derniers (cf, en 2008, cet appel au débat «Pourquoi vous vous fichez de la Birmanie?»)

Prudente, Zoé Cornelli, éditrice en ligne de Bay Citizen, estime que les impératifs de la demande nécessitent du recul. «Il faut certes répondre aux demandes des internautes, dit-elle, mais dans la mesure de ce que nous sommes. Si les internautes cherchent du Britney Spears, nous ne pourrons pas écrire d’article là-dessus car ce sujet ne fait pas partie de notre ligne éditoriale. Nous écrivons beaucoup sur des sujets que nous jugeons importants, et qui, pourtant, ne sont pas sexys. Nous les faisons malgré tout, même s’ils ne font que peu de trafic.»

Apprendre à déchiffrer les statistiques

Le premier problème des statistiques, c’est qu’il faut apprendre à les lire car elles sont biaisées. Par les moteurs de recherche qui, en référençant un contenu, provoquent un afflux de clics immédiat pour, parfois, une qualité journalistique discutable; et par l’importance donnée à un contenu via sa hiérarchisation sur la page d’accueil.

Sur lemonde.fr, par exemple, le positionnement d’un article en «tête de gondole» le propulse presque toujours au rang de contenu le plus lu du site. Enfin, un «live», quelqu’en soit le sujet, concentre au minimum 25% du trafic général du site (d’autant qu’il est mis particulièrement en avant). La preuve, il y a eu un fort appétit, ces dernières semaines, pour les couvertures en live des événements en Libye, en Egypte ou en Tunisie.

Cependant, ces modèles sont à prendre avec des pincettes, car les formules inverses se vérifient aussi: «Par quel chemin étrange les internautes passent pour faire monter un article “en haut du palmarès” alors qu’il n’est pas sur la “une”? Dans quelles mesures les internautes trouvent un article alors même qu’il se trouve tout en bas sur la “une”?», sourit Hélène Fromen, directrice exécutive de Médiapart. Sur ce site, dont le coeur n’est pas de faire de l’info en temps réel, l’usage des statistiques est moins éditorial que marketing: «Nous avons un outil qui nous donne les “stats” en temps réel mais nous ne sommes que rarement dans ce tempo-là, dit encore Hélène Fromen. Nous suivons la volumétrie globale de l’audience en temps réel, pour déceler des irrégularités dans un sens ou un autre, vérifier l’impact d’un sujet. Par exemple il nous arrive de suivre le “poids” d’un seul sujet ou de vérifier qu’un article ou un billet de blog du Club (en lecture libre) “buzze”».

Prendre ses distances

Le deuxième problème des statistiques en temps réel, c’est qu’il faut s’en détacher. C’est-à-dire sortir du temps réel. Je m’explique: mieux vaut que les statistiques ne soient pas être la décision éditoriale numéro 1, sinon votre site n’est plus un site d’infos généralistes, mais un site qui ne fabrique plus que des sujets people, sport et sexe. L’idéal est donc de repérer, sur le long terme, à force de regarder les courbes, les thématiques (santé, sport, gouvernement, etc.) et les formats (live, zapping, interview) qui génèrent l’intérêt de vos internautes et à quelles tranches horaires, afin de mieux calibrer la production (quel thème à quelle heure?).

En réalité, un contenu qui trotte en tête des chiffres n’est pas forcément un bon papier journalistique. Un constat difficile à vivre – et à accepter – par les journalistes. Un article fouillé, original, ayant nécessité plusieurs interviews, peut être mal classé dans les contenus les plus populaires, tandis qu’à l’inverse, une simple dépêche d’agence, à laquelle auront été rajoutés trois phrases et deux liens, pourra être très lu. «On peut faire d’énormes “stats” sur une brève à propos de Britney Spears, et, dans la rédaction, personne n’ira féliciter l’auteur de cette brève, raconte Emmanuelle Defaud. Alors qu’un bon score sur la Libye, ou un sujet international, alors là, chapeau!»

Donner sa chance à un article

Face à de tels chiffres, tout l’art est de réussir à «donner sa chance» au contenu à plus value journalistique, quite à changer plusieurs fois de titre, à en modifier la photo et à le faire circuler sur les réseaux sociaux.

«Si je sais que l’article est bon et que je ne le vois pas apparaître dans les “stats”, je regarde si son titre est suffisamment incitatif. C’est ma responsabilité d’assurer le service après-vente, reprend Emmanuelle Defaud. Après, tu ne sais jamais si un papier qui cartonne dans les statistiques est un bon article. Il peut juste avoir un bon titre et avoir été publié au bon moment. Je ferais davantage confiance au nombre de “likes” de Facebook sur un papier pour juger de sa pertinence éditoriale, car c’est le papier que les lecteurs veulent partager sur leur mur, sur un réseau social, un papier qui, a priori, les a scotchés» et avec lequel ils pensent intéresser leurs «friends»…

Et vous, éditeurs, êtes-vous toujours en train de regarder vos statistiques? Et vous, lecteurs, aimez-vous l’idée que vos requêtes puissent suggérer des sujets aux journalistes?

Alice Antheaume

lire le billet