Je ne peux pas, j’ai piscine

C’est parti !

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“J’aurais dû venir avec une bouée ou des brassards”. Hervé, cheveux blonds et bouclés, visage poupin, sac de voyage dans le dos, tente de plaisanter. Florent, un brun aux yeux clairs et à la silhouette frêle, enchaîne les cigarettes. Il dit qu’il est là parce que, à la fac où il étudie d’habitude, il “n’apprend rien”. Un autre, crête sur la tête, est venu avec son lit de camp portatif et son oreiller. A ses côtés, sa mère, venue le soutenir jusqu’à l’entrée. Plus loin, une fille en short et en chaussons en forme de lapins envoie des messages sur Snapchat depuis son smartphone. 

Près de la porte de Clichy, dans le Nord de Paris, il y a la foule des grands jours devant l’Ecole 42, l’école de programmation informatique fondée par Xavier Niel, le patron de Free, et des anciens d’Epitech. Près de 800 personnes, dont des élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po (1), se sont inscrites pour la “piscine”, cette plongée dans des exercices intensifs de code, sans prof ni cours, “à la manière des swim qualifications des commandos de Marines

La queue pour commencer la piscine à l’école #42 ?

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Si nul diplôme n’est requis pour intégrer 42, la piscine tient lieu de sélection. A l’issue de cette épreuve grandeur nature, qui se déroule sur un mois, sept jours sur sept, seuls 200 jeunes obtiendront leur ticket d’entrée pour étudier autrement au sein de cette fabrique de codeurs de talent.

“Si tu n’y passes pas 15 heures par jour, tu es dead”, lâche un élève, arrivé en skate-board et bermuda, qui, après neuf mois à l’Ecole 42, vit là comme un poisson dans l’eau. Avant, il a suivi un BTS services informatiques. “En deux jours de piscine, tu auras le niveau en code que j’ai obtenu au bout d’un an de BTS”, m’encourage-t-il. La piscine, “ça passe si tu es faite pour ça”, surenchérit un autre.

Les candidats, dont certains viennent d’obtenir leur BAC, d’autres sont en décrochage scolaire ou en reconversion, ne prennent pas ces conseils à la légère. Il y a, dans les rangs, une concentration extrême et une appréhension palpable. Pour eux, l’Ecole 42 est souvent l’école de la dernière chance.

Jour 2 à l’école 42

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Répartis dans trois immenses salles bardées d’ordinateurs aux fonds d’écran variés – les “clusters”, ils sont invités sans plus de cérémonie à se connecter à “l’intra”, le petit nom donné au programme pédagogique concocté par Olivier Crouzet et son équipe, réunie au sein d’un “bocal”.

En ce premier jour, il s’agit de comprendre ce qu’est une arborescence, le fonctionnement d’un terminal – aussi dénommé shell ou console – et à quoi il sert dans le système d’exploitation Unix. Onze exercices vont suivre pour actionner des commandes comme créer un répertoire, voir ce qu’il y a dedans, le déplacer, et changer les droits des utilisateurs sur un fichier.

Ça a peut-être l’air simple, écrit comme cela, mais dans “l’intra”, rien ne l’est. Des vidéos en veux-tu en voilà, où il est parlé couramment le shell, un drôle de langage (”vous allez me dire, on est dans slash, donc si je fais point point, vous restez dans slash, parce qu’il n’y a rien avant”), des fichiers pour les ressources, des PDF pour les consignes, de la documentation dans tous les sens, un forum, et une messagerie groupée sur Slack où près d’un millier de messages de panique, de problèmes, de questions, et de commentaires – parfois vulgaires -, sont échangés dans la même journée.

Et puis, il y a des éléments surprenants, comme le générique de Nicky Larson en guise de préambule, et cet exercice de “pré-requis” où il faut écrire un mail de flatterie incluant les mots “manivelle”, “autographe”, “maître du monde”, “beau” et “fort” au directeur, Kwame Yamgnane, connu pour son sens de l’humour.

“C’est une blague ou on doit vraiment le faire?”, s’interroge un élève. “Ça doit te prendre 1 minute, mais oui tu dois le faire, même si ce n’est pas noté”, répond un ancien.

Car oui, les exercices sont notés, à la fois par des élèves de 42 et par un robot dénommé “la Moulinette” qui ne fait pas dans la dentelle. “La Moulinette est très stricte dans sa notation (…) il est impossible de discuter de sa note avec elle”, est-il précisé dans les directives. Bref, c’est souvent 0.

Pour “apprendre à coder comme des grands”, il faut chercher, essayer d’être logique, expérimenter, laisser tomber ses préjugés, réfléchir, et se “nourrir de l’aide de ses camarades”, martèle Olivier Crouzet, le directeur pédagogique.

Courage @clairesnews de @edjsciencespo qui tente la piscine de 42 ?

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Car ce qui est valorisé à 42, ce n’est pas la connaissance, c’est la débrouillardise et la courbe d’apprentissage. Pas question de se contenter de regarder les vidéos pédagogiques mises à disposition, mieux vaut faire preuve d’initiative. Michael, bachelier depuis quelques heures, la mèche rebelle et le regard intelligent, est l’un des rares de mon groupe à être à l’aise : il a déjà fait 8 exercices quand j’arrive péniblement au troisième – et encore, je ne suis pas du tout sûre d’avoir bien compris les deux premiers. Michael est un malin, il a récupéré il y a plus d’un mois les exercices de la piscine – “c’est un PDF qui se balade sur le Web”, me confie-t-il – et s’y est préparé en amont, en même temps qu’il passait le BAC.

Il a eu raison d’anticiper car, au sein de l’Ecole 42, le temps passe vite, très vite, surtout quand on relit pour la douzième fois d’affilée l’exercice numéro 2 qui ressemble à du chinois, sans parler de réaliser le dit exercice ni même de le “pusher” sur un serveur, Git, pour lequel il faut trouver un ticket non périmé. Car si les travaux ne sont pas déposés dans le serveur, dans le bon dossier de surcroît, La Moulinette n’a pas prévu d’aller les chercher sur votre bureau. “Tu n’as pas encore fait add / commit / push sur Git? Mais dépêche toi!”, s’inquiète mon voisin de 18 ans.

A 42, c’est l’inversion des hiérarchies. Les “bons élèves” sont déboussolés, alors que ceux qui n’ont pas toujours eu de bonnes notes à l’école entament une deuxième vie. “Tu es super fort”, souffle un étudiant de Sciences Po à l’un de ces jeunes, qui s’arrête net. Il n’a pas souvent entendu ce type de remarques à son sujet. Puis il répond, du tac au tac, “non, je suis nul à l’école, mais ici, ce n’est pas pareil”.

“Vous verrez que nous saurons très bien déterminer si le développement informatique est fait pour vous, sans que votre scolarité antérieure n’entre en compte”, précise l’Ecole 42 sur son site.

Tout en me répétant qu’il faut chercher les solutions par moi-même, je procrastine sur mon ami Google et tombe sur le descriptif du système Unix, dont j’apprends qu’il a été créé en… 1969. A ceux qui se demandent pourquoi une école aussi à la pointe que 42 plonge en 2016 ces élèves dans un système has been, Kwame Yamgnane, l’un des fondateurs, répond que ce n’est pas l’âge du langage qui compte. “Il faut apprendre la tournure d’esprit d’une machine et adapter son cerveau à cette logique”, qui n’a rien à voir avec la structure de pensée habituellement enseignée dans les écoles.

Après une nuit à rêver en continu de “mkdir”, “touch”, “cat”, ls -l”, “ls -la” et toutes ces commandes inédites, mon cerveau a déjà basculé. Le lendemain, je reprends en 30 minutes les exercices que j’avais difficilement effectués en 8 heures la veille et, cette fois, j’ai compris ! Sauf que mon cerveau a tellement basculé qu’il a soudain des doutes sur des choses autrefois élémentaires : pour dupliquer un fichier, faut-il que je tape la commande “clone”? “Quoi, “clone”? Ben non, tu fais copié-collé”, soupire mon voisin. A force de piscine, j’ai perdu pied dans ce que les codeurs appelle l’univers “graphique”, ce monde merveilleux de Windows ou d’OS où il suffit d’un clic pour que l’ordinateur obéisse.

Pause

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A 42, il faut partir à point et… tenir la distance. Dès la deuxième journée, les élèves, têtes farcies de ligne de code, font la sieste sur un matelas gonflable dans le couloir, voire à même le sol. “Si vous avez du mal à vous acclimater, les boules quiès et la technique du tee-shirt sur les yeux ont fait leurs preuves”, conseille le staff.

La population de l’Ecole 42 a ceci de particulier qu’elle compte 60% d’élèves habitant en dehors de l’Ile de France. Lorsqu’ils arrivent, avec leurs valises, ils savent qu’il vaut mieux dormir sur place et ne pas perdre du temps dans les transports en commun. Parmi les 800 candidats de la piscine de juillet, 250 logent à 42 et se partagent les quelque… 6 douches. Il leur est pourtant rappelé, via haut parleur, qu’il “est important de se laver” et “qu’utiliser un déodorant, ce n’est pas se laver”. La question de l’hygiène est, semble-t-il, un vrai sujet de préoccupation à 42.

Allez à la douche ! 250 personnes sur 800 candidats à la piscine dorment à l’école 42

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“On cherche des gens qui ont un savoir-faire, mais aussi un savoir-être”, explique l’équipe, lors d’une réunion spéciale filles où les clichés sont enfilés comme des perles : en substance, “attention les filles à ne pas vous faire trop aider par vos congénères mâles qui vont tout faire à votre place”. Cela part pourtant d’un bon sentiment. Parmi les inscrits, seuls 10% sont des filles. 42 souhaiterait voir ce pourcentage grimper à 50% dans les années à venir.

Encore faut-il les attirer dans cet incubateur où pendent des serviettes sentant le chien mouillé le long des escaliers ! “Des cordes à linge sont disponibles sur le toit de la cafétéria avec – innovation technologique – des pinces à linge. Merci d’y mettre vos serviettes plutôt que sur les rambardes (ça fera plus propre pour tout le monde)”, écrit Charly, l’intendant en chef, dans un email collectif. Les efforts du staff pour accueillir la gente féminine sont louables – toilettes du sous-sol et dortoir réservés – mais tombent à plat lorsque l’on apprend que le dortoir des filles s’intitule le “Valhalla”, c’est-à-dire… le paradis des Vikings.

Il règne pourtant dans cette piscine, qui agit comme un mécanisme initiatique, une atmosphère bon enfant. Tutoiement de rigueur, food truck, distribution de pains au chocolat, tournoi de baby foot, portiques dans le hall qui vous disent “bonjour Alice” à l’entrée et “à bientôt Alice” à la sortie… Ici, on travaille dur, mais on apprend autant des autres que des logiciels.

Et ce n’est bien sûr pas un hasard s’il n’y a pas de professeurs à qui demander précisions ou explications. De même, l’écriture volontiers alambiquée des exercices et les changements de dernière minute poussent à l’entraide et la confraternité. Quant à Charly, qui assure l’intendance, il distribue via emails collectifs signés “votre supporter dévoué” des “bons conseils” qui non seulement sont une bouffée d’air mais visent à insuffler un esprit de groupe.

Crédit : AA

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S’il n’y a pas de profs à 42, pullulent en revanche des “assistants” qui passent dans les rangs et retirent au débotté les écouteurs branchés sur la prise casque, sous prétexte que cela abîme les machines. Comment faire pour écouter les instructions en vidéo alors? “Vous vous débrouillez, il vous faut une carte son”, répondent-ils. Euh? “Chuuuuut, tais toi, tu vas te prendre des TIG”, me souffle mon voisin. Des quoi? “Des travaux d’intérêt généraux, qu’on surnomme ici des travaux d’intérêt dégradants, comme nettoyer les écrans des 700 ordinateurs disponibles, frotter avec une brosse à dents les grilles de l’entrée ou ramasser les mégots dans la cour. Pour trouver de nouvelles tâches de TIG, “notre imagination est débordante” , prévient le staff.

Autres motifs de sanction? Laisser traîner son badge d’accès ou ne pas verrouiller sa session. “J’avais le dos tourné pendant deux secondes et un assistant a changé les couleurs du terminal”, s’exclame l’un des candidats. “Du coup maintenant cela écrit noir sur noir, je n’y vois plus rien !”.

“Ce sont des sadiques”, éclate de rire un élève, passé par la piscine l’année dernière, chiffon dans une main et spray nettoyant dans l’autre. Il vient d’écoper de 8 heures de TIG après avoir “trollé une copine” lors d’un exercice de groupe. “Il n’y a pas vraiment de pédagogie mais il y a énormément de règles”, observent les nouveaux qui en profitent pour lui demander de passer un “petit coup de pschitt” sur leur écran, trop contents de faire une pause, tandis que l’élève puni découvre, amusé, sur leur console l’étendue du travail qu’il leur reste à faire. Plus que trois semaines et demi, courage !

Alice Antheaume

(1) L’Ecole de journalisme de Sciences Po et l’Ecole 42 ont noué un partenariat qui permet aux élèves de l’Ecole de journalisme de Sciences Po de passer la piscine pendant l’été, et s’ils la réussissent, de faire une année de césure au sein de 42, entre leur Master 1 et leur Master 2.

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