L’ivresse de l’argent

C’est le titre du dernier film de Im Sang-soo, qui était en compétition officielle lors du dernier festival de Cannes. Un film ambitieux qui s’attaque à une problématique centrale en Corée: les Chaebols, ses conglomérats qui dominent tous les aspects de la société coréenne, à commencer par son économie bien sûr, mais également sa vie politique, ses médias et son pouvoir judiciaire.

Le regard de Im Sang-soo est très critique. Son film est basé sur un scénario fictif mais aucun spectateur ayant une connaissance même basique de la Corée ne pourra s’empêcher de faire un rapprochement entre la famille dépeinte par Im et celle qui règne sur le groupe Samsung et ainsi, sur 20% du PIB Coréen.

Mais revenons au film et à cette famille fictive. Celle-ci règne sur un Chaebol coréen fondé par un grand-père centenaire qui serait mort depuis longtemps sans les soins de tous les instants prodigués par une gouvernante – infirmière – cerbère dévouée. Aujourd’hui, son gendre est en théorie aux manettes en tant que CEO du groupe, avant que lui-même ne passe la main à l’un de ses deux enfants: son fils, favori au trône à l’ambition débordante, qui s’imaginerait déjà bien à la place de son père, ou sa fille aînée qui semble plus détachées des affaires. Mais très vite, on découvre que le père n’est qu’un pantin, qui plus est lassé par les compromissions et les humiliations qu’entraînent l’argent et le pouvoir. “L’argent est une insulte”, prévient-il à son fils trop ambitieux : il oblige à des choix qui insultent son éthique et sa dignité. En réalité, c’est sa femme, la fille machiavélique du fondateur, qui tient les commandes du groupe.

Je m’arrête ici dans la présentation de l’intrigue pour ceux qui seraient tentés d’aller découvrir ce film qui sort bientôt dans les salles en France. En Corée il n’a pas suscité un engouement démesuré, d’autant que la presse fut généralement négative à son sujet. Faut-il s’en étonner dans la mesure où les Chaebols doivent représenter à peu près 100% de leurs revenus publicitaires. On pourra néanmoins donner raison à certaines critiques sur le caractère un peu décousu du scénario, et sur la présence de quelques scènes un peu racoleuses qui ne font pas avancer le propos général (cela dit la plastique des protagonistes n’étant pas désagréable…)

On aura beau accuser le film de tous les maux, il vaut quand même le détour pour une scène en particulier. Vers la fin de l’histoire, le fils ambitieux, libéré sous caution suite à une affaire de corruption, retourne dans le domaine familiale dans une voiture accompagné de sa soeur et d’un partenaire américain du groupe. Au volant, le jeune secrétaire particulier de sa mère et héros du film au travers des yeux duquel on découvre les coulisses intrigues et coups bas au sein de la famille régnante. Le fils est agacé: pendant son séjour derrière les barreaux, sa soeur a pris de l’importance au sein du groupe au point qu’il sent que son accession à la tête de l’empire familial pourrait être menacé.

Pour déstabiliser sa concurrente de soeur, le frère joue sur ses sentiments: sachant l’idylle naissante entre elle et notre jeune secrétaire particulier, il dévoile que ce dernier a couché avec leur mère. Car il est vrai qu’au début de l’histoire, la mère, pour assouvir sa libido et se venger d’un mari également volage, “se tape” notre jeune héros non consentant au cours d’une des scènes les plus burlesques du film. C’est l’humiliation suprême pour notre héros qui voit dévoilé cette sordide histoire d’un soir avec la mère de la femme qu’il a commencé à aimer. Son sang ne fait qu’un tour, il arrête subitement la voiture et demande au frère calomniateur de descendre pour une explication entre hommes.

En tant que spectateur, on jubile alors à l’idée que notre héros, certes un peu naif mais physiquement très affuté, inflige une correction bien méritée à ce fils de bonne famille arrogant et sans scrupule, et par la même à toute une famille souillée par le pouvoir et l’argent. Hélas, c’est le contraire qui se produit, car ce fils de bonne famille a dû également recevoir une excellente formation en boxe anglaise. C’est lui qui flanque une rouste à notre pauvre héros, devant sa bien-aimée, le laissant gisant au sol avant de partir au volant de la voiture en criant: “c’est pour ça que les gens de ton espèce ne seront jamais de taille contre moi!”

Plus que toute autre scène du film, c’est à mon avis dans celle-ci qu’Im Sang-soo a capté ses sentiments et ceux de beaucoup de Coréens face aux Chaebols. Un sentiment de révolte de devoir subir les excès liés à leur domination sans limite, mêlée à une frustration énorme de n’y rien pouvoir faire, si ce n’est de l’accepter et au final, se résigner à essayer de tirer soi-même profit d’un tel système. Quel Coréen, à un moment donné de son existence, n’a-t-il pas été habité par ces sentiments mêlés de colère, de frustration, puis de résignation face aux Chaebols.

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