Disons le tout net, pour un Français encore complexé et meurtri dans sa chair par les fantômes conjugués de Glasgow et de Séville, voir nos amis Allemands se prendre une pareille dérouillée par nos cousins canadiens a quelque chose de profondément jouissif. Contempler des Allemands hagards sur la patinoire comme un troupeau de phoques regardant passer la caravane du Paris-Dakar, assommés par la maestria ensorcelante de leurs adversaires, courbant piteusement l’échine et incapables de se remotiver et de revenir dans la partie nous procure une joie pure, intense et profonde.
Et ce, sans avoir à subir la morgue outrancière de cette tête à claque de Ballack ou les tacles assassins de Schumacher, le tueur en série à la moustache rousse de petits Battiston innocents. 8 pions à 2. Au revoir l’Allemagne. Certes, ce match ne restera pas dans les annales du sport. Trop d’écart de classe. Mais à dire vrai qui s’en va assister à un match de hockey pour ce qui se déroule en contrebas sur la glace? Personne. Le spectacle se situe avant tout dans les tribunes, le seul but des spectateurs venus assister en masse à la glorification de leurs héros d’un jour demeurant de passer le temps d’un instant sur l’écran géant du stade suspendu dans les airs et par la grâce de la retransmission télévisée dans tout les foyers de Montréal et de Navarre. Leurs trois secondes de gloire.
Une enceinte sans banderoles
Déguisés en tenue de Batman du pauvre, en Superman d’opéra bouffon, en colonel de la police montée, tout est bon pour attirer l’œil putassier de la caméra vadrouilleuse.
Pour un Européen, habitué à des joutes disputées dans des enceintes plus nerveuses, ce genre de coutume a du mal à passer. Quoi? Pas d’insultes descendues des tribunes envers le gardien adversaire et de sa femme qui est en train de se taper le voisin et les enfants du voisin, pas de «aux chiottes l’arbitre», pas de doigt vengeur, pas d’enculés de Parisiens, de fils de pute de Marseillais, de branleurs de Boulonnais? C’est quoi cette attitude d’enfants de chœur attardés, ces sourires mêmes pas forcés, ces mines épanouies, vous vous croyez où? A Notre-Dame? Au défilé du 1er-Mai? On est dans un stade bordel. Dans un stade. Faut de la sueur de des larmes. Des cris et des insultes. Des moqueries et des bras d’honneur sinon autant rester chez soi à pioncer.
Et ce n’est pas tout. Lors de la foultitude d’arrêts de jeu qui se succèdent pendant la partie, la rendant aussi hachée que le très grand film du dimanche soir sur la Une, le stade se transforme en une succursale de la Chance aux chansons. Ça tape dans ses mains, ça joue aux marionnettes, ça rigole grave. On bat en rythme la musique postillonnée par les enceintes géantes, «We will rock you», «I love rock and roll» et plus surprenant «Hava Naguila Hava» et surtout on reste bien concentré pour ne rien manquer des ordres qui apparaissent à tout bout de champ, sous n’importe quel prétexte sur l’écran géant. Faites du bruit, tapez dans vos mains, mettez vous un doigt dans le nez.
Débâcle
Le sommet du kitsch restant le Kiss Cam lorsque la caméra balladeuse s’attarde sur un couple de bienheureux et les oblige à se livrer à d’écœurantes roucoulades le tout sous le regard attendri d’une foule conquise. Ecœurant. Heureusement parfois le grand manitou planqué derrière ses manettes se plante et zoome sur un couple en pleine débâcle qui vient juste de se disputer au sujet de la nourriture à donner au chien, croquettes ou viande hachée ou bien alors les deux heureux élus ne se connaissent pas et n’ont aucune envie d’entamer une relation lubrique sous les hospices de milliers de spectateurs abrutis par la consommation d’une bière sans saveur.
On sort de là groggy, la tête à l’envers, un torticoli à l’œil droit, un panaris a l’oreille gauche et on ressent comme une vague de nostalgie sourde qui nous étreint au plus profond de notre âme désolée. On repense avec émotion au silence religieux d’Old Trafford lors d’un penalty tiré par Ryan Giggs, au «You Never Walk Alone» embrasant les travées d’Anfield Road, aux prières muettes envoyées à Dieu le père par les tifosi de San Siro. Une fois rentré à la maison, on ressort de la cave la vieille cassette toute effilochée de France-Allemagne 82, on se sert trois lampées de Ricard mélangées à un grand verre de Chablis et jusqu’au troisième but de Giresse, on reste là, béat de joie et heureux d’être en vie.
Puis comme toujours les Allemands se réveillent et le cauchemar recommence….
Laurent Sagalovitsch
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