Télévision: les Tontons flingueurs à Vancouver

© Photos Thierry Tazé-Bernard

France Télévision, envoyé spécial

«C’est dur lourd», «c’est du brut»… Etirés par l’émotion, en état constant d’ébriété tricolore, les commentateurs du ski alpin véritables avatars de Michel Audiard nous installent le plus souvent  dans la cuisine des tontons flingueurs. Plus proches des célèbres «brèves de comptoirs» chères à Jean-Marie Gourio que de la chanson de Roland, leurs commentaires délestés de toute ponctuation dévalent les pentes comme autant de cannettes échappées d’un café d’altitude. Il s’agit tout à la fois d’«exploser le chrono» (verbe intransitif jusqu’à ce jour) et de faire éructer le supporter après l’avoir décapé du moindre recul sur l’évènement.

Comme le champion qui s’arrache du portillon, le téléspectateur en apnée est embarqué dans une lessiveuse langagière sans le moindre radar de contrôle. Avec une telle pente tout est permis. Syntaxe, vocabulaire, conjugaison, féminin ou masculin, tout est balancé dans la pente. Grosse caisse exaltée, remplie d’exclamations, le cerveau lâche les commandes, le commentaire des grands jours se fait les tripes à l’air. Insensible au correcteur les mots dévalent la piste. Ils courent après le champion comme un chien des campagnes derrière le facteur. Comme le ski s’apprécie difficilement à l’œil nu tout est possible. La pente est forte, lâchons-nous: fartons les mots; customisons le langage; Dramatisons; Entonnons; serrons les chaussures.

Orthopédique et anatomique

«C’est son jour», «le rendez-vous est crucial», «c’est aujourd’hui ou jamais» «toute la France te regarde» (quand ce n’est pas la maman à Bonneval sur Arc ou le frère décédé tragiquement). Et puis c’est parti: «il attaque en patron», «il attaque comme le descendeur qu’il est» ou sa variante «comme le géantiste qu’il était il y a encore deux saisons». Et ça va de plus en plus vite: «c’est un skieur énorme» «il a pris sa chance, il est en train de remettre les compteurs à zéro», «il est puissant, il est compact, il est physique», «ses lignes font merveille», «la pression il aime ça», «la motivation est là, oui elle est là», «tout est possible avec ce garçon, tout est possible», «gros cœur, grosse envie, grosse puissance avec un énorme capital confiance»… Le commentateur voisin ( un consultant ancien champion olympique «qui a bien connu ça») intervient, savant: «il est là, il reste bien au contact ski /neige».

Orthopédique: «il se fait secouer sur son pied extérieur mais il arrive à tenir sa ligne». Anatomique: «il est toujours devant avec les genoux et avec les chevilles». Le journaliste reprend le micro: «Il est vraiment à l’attaque», «C’est pas un apprenti», poursuit doctement son ex-médaillé de voisin, «Alors lui c’est un vrai client», «il l’attendait cette course, il l’attendait».

Disponible

Mais il arrive que les apparences soient trompeuses, c’est le moment de la confession: «Il n’est jamais impressionnant à voir skier, mais à l’arrivée, les chronos sont là»… ou de la vérité du chrono: «il devrait finir avec deux secondes de retard, non ça va, il limite la casse avec 1 seconde 73 de retard». Il arrive qu’une interrogation brise l’élan collectif: «Tiens celui-là on ne l’avait pas vu depuis Wengen» ou sa variante admirative; «Mais qu’est ce qu’il nous fait aujourd’hui? Qu’est ce qu’il nous fait?», suivi d’un «il a un délié d’exception» ou du plus contestable «il est très disponible sur ses skis».

Là, le téléspectateur se trouve interpellé. Parce que lui, il n’est pas du tout disponible. Il a tout abandonné pour cette épreuve. Femme, enfants, porte du garage, chien, bureau, perspectives d’avenir, il n’est absolument pas disponible. Comment pourrait-il s’arracher de son fauteuil au moment même où le Norvégien poursuit sa course: «avec un délié d’exception», «il a une glisse de rêve, un toucher de folie». Oui mais voilà: «c’est un skieur naturel, il a le feu dans les pieds». Comme cela ne suffit pas, l’un des experts croit bon d’ajouter: «il n’y a rien de superflu, il est saignant, il avale la piste», son collègue en remet une spatule: «Il ne se pose pas de question, il envoie…» il envoie quoi? Mystère… même la ligne d’arrivée franchie, on ne le saura jamais. Si! Quelques mètres plus bas, nous voilà nous informés: «il envoie du gros, il mord la piste». Ce n’est plus un skieur, c’est un doberman lâché dans un abattoir. Et puis tout s’éclaire on comprend très vite que si certains envoient «du gros», d’autres envoient «du lourd»… nuance!

Shaker et cash

Mais attention il n’y a pas que les Français: «C’est sûr, l’Américain va venir troubler le classement». Il y a aussi ce Norvégien («Avec lui, deux courses, deux podiums») et ce Croate («pas mal ce qu’il fait en ce moment, il essaie de rester solide»); ajoutons ce constat lourd de menace pour la concurrence avec cet Autrichien «qui a faim». «L’Autriche a soif de revanche», concluent-ils en historiens.

Difficile cependant de rester insensibles à tous les pièges tendus par la piste. Chacun en ces jours olympiques peut l’imaginer raide et verglacé, mais nos amis nous alertent: «il y a beaucoup de courbes en aveugle».  «C’est pas de la glace c’est du béton» (mais ouf «il adore ça» au sujet d’un de nos compatriotes casqués). «C’est une pente qui demande beaucoup d’engagement», pire encore: «C’est une piste qui va chercher les contre-pentes…». Sensible aux saisons, l’un d’entre eux nous informe: «C’est une neige rapide qui a pris la pluie, une neige d’avril». Les avertissements pleuvent: «Il est à fond proche de la rupture, mais pas dans le rouge! Pas dans le rouge!», «Mais, ah lala, il se fait secouer comme dans un shaker». Ici, même les mémés aiment la castagne disait Nougaro de son Toulouse natal, ici à Vancouver «La moindre erreur se paie cash», «ici si t’es direct, tu le paies cash».

Dans ce toboggan, certains s’en sortent: «ça tape, mais il met ses skis où il veut les mettre» quand d’autres passent un très mauvais quart d’heure: «Aïe aïe, il se fait beaucoup chahuter», «On l’a vu très incisif et puis il se fait tasser». Quand l’un «est à l’heure au niveau des déclanchements», l’autre chute: «Et pourtant il la connaissait cette piste, ce Canadien». Que diable n’a-t-il pas écouté ce conseil que lui lançait l’un de nos mousquetaires avisés: «Allez, c’est le moment, il faut se pencher an avant pour cintrer son ski dans la neige…». Plus pertinente encore, cette ultime recommandation: «il faut rien lâcher, cette descente, il faut la faire jusqu’à la ligne d’arrivée»… Avec bien sûr «le bâton entre les dents».

Vivement les prochaines épreuves. Moi, je ne m’en lasse pas. Merci les gars. Envoyez !

Gilles Alexandre

Un commentaire pour “Télévision: les Tontons flingueurs à Vancouver”

  1. Génial! C’est vrai qu’on a beau essayé à travers les commentaires, difficile de percer le mystère d’une course de ski réussie.

« »