T1F1 : la télé en grippe

La grippe a-t-elle infecté la télévision ?

« Outrance ». Le mot est fort qui renvoie à la démesure, à l’exagération, au franchissement des limites avec toutes les conséquences que peuvent avoir les transgressions. Or c’est bien ce mot que vient de retenir l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour qualifier le traitement de la pandémie dans les journaux télévisés français. On croyait, naïvement peut-être, que l’Ina était un établissement public à caractère industriel et commercial dont la noble mission était d’archiver et de partager toutes les productions radiophoniques et télévisuelles françaises ; un parallèle moderne du travail accompli par la Bibliothèque nationale de France avec l’écrit. On avait aussi appris que la mémoire de l’INA, première banque d’archives numérisées en Europe, était accessible  à tous depuis l’ouverture du site ina.fr. Mais on ne savait pas, naïvement sans doute, que l’Ina était en charge de fixer la norme, de jouer l’arbitre sinon le juge.

Or voici que l’INA vient de faire savoir qu’elle venait d’analyser la manière dont la pandémie grippale a été traitée dans les journaux télévisés (JT) français depuis la fin avril et l’émergence du nouveau virus H1N1 au Mexique ; et l’Ina estime qu’il y a eu là une « communication à outrance » pour ne pas dire, sans doute, journalisme outrancier. Or de quoi, ici, parle-t-on ? Des résultats du « baromètre thématique » des JT de l’Ina qui nous indique que près de 700 « sujets » ont été consacrés à la pandémie, soit déjà plus que ce qu’avait induit, en son temps, l’affaire et les crises de la vache folle. Plus précisément 680 sujets, soit un sujet sur
deux des rubriques « santé ».

Et le « baromètre » de prendre fidèlement la mesure de la pression médiatique : un pic de 41 « sujets »atteint le 30 avril ; 200 « sujets »entre le 24 avril et le 4 mai (soit une moyenne d’une dizaine par jour) lors du début de la propagation internationale de la grippe depuis le Mexique. « Désormais, informer, même à l’outrance, contribuerait à diminuer le risque, relève l’Ina. Pourtant cette surcharge montre le paradoxe de cette communication de crise qui donnera l’impression, si l’impact viral s’avère limité, d’avoir créé artificiellement le sentiment d’inquiétude. »
Pour nous aider à comprendre ce fameux « baromètre » revient sur la couverture télévisuelle des crises sanitaires des quinze dernières années. Et il nous rappelle qu’avec 1.369 sujets traités entre 1996
et 2001, l’épidémie de l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB ou maladie de la vache folle) « apparaît bien à ce jour comme la crise la plus
importante (…) à moins que la grippe H1N1, avec déjà 680 sujets en 9 mois, lui  ravisse cette place ». D’une manière générale l’Ina observe que la couverture de la « santé » par les JT n’a cessé de progresser ces dernières années, en raison de la multiplication des crises sanitaires, l’activité des rubriques « santé » passant progressivement du douzième rang des rubriques des JT au quatrième.

Avouons tout net que ne saisissons bien mal où est ici l’ « outrance ». Et nous comprenons encore moins l’argumentaire développé par les comptables des « sujets » télévisés pour retenir ce terme. Reprenons donc.

1. « Désormais, informer, même à l’outrance, contribuerait à diminuer le risque ». On appréciera l’usage du conditionnel qui laisse entendre que le lien de causalité n’est en rien établi. Ou, pour le dire autrement que « trop informer » n’est en rien un gage de réduction du risque. En d’autres termes traiter, à la télévision, d’une crise et d’une menace sanitaires pourrait n’avoir aucune valeur préventive. La puissance télévisuelle, si souvent critiquée, s’évanouirait dès lors que l’on évoquerait un nouveau danger infectieux et collectif ? Les différents traitements « outranciers », par sons et images, de l’affaire de la vache folle et de l’épizootie de grippe aviaire n’auraient eu aucun effet bénéfique quant à la prise de conscience (des citoyens et des décideurs politiques) de ce nouveau risque ? En l’absence – à notre connaissance-de travaux approfondis sur ce passionnant sujet on a bien du mal à le croire.

2. « Pourtant cette surcharge montre le paradoxe de cette communication de crise qui donnera l’impression, si l’impact viral s’avère limité, d’avoir créé artificiellement le sentiment d’inquiétude. » A la différence de la précédente cette proposition n’est pas sans fondement comme l’avait, il y a quelques mois, montré le sociologue Michel Setbon (Ecole des hautes études en santé publique). C’est, pour le dire plus simplement, la bien vieille histoire de Pierre et le Loup. Une histoire qui, souvenons-nous, se termine assez mal avec l’arrivée du Loup.

Cet été et au début de l’automne le nombre et la fréquence des « sujets » télévisés sur la première pandémie du XXIème siècle a pu faire rire, ou lasser, en France. Tout comme on pu faire rire ou lasser l’omniprésence des messages radiophoniques du ministère de la santé concernant la nécessité de se laver les mains, d’avoir recours aux mouchoirs à usage unique ou, maintenant, de se faire vacciner.  Il semble bien que ce ne soit plus le cas.

Question connexe : l’INA peut-elle fournir le trébuchet qui pourra dire aux responsables des rubriques « santé » quand ils sont sur le point de commettre le péché de « surcharge » ?

Sur le fond on ne peut que regretter le caractère, disons minimaliste, de l’analyse faite aujourd’hui par l’INA. Il ne s’agit ici que d’une bien pauvre comptabilité. A aucun moment, semble-t-il, on ne s’intéresse au contenu, tout se passant comme si un « sujet de JT » pouvait en remplacer un autre, que la standardisation des informations télévisées est devenue telle que l’on peut faire désormais l’économie de leur décryptage. Un moteur de recherche avec quelques mots-clefs (pandémie, A(H1N1), vaccin, Tamiflu, masque, Roselyne Bachelot, OMS, adjuvant, grippe mexicaine, squalène, Margaret Chan….) un calcul rapide de la fréquence d’apparition des « sujets » et le « baromètre » imprime  les résultats. Passé un certain stade (lequel ?) on entre dans l’outrance. Voici, sur un sujet aussi important, une approche bien outrancière.

Jean-Yves Nau

Communication sur le risque : l’apport de la recherche

La communication sur le risque a fait l’objet de très nombreux travaux de recherche, en Europe et aux USA. Si les Nord-Américains sont mus davantage par le « droit de savoir » (ayant conduit aux réglementations dites SARA, title III, site de l’Etat du Michigan, en anglais)  les Européens ont une culture fondée plutôt sur le « besoin de savoir », transcrit dans les directives dites de Seveso (ministère de l’écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer). Une constante apparaît  dans cette communication sur le risque, que nous avons évoquée à plusieurs reprises, dans notre Journal de la pandémie,  c’est ce que l’on appelle le « reassurance-arousal paradox » que je traduirais par le paradoxe de la dédramatisation et de l’appel à la vigilance : « Ce risque est négligeable, mais dans l’éventualité très improbable que vous soyez concernés, voici les mesures à prendre… ».

Quatre approches ont pu être identifées dans la communication sur le risque. La première, la plus rustique, est le modèle à sens unique du « communiqué de presse » : l’expert communicateur livre son information à l’auditeur « non-expert ». La deuxième,  un peu plus élaborée, est un modèle à circulation dans les deux sens ; c’est par exemple la « conférence de presse », des questions sont possibles, et même des remises en questions. La troisième est un partage des informations, dans un contexte institutionnel et culturel plus approfondi. Ici, les informations sont sur la table,  chacun y a accès et peut livrer ses interprétations et ses analyses, parfois contradictoires. Aux USA, le Freedom of Information Act est une disposition légale autorisant tout citoyen américain à accéder aux données publiques non classifiées, par exemple aux bases de données brutes (anonymisées) de vaccino-vigilance. Enfin la quatrième approche, la plus aboutie probablement, est une communication considérée comme un pré-requis permettant aux groupes concernés par le risque de participer à la prise de décision. Ce sont les « conférences citoyennes », les « Etats généraux de la santé », et tous les débats d’experts largement ouverts au public qui peut y participer. On y ajoutera aujourd’hui les blogs, tels celui que nous tenons ici. Sans doute ce dernier type de communication ne peut pas être considéré comme participant à la prise de décision collective ;  il participe toutefois  en un sens à la décision individuelle.

Outrance ? Indécence ? On en fait trop ou pas assez ? Ces débats relancés aujourd’hui par l’INA ont été ceux de la rentrée, lorsque l’on notait un décalage frappant entre le discours officiel et la perception de la réalité par la population. Aujourd’hui ce discours est plus isolé. Certains spécialistes de la recherche sur la communication sur le risque ont avancé qu’on ne devrait pas davantage mettre en circulation une communication non validée que l’on ne met sur le marché des produits non testés (Granger Morgan, 1992). Cela-dit, je n’ai pas souvent vu pour ma part d’essais randomisés comparant différentes stratégies de communication ! L’étude de l’INA procède cependant de ce type d’évaluation qui sont utiles au débat.

Si l’on tente de résumer les deux acquis majeurs de cette science (de la communication sur le risque), on peut rappeler que les prévisions trop précises entraînent rapidement une perte de crédibilité auprès du public, et que le manque d’ouverture et de transparence entraîne une perte de confiance.

Il existe des guides de bonnes pratiques de communication sur le risque. Je ne suis pas spécialiste du domaine, et la référence que je connais date peut-être aujourd’hui (National Research Council, 1989), mais elle précisait les règles suivantes d’une communication sur le risque efficace et éthique qui me paraissent toujours d’actualité : (i) la précocité d’intervention ; (ii) son caractère continu et permanent ; (iii) son ouverture au public ; (iv) sa transparence. C’est peut-être à l’aune de ce type de critères qu’il conviendrait d’évaluer puis de juger la qualité de la communication que nous avons eue sur la pandémie depuis le mois d’avril. On constatera que la fréquence (ou l’abondance) de la communication n’y est pas associée à une évaluation défavorable, bien au contraire, puisque le second critère demande une communication continue et permanente.

Antoine Flahault

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