Conflits d’intérêts : les « experts » sur le grill
Connue de longue date la délicate problématique des « conflits d’intérêts » de certains experts ne sortait guère des cénacles médicaux et scientifiques. Tel n’est plus tout à fait le cas avec la pandémie grippale due au virus H1N1, puissant révélateur psycho-socio-économique. Car il ne faut pas s’y tromper : ce sont bien les experts que l’on retrouve visés, directement ou non, par les accusations aujourd’hui formulées contre le gouvernement français, l’OMS ou les multinationales pharmaceutiques productrices de vaccins http://www.slate.fr/story/16329/grippe-h1n1-accuse-oms-levez-vous. Et la principale question aujourd’hui soulevée est de celle de savoir si, comme certains symptômes le laissent penser, le gouvernement français et l’OMS se désolidariseront des experts à qui ils avaient, ces derniers mois, demandé de les conseiller dans l’élaboration de d’une politique anti-pandémique désormais condamnée parce que disproportionnée.
Pourquoi les experts ? Deux raisons principales. La première, conjoncturelle, tient au H1N1 ; la seconde est structurelle. On sait que la plupart des spécialistes (travaillant dans des institutions publiques) ont, de manière récurrente, alerté ces derniers mois les responsables sanitaires et l’opinion publique sur la menace sanitaire. Ils postulaient, schématiquement, que le potentiel pandémique du H1N1 était de nature à avoir de redoutables conséquences sanitaires sociales et économiques. A la puissance publique d’en tirer les conclusions qu’elle jugerait utile et nécessaire.
Quelques mois plus tard ces mêmes experts reconnaissent bien volontiers aujourd’hui publiquement que ce nouveau virus est doté d’un pouvoir pathogène moins élevé que les expériences passées pouvaient leur laisser supposer. Le nouveau H1N1 représentait certes (représente toujours) une menace pour l’espèce humaine. Ce virus effectivement très contagieux a provoqué des grippes compliquées d’infections sévères et il a tué ; mais il a tué dans des proportions nettement inférieures à ce que prévoyaient (en intégrant de très nombreuses inconnues) la plupart des scénarios élaborés par les meilleurs spécialistes de virologie et d’épidémiologie. Y a-t-il là matière à accusation ou, pire, à sanction ? Et si oui à quel titre ? Si l’épidémiologie et la virologie ne sont pas des arts divinatoires ce ne sont pas, non plus, des sciences exactes.
Or voici que l’on découvre –ou que l’on feint, parfois, de découvrir – que nombre de ces mêmes spécialistes ne sont pas des savants enfermés dans une tour d’ivoire. Ce ne sont pas non plus des saints laïcs oeuvrant dans le dénuement, jour et nuit, au service de la collectivité humaine. Les fausses images colportées depuis l’époque pastorienne ont pourtant la vie dure et on estime, du moins en France, que la recherche médicale et scientifique n’a de vertus que si elle ne touche pas à l’argent.
Mais nous ne vivons pas dans un monde idéal et il est désormais du domaine public que nombre des experts en charge de conseillers les autorités sanitaires nationales ou les institutions internationales étaient par ailleurs (ou avaient été) rémunérés pour des activités de conseils ou de recherche clinique par des firmes pharmaceutiques ; des firmes qui plus est impliquées dans la lutte contre les grippes saisonnières et donc contre la dernière pandémie grippale.
Ces scientifiques n’ont certes jamais fait mystère de cette situation qui s’explique pour la plupart d’entre eux précisément par le fait qu’ils excellent dans leurs domaines de compétence. Mais l’ambiguïté de leur situation fait que l’on peut aujourd’hui facilement les accuser d’un coupable mélange des genres. On peut aussi postuler qu’en lançant, comme ils l’on fait, des alertes à la pandémie et en recommandant régulièrement la vaccination ils servaient plus la cause des multinationales pharmaceutiques (aujourd’hui souvent diabolisées) que celle de la santé publique. Rien n’interdit non plus d’imaginer la situation inverse : un nouveau virus pandémique hautement pathogène et ces mêmes experts honorés, portés aux nues, pour avoir incité publiquement à la vaccination de masse.
Comment, dans un tel domaine, faire la part des choses et pourra-t-on jamais établir la vérité ? En France les sénateurs communistes et du parti de gauche le pensent qui entendent que soit créée une commission d’enquête sur « le rôle des laboratoires pharmaceutiques dans la gestion de la pandémie de grippe H1N1 ». Ils évoquent notamment « une surévaluation des risques », une « dramatisation », et jugent indispensables d’enquêter sur « le rôle des experts » tout en déplorant que ceux « qui conseillent les laboratoires sont souvent ceux qui conseillent les gouvernements ». « Notre commission portera essentiellement sur ces liens incestueux qui expliquent la situation dans laquelle nous sommes » prévient le sénateur François Autain (Parti de gauche, Loire-Atlantique).
Et après d’autres ces sénateurs désignent tout particulièrement le Pr Bruno Lina, « un des experts du gouvernement », par ailleurs président du « Groupe d’expertise et d’information sur la grippe (GIEG) ». Il affirme que le CIEG est « financé à 100% par des laboratoires qui produisent des vaccins contre la grippe » et que son directeur, Bertrand Vermee « est même le directeur du service marketing du département vaccin de Sanofi Pasteur ». Bien peu de travail d’investigation ici : tout sur ce sujet est disponible sur le site du GIEG http://www.grippe-geig.com/fr/geigc/ Cette association loi 1901 a pour objet « l’information du public en France sur la grippe et sa prévention » et elle œuvre dans le domaine de la lutte contre la grippe « aux côtés des autorités sanitaires, de la communauté scientifique, et des laboratoires pharmaceutiques ». Raison d’être : amener à une prise de conscience plus forte des conséquences de la grippe (qui entraîne 2 500 à 3000 décès chaque année en France) et contribuer à l’atteinte de l’objectif de santé publique en matière de couverture vaccinale contre la grippe, fixé par la loi française de santé publique. Ainsi donc, sauf à démontrer le contraire, une opération de lobbying pharmaceutique transparente et quelque peu atypique réunissant depuis une vingtaine d’années des entreprises concurrentes (dont les parts de marché sont stables) interdites de publicités destinées au grand public et souhaitant faire la promotion de leur vaccin au travers celle de la vaccination antigrippale.
« Dès l’origine, le GEIG s’est entouré d’un conseil scientifique composé de spécialistes de tout premier plan, issus des différentes disciplines représentatives des aspects scientifiques, médicaux et socio-économiques de la grippe, précise-t-on encore. Le GEIG est financé par les 5 laboratoires qui distribuent des vaccins contre la grippe sur le territoire français (Sanofi Pasteur MSD, GSK, Pierre Fabre, Solvay et Novartis Vaccines). » On ajoute que le budget de fonctionnement (montant non précisé) est consacré à l’organisation annuelle d’un colloque scientifique et d’une conférence de presse annuelle (pour informer les français de la disponibilité des vaccins en pharmacie et ainsi lancer la campagne de vaccination contre la grippe saisonnière dans les meilleures conditions).
« En aucun cas, ce budget ne rétribue des experts, membres ou non du conseil scientifique » prend-on soin de souligner.
Aujourd’hui président de ce conseil scientifique dont les membres « assurent un rôle d’interface entre la communauté scientifique nationale et internationale d’une part et le grand public d’autre part » le Pr Bruno Lina est avant tout chef du laboratoire de virologie du CHU de Lyon, directeur d’une unité CNRS, directeur de l’un des deux centres nationaux français de référence des virus grippaux ; et, de ce fait expert auprès du ministère français de la santé pour le risque pandémique. La commission d’enquête parlementaire établira-t-il qu’il y a ici un « conflit d’intérêt » constitué ? En toute hypothèse les enquêteurs devront se pencher sur une large fraction de la communauté française des spécialistes de virologie grippale dont les membres les plus connus ont d’ores et déjà fait savoir qu’il leur était arrivé de nouer des relations de travail (rémunérées) avec des firmes pharmaceutiques. Il suffit d’ailleurs d’aller sur le site du ministère de la santé http://www.sante-jeunesse-sports.gouv.fr/comite-de-lutte-contre-la-grippe,3956.html pour avoir le détail des « déclarations publiques d’intérêts » faites par les membres du « comité de lutte contre la grippe » (créé par décret en juillet 2008, bien avant la pandémie H1N1) et qui avaient été nommés par la ministre de la santé. Des situations ambiguës similaires sont observées à l’étranger concernant de nombreux experts de l’OMS au premier rang desquels le très célèbre Pr Albert Osterhaus, citoyen néerlandais, virologue cultivant savamment son aura médiatique et, à ce titre, irritant ses pairs.
Quand on interroge en privé ces experts sur les dangers inhérents à ce type de situation, tous ou presque déclarent ne pas comprendre. Ils parviennent sans mal, assurent-ils généralement, à faire la part des choses ; et ce d’autant mieux que depuis quelques années les « déclarations publiques d’intérêts » sont devenues obligatoires, qu’il s’agisse d’articles de recherches médicales et scientifiques soumis à des revues pour publications ou de travaux d’expertises menés pour des tiers. Et dès lors qu’il y a un « conflit d’intérêt » manifeste la publication est refusée ou l’expert ne participe pas à la prise de décision. Est-ce suffisant ? Tous, ou presque, le pensent.
Reste à connaître les raisons qui peuvent pousser à nouer de telles collaborations potentiellement à risque. Sans doute bien sûr y a-t-il l’argent, conservé à titre personnel ou reversé à une unité de recherche. Mais il faut aussi compter avec une forme de reconnaissance extérieure de ses compétences. Quant aux firmes pharmaceutiques concernées elles peuvent ici nouer, pour des montants relativement modestes, des collaborations avec des noms prestigieux de la communauté scientifique et médicale. Il faut aussi ajouter que la quasi-totalité des essais cliniques concernant les médicaments avant commercialisation fonctionnent sur ce modèle de collaborations nouées avec des responsables hospitalo-universitaires et financées par les firmes concernées. Cette situation tient au fait que seules ces firmes ont les moyens de financer ces travaux, que ces travaux ne peuvent pas ne pas être rémunérés ; avec comme postulat que l’argent versé aux experts n’altèrera en rien la nature et la valeur de leurs résultats.
Plus généralement les experts occupent une position délicate mais irremplaçable. La direction générale de l’OMS vient d’en témoigner. Elle aussi vivement critiquée pour sa gestion de la pandémie (et les possibles liens incestueux qu’elle, ou ses experts, entretiendraient avec « Big Pharma ») elle vient de faire savoir qu’elle allait faire procéder, lorsque la pandémie sera éteinte, à une évaluation de son action ; une évaluation qu’elle demandera, dit-elle, non seulement à des experts mais, mieux encore, à des « experts indépendants ». Seront-ils rémunérés ?
Jean-Yves Nau
Plus blanc que blanc ?
Cette polémique est saine. Elle est aussi révélatrice d’une perte de confiance du public qui après avoir atteint les autorités politiques et dans une certaine mesure les journalistes, gagne désormais les scientifiques et les experts. Nous formions jusqu’à présent une caste privilégiée sur ce plan : intouchables ou presque dans les médias, souvent faire-valoir des politiques, toujours courtisés des industriels des produits de santé. L’expert, souvent drapé dans sa dignité d’universitaire, bénéficiait d’une impunité qui ne pouvait évidemment pas durer. Aujourd’hui il tombe de son piédestal et c’est heureux : on lui demande des comptes, financiers certes, mais aussi sur la qualité de son expertise. Sur les deux pans, il n’y pas à s’en plaindre. Il faut seulement répondre.
Sur le plan financier, ou disons des « conflits d’intérêts », comment procéder ? Doit-on s’offusquer des liens entre les producteurs de vaccins et de médicaments et les experts ? La réponse est prévue par le code de la sécurité sociale (article L.161-44) : les conflits d’intérêts se préviennent et se gèrent. Les agences de sécurité sanitaire, la Haute autorité de santé savent comment procéder et demandent à tous les experts qu’ils sollicitent de déclarer et de mettre à jour leurs éventuels conflits d’intérêts. Certains sont jugés rédhibitoires pour poursuivre la collaboration entre l’agence et l’expert. D’autres liens sont estimés suffisamment étroits pour motiver l’exclusion de l’expert lorsqu’il est confronté à un dossier concernant des produits concernés par le conflit (produits du laboratoire qui rémunère l’expert ou produit de ses concurrents). Enfin certains liens ne sont pas considérés comme obérant le jugement de l’expert. Tout cela est discutable sans doute, mais est au moins contrebalancé par la collégialité et la transparence habituelles de l’expertise qui diluent – espère-t-on – les éventuels biais dans l’analyse. Au moins tout cela est déclaré, même si l’exhaustivité et la sincérité des déclarations sont parfois difficiles à vérifier.
Le manque que souligne la polémique actuelle sur la grippe pandémique, c’est l’absence de déclaration des conflits d’intérêt en dehors des cadres que je viens de citer, hors-agences. Lorsque l’on s’exprime dans un média, il ne vous est jamais demandé de déclarer vos conflits d’intérêts. Il n’y a aucune transparence sur ce point. Aucune non plus, réciproquement, de la part des médias eux-mêmes, ni de leurs journalistes. Rien non plus du côté d’Internet ni des blogueurs. Or il est clair aujourd’hui que ces supports sont des prescripteurs d’opinions et peuvent compter dans les décisions publiques. Ceux qui alimentent aujourd’hui la polémique ont bien vu la faille du système : dans le fond, un expert peu scrupuleux pourrait instrumentaliser les médias au profit d’intérêts cachés à son avantage. On est au bord de la théorie du complot, mais comme la définition même de la qualité d’expert n’est pas claire, on peut comprendre les doutes de certains : on a vu notamment des experts s’exprimer longuement cet automne sur la pandémie grippale sans jamais avoir publié un seul article scientifique sur le sujet. Aujourd’hui l’expert qui intervient « au-dessus » des agences, directement sollicité par le cabinet d’un ministre n’est pas soumis à l’exigence de déclaration de conflits d’intérêts comme il l’aurait été s’il avait été sollicité par une agence de sécurité sanitaire ou par la Haute autorité de santé.
Il faut certainement tirer profit (si j’ose dire) de la polémique suscitée autour de ces questions actuellement pour remettre à plat la transparence des conflits d’intérêts dans les domaines où elle n’existe pas ou qu’imparfaitement. Il conviendrait aussi que ces déclarations soient rendues publiques. Tout le monde y gagnera. Mais les experts seront en droit d’exiger en retour que les journalistes, les médias eux-mêmes, et les personnels des agences et des autorités sanitaires, procèdent aux mêmes déclarations publiques d’intérêts. Sur la qualité de l’expertise, le public aussi est en droit d’avoir des réponses. Il y a tout d’abord la qualité « a priori » ou intrinsèque de l’expert. Je ne sais pas s’il faut formaliser cela. La liberté d’expression dans le domaine scientifique est cruciale et il ne s’agit pas de vouloir la limiter ou la réserver aux seuls chercheurs ayant publié sur le sujet. Mais le lecteur ou l’auditeur devrait pouvoir savoir si « l’expert » qui s’adresse à lui est expert dans le domaine (A-t-il publié des articles scientifiques sur la grippe ? A quelle date ?), ou d’un domaine plus large (celui des maladies infectieuses, de la virologie ?), ou encore d’un domaine non médical (politologue, sociologue, économiste). S’il n’est pas issu du domaine scientifique -homme politique ou citoyen lambda- il a droit comme les autres à l’expression, il a son mot à dire dans des débats sociétaux, mais alors, ne l’appelons pas nécessairement « expert ».
Il y a ensuite la qualité a posteriori de l’expertise. « Il nous a prédit 30 000 morts et il y en a eu que 300 ». Cela mérite de s’y attarder. On veut des comptes. Et c’est normal. On demande aujourd’hui les mêmes comptes à ceux qui ne prédisent pas correctement les tempêtes météorologiques, ou la rupture des digues en cas de cyclones. En fait, on n’écoute pas toujours ce que disent ou écrivent les experts. Ou bien on le déforme. Ou encore, ils n’ont pas été clairs. Pas toujours « à dessein ». Pas toujours « pour être en vedette ». Pas toujours « pour servir des intérêts cachés ». Même si tout cela peut arriver aussi. Lorsque le professeur Roy Anderson, éminent spécialiste mondial des maladies transmissibles, directeur de l’Imperial College avait annoncé, à partir d’un modèle mathématique, qu’il y aurait au Royaume-Uni entre 36 et 136 000 décès par maladie de Creutzfeldt-Jakob dans son nouveau variant (maladie de la « vache folle »), les médias ont retenu la borne supérieure de sa prévision. Il n’y a eu « que » 200 décès in fine, et il peut se targuer de l’avoir prévu (puisque c’était dans sa fourchette).
Pour cette pandémie H1N1pdm l’InVS avait annoncé entre 3000 et 96 000 décès. Comme moi, cet institut s’est trompé. Car personne n’a imaginé qu’il y aurait moins de décès avec cette souche pandémique que durant une épidémie de grippe saisonnière. Nous ne sommes pas des devins, certes, mais nous nous sommes quand même trompés et cela mérite un certain retour sur nous-mêmes. Même si le reproche s’estompe car tout le monde est d’accord que c’est une sacrément bonne nouvelle. En revanche, cette sale grippe a tué directement (=SDRA) malheureusement plus de 100 fois plus que la grippe saisonnière, comme nous l’avions annoncé. Beaucoup escamotent aujourd’hui ce fait. Personne ne dirait que la méningite cérébrospinale (à méningocoques) n’est une « méningitette », avec ses 40 décès par an en France. Avec 300 morts, la grippe H1N1pdm (dont une très forte proportion de SDRA), a tué beaucoup plus lourdement que la méningite (contre laquelle personne ne trouve à redire que l’on ait décidé récemment de vacciner systématiquement tous les enfants).
Rendre des comptes ? Oui, mais à condition qu’ils soient complets. Sinon, on ne tirera jamais bien les leçons de ce qui s’est passé (et de ce qui ne s’est pas passé).
Antoine Flahault
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