Génération 68: les pavés dans la mare pandémique

On avait déjà entendu à propos des événements de 1968 (pour une fois je ne me réfère pas aujourd’hui à la pandémie éponyme) qu’ils révélaient le malaise d’une génération d’enfants de l’opulence de l’après-guerre, « d’enfants gâtés » en quelque sorte. Mais cette analyse n’escamotait-elle pas la prise de conscience que les évènements de 68 un peu partout dans le monde – surtout le monde riche en effet – ont correspondu à un tournant profond de la société moderne.  On le sait : il y a un « avant » et un « après » 68, dans la vie universitaire, culturelle, intellectuelle de notre pays, mais aussi de toute l’Europe, et des Etats-Unis. Il y a aussi un avant et après 68, dans la vie de nos institutions, mais aussi dans les relations humaines, dans notre code vestimentaire ou capillaire. Un progrès ? Pas nécessairement, ou pas toujours, là n’est pas la question.

Je ne cherche pas à faire davantage l’apologie ou la critique d’une génération utopiste à laquelle je n’appartiens pas (j’avais huit ans). En revanche je voudrais proposer cette clé de lecture pour tenter de comprendre les raisons du phénomène que nous observons, sans chercher à (trop) porter de jugement à ce stade. Pourquoi 83% des Français déclarent aujourd’hui ne pas vouloir se faire vacciner contre cette grippe pandémique ? Aurait-on 83% d’« enfants gâtés » ? Pourquoi en est-on arrivé là ?

Virologues et épidémiologistes ont été capables d’identifier de manière très précoce la nouvelle souche grippale et de prévoir qu’elle serait responsable de la première pandémie du XXIème siècle. Les Etats ont été capables de constituer des stocks massifs d’antiviraux, de masques de protection, de solutés hydro-alcooliques. Les industriels du médicament ont été capables de fabriquer des vaccins en un délai record  permettant ainsi d’espérer qu’ils seraient à temps disponibles pour le plus grand nombre. Et puis patatras !

Tout l’édifice patiemment construit pour le bien commun semble s’écrouler sous nos pieds : la population tourne massivement le dos et s’en va en maugréant. L’expert se dit, comme le presque-noyé qui se raccroche à une branche providentielle, qu’un décès, un cas plus médiatisé que les autres va bien finir par convertir les habitants de la Cité. Mais non, le peuple boude durablement, écoeuré même qu’un décès supplémentaire semble réjouir le macabre expert. Le peuple ne se retourne même plus. Les faits peuvent parler, il semble avoir décidé résolument de ne plus y croire.

Peut-être, les barricades cèderont-elles ? Peut-être, la raison reviendra-t-elle ? De la même manière l’utopie des pavés de mai n’était pas plus raisonnable. Mais il restera sans doute des traces de ce fossé qui s’est constitué entre, d’une part, une si grande partie de l’opinion et, de l’autre, les expert, les industriels et les dirigeants de la santé. De part le monde, une blogosphère insensée s’agite et semble mieux à même de convaincre l’opinion ; comment comprendre ? Cette blogosphère apparaît souvent réfractaire aux données scientifiques. Elle a des accents parfois paranoïaques, agite volontiers la théorie du complot, dénonce sans la moindre preuve les manipulations d’Etat, dépose plainte pour empoisonnement. La raison, les chiffres, les prévisions des modèles semblent dérisoires. Pire : ils participent à la grande manipulation.

Nos enfants des beaux quartiers rentreront-ils dès l’aube, les mains noircies par les pavés calcinés, pour se mettre à table et manger à nouveau dans l’argenterie de leurs parents ? Ou bien ne porteront-ils bientôt plus que des cols Mao et appelleront-ils, cheveux longs au vent, leurs aînés par leurs prénoms en les tutoyant ? Il y aura peut-être dans le rapport de notre société à la santé publique un avant et un après 2009. Peut-être notre société opère-t-elle sous nos yeux une mue irréversible vis-à-vis du discours des experts et des médecins, des politiques et des producteurs de vaccins et de médicaments. Un progrès ? Ce n’est pas sûr. Une prophétie un peu hâtive ? Pourquoi pas ?

Antoine Flahault

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