La machine à prédire les crimes

La comparaison était inévitable. Dès son annonce en 2007, un programme de recherches du Département américain de la sécurité intérieure a fait songer au film Minority Report de Steven Spielberg, où trois mutants doués d’un don de préscience (les “précogs” dont une figure sur la photo ci-dessus) préviennent une agence gouvernementale chaque fois qu’un crime va être commis, ce qui mène à l’arrestation des meurtriers potentiels… alors même qu’ils n’ont encore rien fait. Dans cette fiction censée se dérouler en 2054, le programme se nomme PréCrime. Dans la réalité des Etats-Unis d’aujourd’hui, d’abord intitulé Project Hostile Intent (Intention hostile), ce programme, directement motivé par les attentats du 11 septembre 2001, a finalement été baptisé Future Attribute Screening Technology (FAST) Project. De la novlangue qui peut se traduire par “Technologie de surveillance des attributs futurs”. Et, comme vient de le révéler Nature, FAST a effectué sa première phase de tests grandeur nature, c’est-à-dire non plus sur des volontaires informés, mais sur le grand public qui ignorait ce qui se passait, quelque part dans le nord-est des Etats-Unis.

Le “concept” de FAST repose sur la théorie de la “malintention” (ma traduction du néologisme anglais “malintent”), l’intention de faire du mal. Elle consiste à dire qu’une personne voulant perpétrer un crime terroriste aura un comportement anormal lorsqu’elle devra cacher son intention aux autorités (par exemple dans un aéroport), ce qui se traduira sur le plan physiologique. Il s’agit ni plus ni moins d’une extension des idées sous-jacentes au principe qui régit les détecteurs de mensonges, des détecteurs dont on sait qu’ils ne sont pas efficaces à 100% et qu’un individu entraîné peut tromper. Le raffinement de FAST réside dans le fait que tous les paramètres physiologiques sont mesurés à distance, sans même que le public sache qu’il est observé, ce qui, dans le cas d’un aéroport, ne ralentit pas le flot des voyageurs. Le programme a donc pour objectif premier de développer des capteurs destinés à évaluer le rythme cardiaque et la respiration des personnes passant aux points de contrôle, à suivre les dilatations et contractions des pupilles, à mesurer la température du visage, à surveiller les moindres expressions du visage, les moindres changements de posture et les moindres différences dans la hauteur de la voix. Il a même été évoqué de mettre au point un détecteur de phéromones… Et si FAST décide que vous êtes suspect, vous avez le droit à un interrogatoire dans la foulée.

Avant même d’ouvrir le débat sur les libertés et sur le fait que toutes les personnes ayant des idées malveillantes ne passent pas nécessairement à l’acte, loin de là, de nombreuses objections ont été soulevées, dont la première est que le concept de “malintention” ne repose pas sur de véritables bases scientifiques, à l’instar du détecteur de mensonges et de la théorie du langage corporel. Ainsi, un rapport de 2009 a-t-il sévèrement critiqué le programme SPOT (Screening Passengers by Observation Techniques : Surveillance des passagers grâce aux techniques d’observation) dans lequel ce sont des officiers de détection du comportement qui sont à l’œuvre, et non pas une batterie de capteurs et de caméras. Notant que l’approche ne s’appuyait pas sur des études publiées dans des revues à comité de lecture, ce rapport a également donné des chiffres prouvant la non-efficacité du procédé : sur les 40 000 personnes suspectées, seulement 300 ont été arrêtées (des trafiquants de drogue, des individus sous le coup d’un mandat d’arrêt, mais aucun terroriste) , soit une concordance de 0,75 % : “Une autre manière de voir les choses consiste à dire que la probabilité que SPOT se trompe lorsqu’il signale quelqu’un est de 99,25%, ce qui indique que la Transportation Security Administration a faussement accusé et, au minimum, dérangé 39 700 voyageurs innocents.”

Ce rapport n’est pas tellement plus tendre avec le projet FAST (prolongement technologique de SPOT) dont il dit notamment qu’il “n’est certainement pas cautionné par de la recherche empirique : les synthèses reprenant de nombreuses recherches sur les signaux trahissant les tromperies n’ont pas montré de différences claires de comportement entre ceux qui avaient commis une transgression par le passé et ceux qui n’en avaient pas commis. L’idée qu’une intention – de simples pensées – puisse induire de telles différences comportementales est un saut conceptuel qui mène ce programme plus près de la science-fiction que de la science.” Les critiques soulignent aussi souvent qu’un passager inquiet à l’idée de rater son vol, stressé par la peur de l’avion ou celle d’un… acte terroriste, présentera des signes physiques qui feront sonner le signal d’alarme du système.

Malgré cela, FAST se targue d’avoir eu une efficacité supérieure à 70 % dans les tests avec des volontaires dont certains étaient censés traverser l’épreuve avec l’intention de mener par la suite, des “actions perturbatrices”. Le protocole de l’expérience ne semble pas avoir été rendu public et certains chercheurs ont de toute manière critiqué cette approche car jouer le rôle d’un terroriste ne signifie pas forcément se comporter en terroriste ou en présenter les caractéristiques physiologiques. Quant au premier test grandeur nature, effectué dans un lieu public, il s’est terminé en mars et ses résultats sont, selon Nature, toujours en cours d’analyse. D’autres suivront et le lieu est gardé secret pour ne pas influencer qui que ce soit. Une autre information reste tout aussi confidentielle : que fait-on des personnes chez qui on a détecté une intention malveillante ? Les envoie-t-on à Guantanamo pour leur faire avouer les crimes qu’ils n’ont pas encore commis ? Dans Minority Report, le héros incarné par Tom Cruise s’aperçoit qu’il y a un bug dans le potage des précogs. Les “précriminels” sont libérés et le programme est arrêté. Une fin prémonitoire pour FAST ou la réalité dépassera-t-elle la fiction ?

Pierre Barthélémy

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La sélection du Globule #34

Flood– L’augmentation de l’intensité des précipitations constatée pendant la deuxième moitié du XXe siècle dans l’hémisphère nord est liée au changement climatique et s’avère donc une conséquence de l’influence humaine sur l’atmosphère, explique une étude publiée dans Nature.

Si vous aimez vraiment le poisson, mieux vaut cesser de mettre dans vos assiettes les grosses espèces que sont le cabillaud ou le thon, victimes de la surpêche, et leur préférer leurs proies (sardines, harengs, anchois) qui, elles, se portent de mieux en mieux puisque leurs prédateurs disparaissent (dans nos ventres).

– Selon une étude publiée par PLoS One, environ 20 % des génomes non humains séquencés ont été contaminés par de l’ADN humain, probablement lors de la préparation des échantillons. D’où la nécessité de mettre en place des protocoles beaucoup plus rigoureux lors des séquençages.

– Peut-on prévoir des attaques terroristes en étudiant l’évolution du vocabulaire employé par des organisations comme Al-Qaida ?

– La fusée Ariane a réussi son 200e lancement en mettant en orbite le cargo européen ATV-Johannes Kepler, destiné à ravitailler la Station spatiale internationale.

Déjà menacée par la montée des eaux, la population des Sundarbans, région à cheval sur l’Inde et le Bangladesh, fait face à un nouveau problème : les attaques de tigres et d’éléphants. Il faut dire que la pression démographique pousse les habitants à empiéter sur les territoires de ces grands mammifères.

C’était le buzz astronomique de la semaine : y a-t-il une planète géante, analogue à Jupiter voire plus grosse qu’elle, cachée aux confins du système solaire ?

Un peu de chimie afin d’expliquer pourquoi le célèbre  jaune “pétard” des tableaux de Van Gogh vire au brun avec le temps.

– Pour finir, pour le plaisir des yeux et sans rapport avec l’actualité car cette vidéo a presque un an, une élégante illusion qu’aurait adorée M. C. Escher.

Pierre Barthélémy

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Le terrorisme, c’est mathématique

Attentat

Explosion d’une voiture piégée devant une église copte à Alexandrie le Jour de l’an : 21 morts. Attentat à la bombe sur un marché d’Abuja au Nigeria, le 31 décembre : 4 morts. Neuf personnes tuées au cours d’une série d’attentats en Irak le 2 janvier. Une autre bombe qui explose à Athènes le 30 décembre, sans blesser ni tuer quiconque. La liste des actes terroristes s’allonge inexorablement chaque jour, sans que les mains qui la dressent ne connaissent ni trève ni repos. La machine infernale, ce n’est pas seulement la bombe que l’on élabore, c’est aussi cette fabrique ininterrompue de la terreur.

Ininterrompue et parfaitement modélisable. Car les attentats, aussi imprévisibles semblent-ils être, répondent à une loi mathématique extrêmement robuste, ainsi que l’a montré depuis 2005 le jeune chercheur américain Aaron Clauset qui, comme il l’explique sur sa page personnelle, tente de “comprendre la structure, la fonction et la dynamique des systèmes complexes, qu’ils soient sociaux, biologiques ou technologiques”. Parmi ces systèmes complexes figure le terrorisme que ce physicien décortique froidement, de l’extérieur, sans aucunement entrer dans les motivations politiques de telle ou telle organisation. Il fait parler les chiffres, voilà tout.

Tout a commencé lorsqu’Aaron Clauset et son comparse Maxwell Young ont mis la main sur une base de données du Memorial Institute for the Prevention of Terrorism compilant les attentats terroristes commis dans le monde depuis 1968. Leur analyse de ces chiffres a pour la première fois montré que le terrorisme se conformait à une loi de puissance. Contrairement à ce que l’on pouvait croire, la répartition des attentats terroristes en fonction de leur gravité ne donne pas une courbe en cloche où la plupart des événements se concentre autour d’un point moyen, avec quelques rares exceptions. Une telle courbe pourrait difficilement intégrer des attentats extraordinaires comme ceux du 11-Septembre (qui ont fait près de 3 000 morts) ou celui du 7 août 1998 contre l’ambassade des Etats-Unis à Nairobi (plus de 200 tués et plus de 4 000 blessés). Avec la loi de puissance mise en évidence par Clauset et Young, ce problème disparaît et le 11-Septembre trouve sans encombre sa place sur la courbe, dans le prolongement des autres attentats. Cette courbe relie naturellement des événements très dissemblables, dont le point commun est que leur fréquence est inversement proportionnelle à leur gravité.

Cette propriété mathématique simple, qui a été identifiée dans de nombreux sujets d’étude aussi différents que l’intensité des séismes, la fréquence des mots dans un corpus ou la taille des villes américaines (mais pas la taille des humains qui suit, elle, une courbe en cloche), ne bouge pas même lorsque l’on classe les attentats suivant leurs modalités : qu’ils soient réalisés avec des explosifs, des armes à feu, des armes blanches, des incendies, des armes chimiques ou biologiques, ils suivent tous peu ou prou la même courbe. De la même manière, cette invariance se retrouve dans la répartition géographique des attentats, à ceci près que la gravité des actes terroristes commis dans les pays de l’OCDE est généralement plus importante que celle commis dans les pays hors-OCDE.

Ces travaux s’inscrivent dans la lignée de ceux de Lewis Richardson (1881-1953) sur les guerres que l’on peut aussi répartir sur une courbe similaire en fonction du nombre de personnes qu’elles ont tuées. Mais, hormis une description fidèle et cohérente de la réalité, on peut se demander quelle utilité a ce genre d’étude ? Comme l’explique Aaron Clauset dans le portrait que Michael Haederle lui a récemment consacré, “je ne peux pas vous dire s’il va y avoir une attaque quelque part mardi prochain, ou qui va la mener, ou pourquoi on va la mener. Je peux vous expliquer les structures générales, ce qui me permet de faire des choses intéressantes comme demander ‘Quel est le risque d’avoir des événements de la taille du 11-Septembre ? A quelle fréquence surviennent-ils ? Y a-t-il des structures dans le passé qui nous permettent de peindre un tableau général de ce qui pourrait survenir dans le futur ?’” On comprend mieux pourquoi plusieurs organismes gouvernementaux américains suivent ces travaux de près.

Les modèles qu’utilisent Aaron Clauset et ses collègues permettent également de simuler la manière dont se constituent, grandissent ou se dissolvent les groupes terroristes. Le résultat de ces simulations est très critique envers les services de renseignements américains, sa stratégie de “décapitation” des groupes terroristes et explique pourquoi elle ne fonctionne pas. “Il y a quelques années, quelqu’un a lancé une blague sur le fait que nous avions tué vingt fois le numéro 3 d’Al-Qaida en Irak, se rappelle Aaron Clauset. A chaque fois, ils le remplaçaient par quelqu’un d’autre. Nous avons besoin de comprendre le phénomène, pas le réseau. Le réseau n’est que la manifestation du phénomène.” C’est un physicien qui parle…

Autre point plus inquiétant dans son discours : le genre de courbe que suit le terrorisme présente aussi la particularité de laisser entendre que le pire est toujours possible, en tout cas beaucoup plus probable que dans une courbe en cloche. Pire que le 11-Septembre, c’est quoi ? “Le danger vient essentiellement du nucléaire, dit sans trop de surprise Aaron Clauset. Il est tout à fait dans le domaine du possible que, au cours des 50 prochaines années, une petite bombe atomique explose quelque part dans le monde lors d’une attaque terroriste.” En juin dernier, l’administration Obama a distribué aux responsables américains des urgences un guide de 130 pages destiné à leur prodiguer tous les conseils utiles en cas d’attentat à la bombe atomique. En fait, c’est déjà la deuxième version de ce guide…

Pierre Barthélémy

 

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